Document de travail

La dette publique comme liquidité privée : l’expérience Poincaré (1926-1929)

Mise en ligne le 28 Mars 2024
Auteurs : Aurélien Espic

Document de travail n°945. Suite à la crise politique et monétaire de 1926 en France, le nouveau gouvernement de Raymond Poincaré a entrepris de rétablir la stabilité du Franc en restructurant la dette publique. Le gouvernement alors chargé un fonds d'amortissement de retirer les titres de dette publique de court-terme des marchés monétaires. Cette mesure a désorganisé les plus grandes banques parisiennes de l'époque, en raison de leurs recours à ces titres pour gérer leur liquidité. En l’absence de marché monétaire domestique suffisamment profond, aucun autre actif ne pouvait absorber l'excès de liquidité libéré par le retrait de ces titres, confrontant ainsi ces grandes banques à un environnement de taux bas. À la recherche de rendement, elles ont alors étendu leurs activités à l'étranger quelques mois avant le krach de 1929. Cet épisode apporte un éclairage complémentaire de l'expansion du secteur bancaire français dans les années 1920. De plus, il souligne le rôle de la dette publique pour la stabilité financière d’une économie ouverte. 

Image WP945
Assets breakdowns of the main four French banks of the 1920s

À la suite de la Première Guerre mondiale (1914-1918), la dette publique française atteint des niveaux sans précédent dans un contexte de profonde instabilité politique. Cette situation aboutit à une crise financière et gouvernementale au printemps 1926. Un nouveau gouvernement, dirigé par Raymond Poincaré, entre alors en fonction en juillet 1926 avec la ferme intention de stabiliser la dette publique. Cela se traduit par une modification radicale de la maturité des obligations d'État, les bons à court terme disparaissant pratiquement de la circulation. L’article montre que cette politique a déstabilisé les marchés monétaires français et les principales banques de l'époque, qui dépendaient fortement de ces obligations. En effet, le remboursement de la dette publique à court terme provoque un afflux de liquidités pour les banques, poussant les taux d'intérêt à la baisse. Au cours du premier semestre 1927, ne disposant pas d'autres instruments à court terme pour gérer leurs liquidités, les banques déposent leurs excédents au Trésor français, une pratique autorisée depuis la Première Guerre mondiale. Toutefois, à la recherche de rendements plus élevés, les plus grandes banques parisiennes font pression sur le gouvernement pour qu'il mette fin à l'interdiction d'export des capitaux, en vigueur depuis 1918. Ce changement juridique a contribué à l'expansion considérable des bilans des grandes banques. Cet épisode a également eu un effet de composition en réaffectant les capitaux des actifs nationaux publics vers les actifs étrangers privés. Dans l'ensemble, cette séquence marque le retour des capitaux français dans la finance internationale dans la période, à la veille du krach de 1929 et les paniques bancaires du début des années 1930.

Cet article fait dialoguer les études classiques sur la France des années 1920, axées sur la dette et la gestion monétaire, et un courant plus récent de la littérature qui se concentre sur la diminution soudaine de l'activité bancaire en 1930-1931. Le gouvernement Poincaré y a été étudié principalement comme le résultat de l'instabilité politique qui a suivi la guerre ou pour son rôle dans les relations monétaires internationales. En se concentrant sur la restructuration de la dette, l’article explore dans quelle mesure cette politique a déstabilisé les principales banques de l'époque. En effet, le retrait des bons à court terme a réduit l'offre d'actifs liquides et sûrs sur les marchés monétaires alors que la demande de tels actifs augmentait en raison de la stabilisation monétaire.

En outre, l'épisode fournit un exemple de lien entre la stabilité financière et les actifs liquides et sûrs produits par le secteur public, ainsi que leur degré de substituabilité avec les actifs privés. L'adoption d'un point de vue historique permet d'évaluer la validité externe des théories existantes. En étudiant une tentative spectaculaire de l'État de se retirer des marchés financiers, cet article s'écarte des changements marginaux dans l'offre de dette publique à court terme qui sous-tendent la plupart des contributions théoriques. Après la stabilisation Poincaré, l'État étant le premier producteur d'actifs sûrs et liquides pour les banques françaises, le remboursement de la dette publique à court terme a fortement désorganisé leur activité sur les marchés monétaires. En réaction, certains projets ont été discutés pour favoriser l'offre d'actifs domestiques privés liquides et sûrs. La Banque de France a ainsi envisagé de développer un marché interbancaire plus profond, notamment en introduisant des politiques d'open market. Néanmoins, son hésitation a été préjudiciable, et les marchés monétaires étrangers sont restés une option plus attrayante.

Ces résultats ont des implications plus larges pour la gestion de la dette publique et la stabilité financière. Ils soulignent l'importance des instruments financiers publics pour les acteurs privés, en particulier dans les économies connaissant une surabondance d'épargne et une instabilité structurelle. Le sous-développement du marché monétaire en France durant l'Entre-deux-guerres a joué un rôle déterminant dans l'expansion du crédit à l’étranger, ce qui montre que l'effet des politiques budgétaires sur la stabilité financière dépend de la structure des marchés financiers et, par conséquent, de la nécessité de tenir compte de cette structure dans l'élaboration des politiques publiques.
 

Mots-clés : dette publique, liquidité, finance internationale, entre-deux-guerres
JEL : N14, N24, E44, G21

Télécharger l'intégralité de la publication