Discours

Paiements à l’ère numérique : vers un tournant ?

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

16 Février 2023
Denis Beau Intervention

Pay Tech Day de France Payments Forum
16 février 2023

Paiements à l'ère numérique : vers un tournant ? 
Discours d’ouverture de Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France.

 

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C’est un plaisir de m’adresser à vous de nouveau à l’occasion du Pay Tech Day de France Payments Forum. Merci à Hervé et Nicolas de m’avoir ainsi offert l’opportunité d’ouvrir votre conférence sur un sujet qui est au cœur de nos préoccupations de banque centrale chargée de veiller à l’efficacité et la sécurité de notre système de paiement.

Je pense que chacune et chacun d’entre vous sera d’accord pour considérer que l’écosystème des paiements que nous utilisons au quotidien est un microcosme au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un condensé, un reflet de notre société. Un microcosme ouvert et dynamique toutefois, porté par la croissance des échanges, qui plus est sous une forme immatérielle. Près de 15 milliards d’opérations scripturales ont été enregistrées au premier semestre de l’année dernière en France, soit une hausse de 6% par rapport à la même période en 2021. La récente étude SPACEde la Banque Centrale Européenne sur les habitudes de paiement confirme cette tendance, puisque la moitié des transactions en point de vente en France impliquerait désormais des paiements scripturaux, et en particulier la carte.

Ces évolutions sont sources d’opportunités, et de risques pour les fournisseurs de services comme pour les utilisateurs. Alors que l’impact de la digitalisation sur les paiement du quotidien s’amplifie et prend un nouveau tournant avec le développement de la finance tokenisée et décentralisée, je voudrais partager avec vous quelques enseignements que nous tirons à la Banque de France des défis que nous avons déjà collectivement affrontés, comment nous voyons l’évolution de ces défis avec l’amplification et le tournant de la digitalisation en cours et  les contributions que nous sommes engagés à apporter au titre de nos mandats de stabilité monétaire et financière pour les relever. 

I/ Nous sommes désormais accoutumés à des échanges dématérialisés, en temps réel. La croissance du e-commerce a été rendue possible par l’existence de moyens de paiement digitalisés, au premier rang desquels la carte bancaire, ou les applications de paiement dans les pays émergents. Le téléphone mobile se fait également une place en Europe, tant pour initier des paiements que pour en recevoir : il contribue à faciliter notre mobilité, mais augmente également notre dépendance à des technologies et équipements non-européens.

Dans ce contexte, acteurs privés comme régulateurs, nous avons dû faire face à un premier défi de taille : celui de préserver et même de renforcer le dynamisme de notre marché, en préservant et en renforçant la sécurité des utilisateurs. Car les fraudeurs et les hackers aussi ont investi le monde numérique, et c’est pourquoi la législation doit évoluer avec les nouvelles technologies. La deuxième directive sur les services de paiement, ou DSP2, en est un bon exemple : en introduisant l’authentification forte, elle a permis de réduire la fraude sur les paiements à distance de 20% en 2021, tout en accompagnant une croissance du e-commerce supérieure à 20%.

Un autre défi a été lié à l’interconnexion entre les acteurs permise par les API. En décloisonnant les bases de données, ces interfaces ont ouvert de nouvelles opportunités de services et encouragé la coopération entre acteurs ; mais elles ont exposé également les infrastructures à de nouvelles attaques, et soulevé des questions en matière de protection des données personnelles mais aussi de modèle économique viable. C’est pour relever ce défi que la DSP2, de nouveau, a posé les premiers jalons d’un cadre de partage des données bancaires. Ce cadre a vocation à être étendu plus largement : c’est l’objectif poursuivi par la Commission européenne avec sa stratégie d’open finance, mais aussi par l’EPC à travers les travaux du SEPA Account Access scheme.

Quels enseignements tirer de ces premières expériences ? Je retiens pour ma part le besoin d’une régulation agile, dans un marché qui évolue très rapidement, et d’une régulation qui offre un cadre de confiance pour le développement de l’innovation. Ces expériences ont montré également l’importance d’accompagner les différentes parties prenantes dans la mise en œuvre des normes, et de favoriser le dialogue : c’est notamment le rôle joué par le Comité National des Moyens de Paiement en France, mais aussi par des enceintes privées telles que le France Payments Forum.

II/ Ces premières leçons doivent nous éclairer dans l’appréhension des nouveaux défis qui se posent à nous, alors que l’impact de la digitalisation sur les paiements du quotidien s’amplifie et prend un nouveau tournant avec le développement de la finance tokenisée et décentralisée, portée par de nouveaux acteurs à la croisée de l’informatique et de la finance, de nouveaux actifs, les crypto actifs et de nouvelles infrastructures d’échange et de règlement.

Sans aborder toutes les facettes de ce sujet, je voudrais souligner ici trois enjeux majeurs que sont la souveraineté, la sécurité et l’accessibilité.

Nous pouvons nous féliciter d’être un marché ouvert et attractif pour de nombreux acteurs non-européens, mais cet intérêt a toutefois un risque : celui de limiter notre autonomie stratégique et de menacer notre souveraineté. Les illustrations sont nombreuses. Par exemple, en raison du refus de se soumettre entièrement à la règlementation européenne : au-delà de la restriction à l’accès des antennes NFC des téléphones Apple qui a été abondamment commentée par la presse, on peut également citer les difficultés des autorités de surveillance pour convaincre certains grands prestataires techniques d’installer une structure de gouvernance sur le sol européen. Des poids lourds étrangers concluent également des accords qui peuvent limiter la concurrence, en imposant par exemple des solutions de paiement mono-marque ou en boucle fermée.

En matière de sécurité, les experts du paiement font face à des techniques de fraude de plus en plus sophistiquées. Face aux progrès substantiels des normes de cybersécurité, les escrocs ciblent désormais le facteur humain à travers des mécanismes d’ingénierie sociale. Ces enjeux sont d’autant plus sensibles dans le contexte de la montée en charge du virement instantané. Par ailleurs, en tentant de répliquer certaines des fonctions assurées par le système financier traditionnel, l’écosystème des crypto-actifs hérite des vulnérabilités de ce dernier et pourrait les amplifier avec des conséquences potentiellement systémiques. À l’heure actuelle il n’est heureusement pas suffisamment important et interconnecté pour menacer la stabilité de l’ensemble de notre système financier, comme l’a montré l’impact limité de l’effondrement de Terra-Luna et du conglomérat de crypto-actifs FTX.

Je veux souligner enfin les enjeux d’inclusion des moyens de paiement numériques, en particulier pour les personnes âgées, et celles en situation de handicap. Mais l’accessibilité doit également prendre en compte la dimension du coût des services de paiement : l’étude menée par l’Observatoire sur les tarifs bancaires l’année dernière a ainsi mis en lumière une hausse globale des frais au cours des dix dernières années, en particulier pour des services de base tels que la tenue de compte.

III/ Pour répondre à ces défis, nous estimons que notre contribution comme banque centrale doit se développer dans différentes directions complémentaires, qui vont de la contribution à l’élaboration d’un cadre réglementaire propice à la fois à l’innovation et à la sécurité, à une surveillance attentive et exigeante, au soutien à la lutte contre la fraude, à l’accessibilité des paiements et à l’engagement pour la défense de la liberté de choix des moyens de paiements. Dans le temps limité qui m’est imparti pour ces propos en introduction de votre conférence, je voudrais seulement illustrer les actions que nous menons pour garantir notre liberté de choix en matière de moyens de paiement du quotidien, dans un contexte où notre autonomie stratégique devient un sujet central d’attention.

Nous veillons en premier lieu à soutenir et encourager l’écosystème et les acteurs des paiements à développer des moyens de paiement innovants et pan-européens : à ce titre, l’initiative EPI a bénéficié dès ses débuts du soutien de la Banque de France et de l’Eurosystème, et nous attendons avec impatience la mise sur le marché de sa solution digitale. Garantir la liberté de choix consiste également à préserver l’accès à la monnaie fiduciaire : si son utilisation au point de vente tend à diminuer, l’étude SPACE que je mentionnais en introduction confirme néanmoins l’attachement des consommateurs français et européens aux espèces. Il est également essentiel d’anticiper l’évolution des usages en envisageant l’introduction de la monnaie centrale sous forme digitale. C’est l’objet des réflexions actuelles menées par l’Eurosystème dans le cadre de la phase d’investigation sur l’euro numérique. Celui-ci viserait (i) d’une part à préserver le rôle d’ancrage de la monnaie centrale, sans lequel notre système monétaire pourrait se trouver déstabilisé, à l’image du précédent historique du free banking ; (ii) et d’autre part, à renforcer l’autonomie stratégique du continent européen, en facilitant l’émergence de solutions paneuropéennes de paiement développées par les PSP et harmonisées grâce à un nouveau « scheme » conçu pour l’euro numérique, dont le développement vient de commencer, en étroite coopération avec les acteurs de marché. Je tiens à le souligner de nouveau de manière très claire devant vous : un euro numérique ne viendrait remplacer ni les espèces, ni les autres moyens de paiement électroniques, mais les compléter, dans le respect notamment de notions très importantes, telles que la confidentialité des données personnelles de nos concitoyens. Enfin, la Banque de France contribue également aux réflexions de l’Eurosystème sur la possibilité de régler en monnaie centrale, éventuellement tokenisée, des actifs circulant sur des technologies distribuées (DLT). Cela permettrait l’utilisation de l’actif de règlement le plus sûr et le plus liquide pour le règlement des titres financiers tokenisés.

Il est temps pour moi de conclure, avec un message simple : alors que nous parvenons à un tournant dans la digitalisation de notre système de paiement, vous pouvez compter sur l’engagement de la Banque de France pour le maintenir sur la bonne trajectoire de l’efficacité dans la sécurité, mais ce n’est qu’ensemble, avec le concours de tous les acteurs de l’écosystème des paiements que nous emprunterons effectivement cette trajectoire.   Merci pour votre attention et bonne conférence.

1 Study on the payment attitudes of consumers in the euro area (SPACE)