Discours

Taux à court et long terme : une perspective divergente ?

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 31 Janvier 2025

François Villeroy de Galhau – Interventions

OMFIF, Londres – 31 janvier 2025
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France

Mesdames et Messieurs, 

C’est un grand plaisir d’être à Londres aujourd’hui à l’occasion de cette réunion de l’OMFIF et je vous remercie pour votre aimable invitation. D’ailleurs, ce jour est historique pour notre monnaie unique, l’euro : nous avons annoncé ce matin une étape décisive vers les futurs billets de banque. D’ici l’année prochaine, nous devrons choisir entre deux thèmes possibles : la culture, avec six personnalités européennes éminentes, et les fleuves et les oiseaux. Ces billets représenteront bien mieux l’Europe et incarneront le soutien historiquement élevé de 81 % des citoyens européens à leur monnaie unique. Cela étant, je voudrais partager avec vous quelques éclairages sur deux évolutions monétaires récentes. Je commenterai d’abord les taux à court terme et la décision de politique monétaire d’hier (I) et soulignerai ensuite certains défis à relever dans un contexte de hausse des taux à long terme (II).

I. Taux à court terme de la BCE : une direction claire et un rythme pragmatique 

Hier, notre Conseil des gouverneurs, autour de la présidente Lagarde, a décidé à l’unanimité de procéder à une cinquième baisse des taux, la quatrième consécutive. Par rapport aux autres grandes banques centrales, la BCE a été la première à réduire ses taux, à aller le plus bas et sa trajectoire de politique monétaire est probablement la plus claire. Pour résumer, comme l’a dit la présidente de la BCE, nous sommes précisément sur la bonne voie dans notre lutte victorieuse contre l’inflation. Nous savons que la question de savoir si ce succès est le fruit de la chance – l’inversion des prix des matières premières – ou du travail des banques centrales fait débat. Il s’agit des deux, pour être honnête : mais la politique monétaire a joué un rôle majeur. Différents modèles sont utilisés par les banques centrales nationales (BCN) européennes et par la BCE elle-même, mais tous convergent vers une estimation prudente indiquant que la politique monétaire a réduit l’inflation de 2% environ en 2023 comme en 2024. 

À l’avenir, nous devrions nous situer durablement autour de notre cible d’inflation de 2 % d’ici l’été. L’estimation rapide de l’inflation en France en janvier, publiée ce matin, qui est stable à 1,8 % et légèrement plus faible que prévu, constitue une bonne nouvelle en ce sens : l’inflation des services, en particulier, semble diminuer. Nous observons un ralentissement significatif de la croissance des salaires et sommes donc confiants quant à la baisse de l’inflation sous-jacente, y compris dans le secteur des services. S’agissant de l’activité, nous avons évité la récession l’année dernière avec une croissance de 0,7 %, et nous l’éviterons de nouveau cette année. Mais la stagnation quelque peu décevante du PIB au quatrième trimestre publiée hier confirme que les risques pesant sur la croissance sont clairement orientés à la baisse. 

Avec un tel « ralentissement désinflationniste », la direction à suivre est claire : notre politique monétaire passera de restrictive à neutre, et devrait soutenir une reprise progressive tout en maintenant l’inflation à notre cible. À quelle vitesse et jusqu’où devons-nous aller dans ce voyage ? C’est là que ce que j’appelle le « pragmatisme agile » et notre approche fondée sur les données nous guideront. Je ne veux pas vous ennuyer aujourd’hui avec une discussion élaborée sur le niveau précis de R*... En outre, les rendements à long terme ont augmenté, limitant l’assouplissement des conditions financières globales.

II. Une analyse plus difficile des taux à long terme 

A) Une divergence inhabituelle entre les taux à court et à long terme 

La BCE, depuis juin dernier, et la Réserve fédérale américaine, depuis septembre dernier, ont entamé un cycle de réduction des taux et ont toutes deux baissé leurs taux directeurs de 100 points de base l’année dernière. Mais au cours de cette même période, les rendements à plus long terme ont augmenté, en particulier aux États-Unis, ce qui est très inhabituel par rapport aux cycles d’assouplissement précédents. Aux États Unis, le rendement à 10 ans a augmenté de plus de 80 points de base depuis que la Fed a commencé à réduire ses taux et que le « Trump trade » a débuté, tandis que les phases d’assouplissement précédentes étaient initialement associées à une baisse des rendements à long terme.

US Monetary Easing But Medium- To Long-Term Rates Increase 

Image US Monetary easinG but medium- to Long-term rates increase Thématique Governor Rates and prices Catégorie Speech
Source: Bloomberg and Banque de France calculations

Dans la zone euro, les taux à long terme ont également augmenté, mais dans une moindre mesure, l’écart (spread) entre le taux américain à 10 ans et le taux OIS de la zone euro a augmenté de 80 points de base au cours de la même période. 

The US 10-year Spread Relative To EA OIS Has Increased

Image The us 10-year spread relative to ea ois has increased Thématique Governor Rates and prices Catégorie Speech
Source: Bloomberg and Banque de France calculations

B) Comment expliquer cette hausse des rendements à long terme ? 

Les trajectoires de dette souveraine et les fortes incertitudes au niveau mondial constituent probablement les deux principaux facteurs. Les déficits budgétaires restent élevés dans de nombreuses économies avancées (États Unis, Royaume-Uni, France) ; même en Allemagne, la politique budgétaire pourrait devenir plus expansionniste après les élections. L’incertitude quant à la trajectoire des finances publiques exerce une pression à la hausse sur les rendements souverains. 

Des facteurs macroéconomiques sont également à l’œuvre, avec toutefois des différences de part et d’autre de l’Atlantique. Aux États-Unis, le risque de restrictions commerciales et possiblement de politiques migratoires futures entretient l’incertitude entourant les perspectives économiques et l’inflation, ce qui a une incidence directe sur les primes de risque. À court terme, ces mesures s’apparentent à des chocs d’offre négatifs et pourraient avoir un effet inflationniste, avant de s’inverser éventuellement à plus long terme en raison d’un affaiblissement possible de la demande agrégée. Pour l’heure, les perspectives de croissance demeurent solides aux États-Unis, comme le confirment les données robustes récentes sur le marché du travail, et les distributions implicites des anticipations d’inflation tirées des options indiquent des risques à la hausse pour l’inflation. Dans ce contexte, les marchés s’attendent à une réduction des taux d’intérêt de la Fed moins importante cette année qu’anticipé précédemment. On estime que la composante anticipations contribue pour environ deux tiers à l’augmentation du rendement à 10 ans des titres du Trésor depuis mi-septembre.

Rise In 10-year Rates: Both Term Premium And Expectations 

Image Rise in 10-year rates: both term premium and expectations Thématique Governor Rates and prices Catégorie Speech
Source: Bloomberg, Fed Board yield curve and Banque de France calculations

Le tableau macroéconomique est différent dans la zone euro. La trajectoire de désinflation est plus nette et les perspectives macroéconomiques plus faibles. La contagion de la hausse des taux d’intérêt américains aux rendements européens a donc été limitée jusqu’à présent : les perspectives de politique monétaire pourraient et devraient logiquement se découpler. Mais les répercussions sur les marchés obligataires opèrent également à travers le canal du risque mondial. Dans un environnement mondial plus incertain, les investisseurs demandent une compensation plus élevée pour les prêts à long terme, ce qui entraîne une hausse des primes de terme. La prime de terme a contribué pour près de 15 points de base à la variation des taux OIS à 10 ans depuis mi-septembre. L’impact de cette hausse de la prime de terme sur les conditions financières dans la zone euro est toutefois atténué par la dépréciation du taux de change euro/dollar intervenue au cours de la même période.

C) Le rôle de l’arrêt de l’assouplissement quantitatif ne doit pas être surestimé 

Certains observateurs soutiennent que l’arrêt de l’assouplissement quantitatif a contribué à la hausse des rendements à long terme. Cette interprétation renvoie à l’objectif initial de l’assouplissement quantitatif. Des programmes d’achats d’actifs ont été lancés en période de crise et lorsque les taux d’intérêt se situaient à leur plancher effectif (effective lower bound - ELB)  pour deux raisons : 1) préserver une transmission efficace de la politique monétaire lorsque des segments du marché spécifiques étaient soumis à des tensions – ce qui n’est pas pertinent aujourd’hui – et 2) fournir une marge de manœuvre supplémentaire lorsque cela s’avérait nécessaire (objectif d’orientation de la politique monétaire). Dans ce dernier cas, les achats d’obligations à long terme visaient à comprimer la prime de terme et ainsi les rendements à long terme, afin de stimuler la demande agrégée.

En principe, le « resserrement quantitatif », c’est-à-dire l’arrêt complet de tous les achats d’actifs de grande envergure, ramènerait le marché au statu quo ante. Il existe toutefois deux raisons d’écarter cette possibilité, et la formulation même de « resserrement quantitatif » est quelque peu trompeuse. Premièrement, un « resserrement quantitatif » passif et délimité n’est pas le symétrique d’un assouplissement quantitatif actif et non limité dans le temps : l’assouplissement quantitatif est monté en charge rapidement, mais son retrait s’opère beaucoup plus lentement. Des études récentes i montrent que les achats d’actifs ont eu des effets puissants en période de tensions sur les marchés. Nous ne devons pas nous attendre à un retour des rendements à des niveaux de crise. De fait, la prime de terme a été contenue depuis la fin des réinvestissements dans le cadre de l’APP (juillet 2023) et du PEPP (décembre 2024). Deuxièmement, le resserrement quantitatif est totalement prévisible et aucun de ses paramètres n’a changé depuis l’été dernier. Pour ces deux programmes, le Conseil des gouverneurs a annoncé des mois à l’avance la date d’arrêt des réinvestissements et les réactions des marchés ont été très modérées à ce moment-là. 

D) Pour conclure, permettez-moi de tirer quelques enseignements concernant l’utilisation des outils de bilan à l’avenir.

  1. Premièrement, si l’objectif principal de l’assouplissement quantitatif est la transmission ou la stabilité financière, il n’y a aucune raison de conserver les actifs jusqu’à leur échéance ou de prendre un risque de duration excessif. Il n’y a pas d’obligation de revendre à court terme, mais cette option doit rester disponible à tout instant. Plus généralement, l’assouplissement quantitatif n’est pas nécessairement l’instrument de première ligne pour rétablir une transmission appropriée. Les TLTRO ou une fourniture de liquidités de grande ampleur sont des outils efficaces pour remédier aux perturbations de la transmission dans le système bancaire.
     
  2. Deuxièmement, si l’objectif est de poursuivre l’assouplissement de l’orientation de la politique monétaire lorsque les taux d’intérêt ont atteint leur plancher, nous devrions alors faire la distinction entre l’objectif de fournir de la liquidité (c’est-à-dire agir sur les volumes) ou celui de réduire les taux à long terme (c’est-à-dire agir sur les prix). 
    Si l’objectif premier est d’injecter de la liquidité, cela ne doit pas se faire par le biais d’achats d’obligations à long terme, mais en prêtant à court terme ou à taux variables pour les opérations de refinancement à plus long terme (LTRO). D’ailleurs, ces opérations constituaient une innovation puissante et réussie de la BCE, qui n’a pas été utilisée aux États-Unis. Mais les taux quasi-fixes appliqués initialement aux TLTRO III n’étaient pas complètement appropriés et ont dû être recalibrés par la suite.
    L’« assouplissement quantitatif core » (c’est-à-dire l’achat et la détention d’obligations à long terme) devrait servir à réduire la prime de terme et ainsi les rendements à long terme. Si l’objectif est clair et justifié, nous devons admettre que cela implique d’intégrer le risque de taux d’intérêt dans notre bilan, et donc de possibles pertes, comme nous avons pu l’observer récemment. Nous devons donc être prêts à accepter de tels risques, tout en suivant plus attentivement l’échéance moyenne du portefeuille. 
     
  3. Dans nos portefeuilles, nous devrions donner la priorité aux obligations souveraines et supranationales, afin de limiter l’exposition directe de notre bilan au secteur des entreprises non financières. Cela dit, ces programmes ne sont pas conçus, et ne doivent jamais l’être, pour financer les gouvernements ni pour contribuer à la relance budgétaire.
     
  4. Quatrièmement et pour finir, nous ne devons pas conditionner un instrument à un autre. Faire cela crée des problèmes de communication si un programme doit être interrompu. Par exemple, utiliser des achats d’actifs pour rendre la forward guidance plus crédible peut s’avérer peu judicieux, comme nous l’avons constaté début 2022 quand nous avons dû interrompre progressivement les achats d’actifs avant de pouvoir relever les taux.

Je terminerai par quelques lignes d’un poète français du XVIème siècle, Joachim du Bellay ii : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,(...) Et puis est retourné, plein d’usage et raison. » Les dix dernières années ont été tout sauf un beau voyage pour nous, banquiers centraux ; mais la victoire contre l’inflation est désormais en vue. Comme Ulysse, nous avons traversé une séquence sans précédent de défis pour la politique monétaire : cette expérience précieuse nous a apporté de l’humilité, mais nous a aussi donné une certaine confiance pour faire face aux prochaines étapes. Ces étapes incluent l’adaptation de notre boîte à outils, tout en la conservant, ce qui constituera un des axes de notre revue stratégique intermédiaire. Je vous remercie de votre attention. 

 

iDu (W.), Forbes (K.) et Luzzetti (M.), « Quantitative Tighening Through the Globe: What Have We Learned? », NBER Working Paper, n° 32321, avril 2024 ; Acharya (V.), Chauhan (R.), Rajan (R.) et Steffen (S.), « Liquidity Dependence and the Waxing of Central Bank Balance Sheets », décembre 2024
iiDu Bellay (J.), The Regrets, 1558
 

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Mise à jour le 31 Janvier 2025