Bloc-notes Éco

Baisse de la croissance et augmentation du pouvoir de marché aux États-Unis

Mise en ligne le 29 Février 2020
Auteurs : Antonin Bergeaud

Billet n°153. Les États-Unis ont connu d’importants changements macroéconomiques sur les 30 dernières années. La croissance économique a freiné de manière tendancielle (sauf entre 1995-2005), la part du travail a baissé brutalement à la fin des années 1990 et la concentration sectorielle a augmenté pour atteindre des niveaux particulièrement élevés. Ces bouleversements ont été rendus possibles par la diffusion des technologies de l’information et de la communication qui ont profondément changé la structure du marché.

Image Gains de productivité et technologies de l’information et de la communication
Figure 1a : Gains de productivité et technologies de l’information et de la communication (en %)
Source : Aghion, et al. (2019)
Note : évolution de la productivité dans différents secteurs aux États-Unis, selon qu’ils soient producteurs d’IT, très consommateurs d’IT ou non.

Des changements structurels importants

Entre 1865 et 1965, la croissance moyenne de la productivité du travail aux États-Unis a été de 2,5 % et celle de la productivité globale des facteurs de 2,0 %. Ces taux de croissance ont ensuite progressivement baissé jusqu’à atteindre des niveaux historiquement bas dans les années 2010. Cette tendance négative s’est arrêtée toutefois temporairement entre 1995 et 2005 avec la vague de productivité portée par la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) qui a considérablement amélioré l’efficacité de certaines entreprises, comme discuté en détail par Bergeaud, Cette et Lecat (2016). La Figure 1a montre que cette vague de croissance concerne essentiellement les secteurs utilisant les TIC avant que ces derniers ne voient leurs gains de productivité s’effondrer rapidement. En reprenant la même classification, ces mêmes secteurs sont aussi ceux qui, sur la même période, voient la part de la valeur ajoutée attribuée aux salaires (ou part du travail) diminuer le plus fortement (Figure 1b).

Image part du travail et technologies de l’information et de la communication (indice base 1 = 1987)
Figure 1b : part du travail et technologies de l’information et de la communication (indice base 1 = 1987)
Source : Aghion, et al. (2019)
Note : évolution de la part du travail dans la valeur ajoutée des groupes de secteurs définis dans la figure 1a aux États-Unis.

En parallèle de ce ralentissement de la productivité, certains auteurs comme Gutierrez et Philippon (2017) documentent une hausse de la concentration dans tous les secteurs, en particulier le commerce de détail, mais également le transport aérien ou les opérateurs téléphoniques. Cette hausse de la concentration est concomitante à une baisse apparente de la part du travail qui, comme nous le notons dans Aghion, Bergeaud, Boppart, Klenow et Li (2019), résulte d’un effet de composition : l’entreprise moyenne a vu sa part du travail augmenter, mais quelques entreprises à faible part du travail ont pris une importance de plus en plus grande, notamment en s’étendant géographiquement sur tout le territoire américain (et donc via l’ajout de nouveaux établissements comme le montre la Figure 2).

Image Évolution du nombre d’établissements par entreprises pour différentes tailles d’entreprises aux États-Unis (indice base 1 = 1990)
Figure 2 : Évolution du nombre d’établissements par entreprises pour différentes tailles d’entreprises aux États-Unis (indice base 1 = 1990)
Source : Aghion, et al. (2019)
Note : La taille indiquée correspond au nombre d’employés en 1990.

La diffusion des TIC comme moteur de ces phénomènes

Pour expliquer ces phénomènes, dans Aghion, et al. (2019), nous arguons que les TIC, et en particulier l’accélération de leur diffusion entre 1995 et 2005, ont facilité l’hégémonie de certaines entreprises en leur permettant notamment de prendre de plus en plus d’importance dans leur secteur, au détriment de leurs concurrents. On s’appuie notamment sur l’exemple de Walmart dont l’expansion a été rendue possible par un important plan de logistique intégrant de nombreuses technologies d’optimisation. D’autres études comme Lashkari et al. (2019) démontrent également que les plus grandes entreprises ont davantage investi en TIC et en actifs intangibles que les autres. La baisse du coût des TIC semble ainsi avoir davantage bénéficié aux entreprises les plus grandes et les plus performantes.

Si dès lors, les TIC ont davantage bénéficié aux entreprises les plus productives, il pourrait sembler cohérent de s’attendre à un effet positif sur la croissance. Dans Aghion et al. (2019), nous soutenons que l’effet est plus subtil sur plus long terme, puisque ces technologies bouleversent la structure de marché et la concurrence et peuvent pénaliser la croissance en décourageant l’innovation. Notre modèle repose sur l’idée qu’une entreprise décidera d’investir en R&D et d’entrer sur un nouveau marché si le coût de cet investissement ajouté au coût de gestion d’une gamme de produits supplémentaire ne dépasse pas les profits qui en résulteraient. Lorsque les coûts sont trop élevés, l’entrée de nouvelles entreprises est plus compliquée et les entreprises en place sont protégées de la concurrence.

Ce que la révolution numérique a permis dans un premier temps, c’est de baisser fortement les frais engendrés par l’ajout d’une gamme de produits additionnels. En conséquence, l’intensité de l’innovation, et donc la croissance, augmente et les entreprises les plus performantes sont alors en capacité de s’étendre rapidement sur plusieurs marchés. Mais, dans un second temps, à mesure que ces entreprises prennent une importance de plus en plus grande, elles deviennent davantage susceptibles d’être concurrencées par d’autres entreprises performantes, ce qui réduit leurs marges bénéficiaires (en particulier parce que cela implique une baisse des prix). La baisse des profits potentiels les décourage donc d'innover, et pénalise la croissance. Cette idée est cohérente avec d’une part Autor et al. (2019) qui montrent que l’augmentation de la concentration sectorielle s’est accompagnée d’une baisse des profits au sein des entreprises et d’autre part avec Rossi-Hansberg et al. (2018) qui montrent que localement, les grosses entreprises sont plus susceptibles de se faire concurrence, entrainant paradoxalement une baisse de la concentration sectorielle à des niveaux géographiques plus fins.

Après un choc technologique, le modèle que nous proposons converge ainsi vers un équilibre dans lequel la concentration est plus élevée, c’est-à-dire que la part de marché des entreprises les plus performantes a fortement augmenté, et dans lequel la croissance est faible. Par ailleurs, comme ces entreprises performantes possèdent une part du travail moins élevée que les autres, notre modèle prédit également une baisse de cette dernière via un effet de composition, qui est cohérent avec la réalité. Il est intéressant de noter qu’alors que la baisse de la productivité semble être un phénomène généralisé parmi les pays de l’OCDE, celle-ci ne s’accompagne pas toujours d’une baisse de la part du travail notamment en France mais plus généralement en Europe. Et en effet, l'Europe n'a pas eu de vague TIC dans les années 1995-2004.

Qualitativement et quantitativement, notre modèle est ainsi capable de rendre compte des nombreux changements structurels observés aux États-Unis et décrits plus haut.