De nombreux économistes, y compris au sein de la Fed, s’interrogent sur la conjonction actuelle d’un bas taux de chômage et d’une inflation faible. Cette situation avait déjà été observée aux États-Unis à la fin des années 1990, suscitant, alors comme maintenant, une abondante littérature. Cette, Frey et Moëc (2005) ont depuis lors montré que des révisions statistiques ultérieures sur le coût du travail permettaient de reconsidérer l’énigme de cette coexistence à la fin des années 1990. Mais la conduite de certaines politiques économiques, et en particulier de la politique monétaire, nécessite la mobilisation de données en temps réel. Il y a là une difficulté inévitable dans les périodes où des énigmes apparaissent, comme celle de cette coexistence…
Deux périodes de faible chômage et basse inflation
La conjonction actuelle d’un bas taux de chômage et d’une inflation faible, aux États-Unis mais aussi dans d’autres pays, suscite de nombreux débats économiques et de fortes interrogations sur un possible aplatissement de la courbe de Phillips, qui représente la relation traditionnellement décroissante à court terme entre taux de chômage et inflation. Une conjonction similaire avait également suscité des débats tout aussi fournis à la fin de la décennie 1990 aux États-Unis. Alors que le NAIRU (taux de chômage le plus bas ne conduisant pas à une hausse de l’inflation) était estimé proche de 6%, le taux de chômage avait alors atteint 4%, sans résurgence marquée de l’inflation, aussi bien en termes de prix à la consommation (environ 1 % en 1998 et 1999, dans un contexte de baisse marquée des prix de l’énergie) que de salaires. Le contexte était cependant alors fort différent sur un aspect majeur. En effet, les gains de productivité, historiquement très faibles sur la période actuelle, étaient élevés à l’époque du fait d’une diffusion croissante des technologies de l’information et de la communication (TIC), avec un impact significatif sur la croissance potentielle mis en évidence par Cette et Pfister (2003).
Un débat animé tant dans les milieux académiques qu’à la FED
Les économistes envisageaient alors l’hypothèse d’une baisse transitoire ou durable du NAIRU au-dessous 6 %. Par exemple, parmi de nombreux auteurs, Ball et Tchaidze (2002) y voyaient l’effet transitoire d’une indexation retardée des salaires sur la productivité en accélération, qui abaisserait transitoirement le NAIRU. Katz et Krueger (1999) privilégiaient plutôt diverses autres explications : démographiques, en lien avec la proportion de jeunes et la population carcérale, ou liées à la baisse du pouvoir de négociation salariale. Stiglitz (1997) associait les effets transitoires ou durables des deux types d’explications.
Les minutes des FOMC révèlent que cette situation a également donné lieu à de nombreux débats au sein de la Fed. Greenspan semblait interpréter la situation comme résultant d’un abaissement du pouvoir de négociation salariale de la main d’œuvre du fait d’une accélération de l’obsolescence du capital humain. Cela serait induit par l’émergence des TIC dont le renouvellement était alors soutenu. Ainsi, il a déclaré à la réunion des 1er et 2 juillet 1997 : "I think that the uncertainty associated with the rapid introduction of the new technology created insecurity. [...] the uncertainties stemming from the rapid introduction of technology are engendering a considerable amount of fear that has induced lower wage gains as a tradeoff for increased job security. It is very difficult not to acknowledge that that is happening in some form or other.” Dans cette approche, la baisse du NAIRU induite par l’affaiblissement du pouvoir de négociation salariale pouvait être aussi durable que l’accélération du renouvellement technologique associé aux TIC.
Effets correcteurs des révisions de la comptabilité nationale sur le débat
D’importantes révisions de la comptabilité nationale des États-Unis opérées de 2000 à 2002 ont fortement relativisé la pertinence de ce débat. Ces révisions ont abouti à relever sensiblement la dynamique des salaires et à abaisser en conséquence celle des profits et du taux de marge des entreprises sur la seconde moitié de la décennie 1990. La non résurgence marquée de l’inflation malgré un bas taux de chômage n’était donc pas soutenable car elle s’expliquait en grande partie par une contraction des marges des entreprises. Toutefois, au tournant des années 2000, la hausse du taux d’intérêt naturel induite par celle des gains de productivité et la forte accélération de la demande ont bien amené la Fed à relever son taux directeur. La récession du début de la décennie 2000 a ensuite éloigné les menaces inflationnistes.
Une question importante est néanmoins de savoir pourquoi ces évolutions n’avaient pas été perçues en temps réel à cette époque. Une explication en a été donnée par Himmelberg, Mahoney, Bang et Chernoff dans un article publié en 2004 par la FED New-York. Ces auteurs y voient l’effet à la fois d’une comptabilisation alors non stabilisée des stock-options exercés qui s’étaient fortement développés mais aussi d’une présentation insincère de leurs comptes ("aggressive acounting") par certaines grandes firmes, en particulier dans le secteur des communications.
Difficultés de la conduite de la politique monétaire en temps réel
Le recul statistique a donc permis de reconsidérer l’énigme d’un bas taux de chômage sans tensions inflationnistes à la fin des années 1990 aux États-Unis, mettant en lumière d’autres facteurs explicatifs que ceux envisagés en temps réel. Dans la conjoncture actuelle, Janet Yellen (2017) justifie cette coexistence par l’impact transitoire des prix de certains biens, tout en admettant que cette analyse est entourée d’une incertitude importante : "But our understanding of the forces driving inflation is imperfect, and we recognize that something more persistent may be responsible for the current undershooting of our longer-run objective. Accordingly, we will monitor incoming data closely and stand ready to modify our views based on what we learn.”
Il est trop tôt pour savoir si un même recul permettra aussi de mieux expliquer cette coexistence sur la période actuelle. Comme mentionné plus haut, les contextes des deux périodes concernant la croissance de la productivité sont très différents : forte sur la fin des années 1990 et historiquement faible sur la période actuelle. Mais la conduite de politiques économiques et en particulier de la politique monétaire nécessite la mobilisation de données en temps réel. Il y a là une difficulté inévitable dans les périodes où des énigmes comme celle-ci apparaissent. Si la banque centrale attribue l’essentiel de l’écart à un changement structurel, elle peut être amenée à modifier son estimation du taux d’intérêt d’équilibre. Si au contraire elle n’y voit qu’un choc transitoire, elle peut « simplement » adapter l’ajustement de sa politique monétaire à des objectifs inchangés.