Bloc-notes Éco

Afrique subsaharienne : la fracture financière entre hommes et femmes

Mise en ligne le 13 Mars 2023
Auteurs : Marie-Hélène Ferrer, Luc Jacolin, Caroline Perrin

Billet n°309. Facteur d’inclusion et de développement financier, le développement de la banque mobile est, en Afrique subsaharienne (ASS), allé de pair avec une hausse persistante des inégalités entre hommes et femmes dans l’inclusion financière. Cet effet insoupçonné de la digitalisation financière appelle à repenser les politiques de promotion du développement.

Image Taux de bancarisation et écart femmes-hommes
Graphique 1 – Taux de bancarisation et écart femmes-hommes (hachurés)
Source: Global Findex. calculs des auteurs.
Note : en pourcentage de la population adulte détenant un compte bancaire ou tout type d’institution financière

Un effet de ciseau inquiétant en lien avec la diffusion de la banque mobile ?

L’inclusion financière des femmes comme des hommes a largement progressé en ASS au cours de la dernière décennie. Selon la Banque mondiale, la bancarisation est dorénavant majoritaire en ASS (55 % de la population en 2021, contre 23 % en 2011, voir graphique 1), avec des effets de rattrapage relatifs par rapport aux pays à revenu moyen et élevé (respectivement 72 % et 96 % de la population). Une hausse encore plus forte a été observée en UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) comme en CEMAC (Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale), où les taux de bancarisation ont été multipliés par près de 4. Ce mouvement a été rendu possible par le développement rapide de la téléphonie et de la banque mobiles, qui pallient les faiblesses des infrastructures de téléphonie fixe et du secteur bancaire traditionnel. Les comptes de banque mobile (« mobile money »), qui couvrent en 2021 un tiers de la population d’ASS, constituent un canal encore peu développé mais croissant d’accès au crédit, touchant 7 % de la population, contre 10 % pour le secteur financier formel (et 56 % en incluant la finance informelle).

La progression de la bancarisation n’a toutefois pas été aussi rapide pour les femmes que pour les hommes en ASS.  Alors que les écarts de genre se sont fortement réduits dans les pays avancés et pays à revenu moyen, on observe en ASS une hausse de l’écart de bancarisation entre hommes et femmes de 7 points de pourcentage (pp) depuis 2011, à 12 % en 2021. S’agissant de l’accès au crédit, l’écart F-H est similaire à celui des pays à revenu moyen et élevé (1-3 %). Si un écart en faveur des femmes est observé tant dans le cas des institutions de microfinance (80 % de la clientèle globalement et 64 % en ASS) que dans les coopératives d’épargne et de crédit informelles, les crédits octroyés par les institutions de microfinance (ou les crédits informels) visent avant tout les populations les plus défavorisées et leurs conditions d’octroi de prêts (petits montants, courte maturité et taux très élevés) différent de ceux des établissements bancaires.

Image Évolution de l’accès à la banque mobile et de la fracture numérique femmes-hommes
Graphique 1 – Taux de bancarisation et écart femmes-hommes (hachurés)
Source: Global Findex. calculs des auteurs.
Note : en pourcentage de la population adulte détenant un compte bancaire ou tout type d’institution financière

La croissance de l’écart hommes-femmes en ASS pourrait être liée à la diffusion de la digitalisation financière. On aurait pu s’attendre à ce que les innovations technologiques utilisées par la banque mobile contribuent à l’autonomisation des femmes grâce à leur facilité d’utilisation, d’accessibilité et aux gains de temps et de mobilité qu’elles procurent. Or, le faible niveau d’équipement des femmes tend à les marginaliser : l’écart hommes-femmes dans l’accès à internet est passé de 21 % en 2013 à 33 % en 2019 du fait de barrières culturelles ou socio-économiques (moindre revenu, moindre accès à l’éducation, moindre accès à l’emploi formel). En résulte un doublement des écarts d’accès à la banque mobile de 3 à 6 % entre 2014 et 2021, suggérant que les effets bénéfiques de ces innovations ont été, en ASS, asymétriques selon les sexes.

La fracture financière au détriment des femmes, enjeu de développement durable

Ces écarts contribuent à maintenir les contraintes financières qui brident le développement du secteur privé et limitent le potentiel de croissance en ASS. Outre un meilleur lissage "contracyclique" de la consommation des ménages, l’inclusion financière contribue à une meilleure performance des entreprises, de meilleures allocations sectorielles des capitaux, et à des transferts financiers des migrants à moindre coût. Sur le plan bancaire, un meilleur accès au crédit des femmes contribue à la stabilité financière, la qualité du portefeuille de crédit bancaires s’améliorant lorsque la part des femmes dans ces crédits augmente, en particulier dans les pays à faible revenu (voir graphique 3).

Image Corrélation entre le rapport F-H d'accès au crédit et le taux de créances douteuses en ASS
Graphique 3 - Corrélation entre le rapport F-H d'accès au crédit et le taux de créances douteuses en ASS
Source: Orbis BankFocus et Global Findex.
Note : Les pays à faible revenu sont représentés en orange.

L’accès aux services financiers des femmes apparait comme un facteur de cohésion et de développement durable. Une plus grande inclusion financière des femmes contribue également à améliorer le bien-être au sein du foyer et à sa résilience économique. Comme l’a montré Esther Duflo (2012) les femmes tendent à investir davantage dans des activités moins risquées et socialement bénéfiques telles que la protection sociale et l’éducation des enfants. L’égalité femmes-hommes dans l’inclusion financière constitue ainsi un levier qui facilite l’atteinte de 8 des 17 objectifs de développement durables proposés par les Nations Unies.

Quels leviers pour réduire la double fracture financière et numérique ?

Les politiques transversales de lutte contre la pauvreté et de promotion du développement humain permettent de lutter contre les inégalités qui expliquent une part importante du gender gap, tant dans l’accès aux outils numériques qu’aux services financiers. En ASS, la promotion de l’inclusion financière passe par la réduction de nombreuses barrières à l’entrée, indépendantes du genre, comme la réduction du coût des services financiers formels, ou la persistance d’importantes asymétries d’information.

La mise en place d’un cadre légal adapté constitue un point d’entrée indispensable pour surmonter le manque d’inclusion financière des femmes. Selon les pays, cela passe par la suppression des lois empêchant la possibilité d’ouvrir un compte bancaire sans l’accord du mari (toujours le cas dans six pays d’ASS en 2021), ou par des lois visant à éliminer les discriminations dans l’accès aux services bancaires.

Les recommandations internationales récentes mettent en avant la nécessité, dans le cadre de stratégies nationales ou régionales, de promouvoir l'inclusion financière numérique des femmes Le Partenariat du G7 pour l’inclusion financière numérique des femmes en Afrique a par exemple débouché sur quatre initiatives multilatérales couvrant un large champ thématique avec une priorité mise sur l’Afrique : identification numériqueinteropérabilité des systèmes de paiementréglementationrecherche désagrégée par genre sur l’impact des projets d’identification et de paiement numériques en Afrique.

L’inclusion financière numérique des femmes recouvre des enjeux significatifs pour le secteur financier. Le premier concerne l’adoption de suivis statistiques, de procédures et de pratiques encourageant l’accès, et l’usage, des services financiers par les femmes. Le second concerne la possibilité, encore peu étendue en ASS, d’adapter les services financiers aux contraintes des femmes  et à leurs besoins financiers, par exemple via des mécanismes de garantie encourageant l’entreprenariat féminin. Le dernier concerne les institutions de microfinance, vecteur historique de l’inclusion financière des femmes, pour lesquelles la numérisation comporte des coûts excessivement élevés au regard de leur taille et suppose de concilier l’automatisation des procédures et les solidarités humaines qui fondent son efficacité.

Billet de blog également publié sur le blog "All about Finance" de la banque mondiale