La parole à

La parole à Emmanuelle ASSOUAN : « Nous devons identifier et comprendre les risques économiques et financiers associés au changement climatique et en tenir compte pour remplir notre mandat de stabilité financière et la stabilité des prix. »

Mise en ligne le 16 Mai 2025
Emmanuelle Assouan

Chaque mois, un expert de la Banque de France est interviewé dans le cadre de notre newsletter LinkedIn. Dans un numéro hors-série publié en mai 2025 et dédié au climat, à la nature et à la finance verte, Emmanuelle Assouan, Directrice générale de la Stabilité financière et des Opérations et Présidente du Centre sur le Changement Climatique, revient sur l'importance pour les banques centrales d'agir en faveur du climat.

1. Pourquoi les banques centrales se préoccupent-elles du climat et de la nature ?

Le changement climatique et la rapide dégradation des services écosystémiques fournis par la nature, tels que rapportés par la communauté scientifique internationale (GIECC, IPBES), font peser des risques majeurs sur l’économie à l’échelle locale comme globale. 

Ces impacts macroéconomiques ont un effet direct sur notre mandat de stabilité des prix. Notre mandat de stabilité financière est également impacté : les risques macroéconomiques se répercutent sur la qualité des actifs des institutions financières qui financent l’économie réelle. Or ces différents risques, macroéconomiques et financiers, sont encore mal pris en compte par les acteurs financiers. Nous devons donc identifier, comprendre les risques économiques et financiers associés au changement climatique et à la dégradation de la nature et en tenir compte pour remplir de façon pérenne et pertinente notre mandat de stabilité financière et la stabilité des prix.

Afin d’avancer de façon coordonnée sur cet enjeu mondial, un groupe de banques centrales et d’autorités de supervision a créé en 2017 un réseau de travail, le NGFS, qui compte aujourd’hui plus de 145 membres. L’objectif est d’améliorer la compréhension des risques climatiques et d’accompagner l’évolution du système financier dans la prise en compte de ces risques. Cela passe par exemple par l’élaboration de scénarios climatiques, qui servent pour anticiper l’ampleur des risques, mais aussi des travaux sur la prise en compte de ces risques dans la supervision des institutions financières, ou dans les opérations de politique monétaire. La Banque de France, qui a été à l’initiative du réseau, est responsable du secrétariat global du NGFS. 

2. Que sait-on de l’impact économique du changement climatique, et des politiques que l’on peut mettre en œuvre pour le limiter ?

Avec l’intensification des catastrophes naturelles, l’impact économique du changement climatique ne fait qu’augmenter. Le coût des pertes assurées provoquées par les catastrophes naturelles dans le monde en 2024 atteint déjà 140 milliards de dollars, pour un montant total de pertes économiques de 320 milliards de dollars. 

Les scenarios du NGFS servent à avoir une vision prospective des risques. La dernière édition des scénarios climatiques de long-terme du NGFS de novembre 2024 présente notamment deux trajectoires extrêmes : le scenario optimiste, « Zéro émission en 2050 », dans lequel le réchauffement de la planète serait limité à 1,5 °C conformément aux accords de Paris ; et « Politiques actuelles », où seules les politiques actuellement mises en œuvre sont conservées, ce qui entraîne des risques physiques élevés. Le résultat est sans appel : dans le scénario « Zéro émission en 2050 », la perte de PIB mondial en 2050 due aux dommages physiques serait de 7,3 %, alors qu’elle serait de 14,8 % (et 30% en 2100) si aucune mesure d’atténuation supplémentaire n’était prise.

Chaque année de retard dans la transition amène des coûts supplémentaires et un impact négatif sur la croissance. Les scénarios climatiques de court terme récemment publiés par le NGFS montrent qu’une mise en œuvre précoce de politiques climatiques ambitieuses, mais progressives, limite les coûts de la transition vers une économie bas carbone, avec des pertes de PIB mondial évaluées à 0,4% en 2030, alors qu’elles s’élèvent à 1,3% lorsque la transition est retardée de trois ans.

Au-delà des efforts qu’il est nécessaire d’engager sans attendre pour la transition, il est tout autant nécessaire d’investir aussi pour s’adapter au changement climatique. Même dans un scenario optimiste net zero en 2050, le coût acquis des risques physiques est estimé à 7,3 %, vs 1,2 % pour le risque de transition. Cela est d’autant plus critique que les progrès en matière de financement de l'adaptation ne sont pas assez rapides pour combler l'énorme écart entre les besoins et les flux, un déficit de financement de l'adaptation, estimé entre 187 et 359 milliards de dollars par an d’après UNEPFI1.


3. Dans ce contexte, à quoi peuvent servir le reporting de durabilité et les plans de transition ? 

Pour évaluer les risques associés au changement climatique, les données extrafinancières sont indispensables ; il s’agit de mesurer les risques qui affectent les acteurs économiques, financiers et non financiers, mais aussi, selon une logique de double matérialité, l’impact des activités des acteurs économiques sur l’environnement.  Les plans de transition sont également particulièrement utiles : ils permettent aux établissements financiers et entreprises non financières de définir leur stratégie de transition vers une économie bas carbone et pour gérer les risques physiques liés au changement climatique. 

Le reporting de durabilité connaît une actualité particulière avec la proposition de la commission européenne de la directive Omnibus, en février 2025. Cette directive vise à simplifier le reporting de durabilité2, reposant sur plusieurs textes, dans un souci de compétitivité des entreprises, dans la continuité des préconisations du rapport Draghi de septembre 2024. Bien que des simplifications puissent utilement être envisagées, la Banque de France soutient le maintien de l’ambition initiale des textes, visant à accroître la transparence et l’accès aux données climatiques. 

4. Alors qu’elles avaient une approche axée sur le climat, les banques centrales parlent de plus en plus de nature : pourquoi cette évolution ?

Il y a deux principales raisons pour lesquelles nous avons élargi notre approche aux enjeux liés à la nature. D’abord, parce que climat et nature interagissent : par exemple, la sécheresse, exacerbée par le changement climatique, affecte l'accès à l’eau douce, essentielle aux ménages et entreprises. Ensuite, parce que l’économie dépend directement de nombreux services que fournit la nature. La dégradation de ces services dits écosystémiques expose donc le système financier à des risques. Une étude de la BCE montre que 75 % des prêts aux entreprises dans la zone euro concernent des secteurs dépendants de ces services. Cela peut devenir un enjeu de stabilité financière, que les banques centrales ont tout intérêt à suivre. 

Pour accompagner cette évolution, le NGFS a publié un cadre conceptuel sur les risques financiers liés à la nature, qui fournit une approche commune aux acteurs financiers. Ce cadre permet de mieux identifier, évaluer et intégrer ces risques dans les politiques économiques et prudentielles.

 

1 Rapport 2024 sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière d’adaptation aux changements climatiques , ONU.
2 Reporting de durabilité prévu par les règlementations Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD); Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD) et Taxonomie.
 

Mise à jour le 16 Mai 2025