Partant de ce constat, l’étude s’attache à démontrer que même dans un environnement très avancé technologiquement, les entreprises les plus innovantes continuent de valoriser certaines tâches peu qualifiées, et donc de les rémunérer davantage qu’une entreprise moins innovante l’aurait fait.
L'idée sous-jacente est que toutes les entreprises valorisent les travailleurs (hautement) qualifiés (typiquement les cadres, les ingénieurs...) en fonction de leurs compétences techniques et de leur réputation acquise au cours de leur expérience professionnelle. Pour partie, ces caractéristiques sont observables et vérifiables, à la lecture d’un CV par exemple. Une entreprise peut ainsi remplacer un travailleur qualifié par un autre travailleur possédant a priori des compétences comparables avec un risque d’erreur limité.
En revanche, les entreprises les plus innovantes et les plus avancées technologiquement vont avoir tendance à davantage valoriser que les autres entreprises certaines compétences de leurs salariés peu qualifiés.
En effet, ces entreprises possèdent généralement une organisation hiérarchique plus horizontale que la moyenne. Cela se traduit par une complémentarité accrue entre les différents travailleurs, en particulier entre ceux réalisant des tâches peu qualifiées et ceux, en général plus diplômés, réalisant des tâches plus complexes et plus techniques. Dans de telles structures, il est alors très risqué d’employer des individus faisant régulièrement des erreurs. Ceci a développé dans ces entreprises un besoin crucial de compétences de la part de leurs salariés moins qualifiés, telles la prise d’initiative ou la fiabilité. Ces compétences, qualifiées de « soft-skill », ne sont habituellement pas sanctionnées par un diplôme et donc difficiles à observer et éventuellement à remplacer. Ces employeurs sont alors prêts à payer un surplus de salaire ainsi qu’à investir davantage dans la formation de ces salariés. L’étude montre que toutes choses égales par ailleurs, un employé peu qualifié travaillant dans une entreprise innovante touche un salaire supérieur de 24% à un employé au profil identique mais travaillant dans une entreprise non innovante. De plus, ce même employé restera en moyenne deux fois plus longtemps dans l’entreprise.
Ces résultats sont-ils contradictoires avec le biais de progrès technique ?
Comment ce résultat peut-il être compatible avec le biais de progrès technique et les différences salariales grandissantes en fonction du niveau d’éducation telles que décrites plus haut ? En réalité, le phénomène mis en évidence dans l’article d’Aghion et al. (2019) ne concerne qu’un petit nombre de travailleurs peu qualifiés. Les entreprises les plus innovantes ont en effet recours à de moins en moins d’emplois nécessitant peu ou pas d’éducation supérieure (64% des emplois dans les entreprises non innovantes contre seulement 20% dans les entreprises les plus innovantes). En pratique, elles préfèrent externaliser la plupart de ces tâches (notamment la sécurité et le nettoyage) afin de concentrer leurs ressources et leur attention sur les quelques tâches peu qualifiées qu’elles considèrent cruciales dans leur processus de production, et qui seront alors les seules à bénéficier d’un avantage salarial.
En définitive, les travailleurs les plus qualifiés sont bien ceux qui bénéficient le plus du progrès technique, et leur pouvoir de marché est important quel que soit leur employeur, contrairement aux travailleurs les moins qualifiés. Ces résultats mettent néanmoins en évidence que même dans un environnement de plus en plus technologique où les capacités techniques ont une importance grandissante, la demande de certaines compétences ne nécessitant pas de qualification formelle, continue d’être importante.