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La politique monétaire en période de conflits
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 20 Novembre 2023
Dîner annuel de la SPE – Londres, 20 novembre 2023
Bonsoir,
C’est un plaisir pour moi d’être à Londres aujourd’hui, et notamment à l’invitation de la Society of Professional Economists. Londres évoque beaucoup de choses aux Français. Les économistes français apprécient la concentration d’excellentes recherches économiques à Londres – la liste des participants de ce soir est particulièrement impressionnante à cet égard. Mais pour les citoyens français, Londres rappelle également une page importante de notre histoire : n’oublions pas que pendant la Seconde guerre mondiale, Londres a accueilli le gouvernement en exil du général de Gaulle et de la France libre. Il peut paraître surprenant que j’évoque cet épisode historique, les banquiers centraux parlant généralement des évolutions économiques récentes. Mais aujourd’hui, j’aimerais adopter une perspective plus longue et me concentrer sur un aspect clé de notre environnement actuel : les conflits.
Rétrospectivement, la Grande modération, qui a débuté peu après la chute du mur de Berlin, a été une période de paix, de développement économique rapide et de mondialisation, de stabilité et de relatif consensus politique. Les économistes n’étaient pas les seuls à se bercer de l’illusion qu’il pourrait s’agir là d’un nouveau régime permanent, la « Fin de l’histoire »i ou, plus modestement, la fin des crises économiques et de l’inflation. Si la situation s’était déjà légèrement dégradée au cours de la dernière décennie, elle s’est fortement détériorée en quelques années, en raison des tensions et de la fragmentation mondiales ainsi que de l’augmentation des conflits politiques au sein de nos pays ou groupes de pays. Quelles sont les implications de cette situation pour les banquiers centraux ? Je vais tout d’abord essayer de décrire ce qui est « presque indescriptible » : la nature de ces chocs et leurs conséquences économiques, avant de présenter la manière dont, selon moi, les banques centrales devraient tracer leur chemin à travers ce nouveau paysage agité.
1. Un nouvel environnement plus conflictuel
a) Une multiplication de chocs exogènes aux vastes conséquences
Les chocs sont inévitables. Toutefois, nous avons assisté ces dernières années à leur multiplication, en témoigne un florilège de nouveaux mots, tels que « polycrises » et « mégamenaces ». Les chocs actuels ne viennent plus « de l’intérieur » des cycles économiques et financiers eux-mêmes ; ils sont exogènes, avec des impacts négatifs majeurs : la pire pandémie depuis la grippe espagnole de 1918, l’augmentation des catastrophes naturelles extrêmes en raison du changement climatique, l’accentuation des tensions politiques intérieures et des « tensions géopolitiques » – un euphémisme pour ce mot dont nous espérions la disparition de notre vocabulaire : la guerre.
Permettez-moi d’illustrer ces changements rapides à l’aide de quelques graphiques. La slide 2 porte sur le risque géopolitique. Des chercheurs ont développé un indice synthétique ; celui-ci est basé sur la couverture de l’actualité. Après une vingtaine d’années relativement calmes, la question des tensions géopolitiques revient sur le devant de la scène.
La slide 3 présente différentes métriques du changement climatique – phénomène, il est vrai, très complexe et aux multiples facettes. Sur tous ces graphiques, l’année 2023 ressort en rouge : quelle que soit la métrique utilisée, cette année devrait être la pire, et de loin. Le changement climatique ne peut plus être nié et il semble s’accélérer. Il porte en germes des conflits potentiels : entre pays, et entre générations, en raison de la fameuse « tragédie de l’horizon ».
Les conséquences économiques de ces évolutions mondiales sont primordiales, et je mettrai l’accent ce soir sur les conflits géopolitiques. Le canal le plus immédiat est celui des prix des matières premières. Ces prix sont un déterminant majeur de l’inflation et jouent donc un rôle clé dans les projections des banques centrales. Ils sont notoirement difficiles à prévoir, comme le montre la slide 4, qui présente les prix du pétrole historiques et prévus tirés de plusieurs séries de données des Perspectives de l’économie mondiale du FMI.
Les fortes variations des prix du pétrole ont été sous-estimées par le passé ; à l’avenir, il pourrait être encore plus difficile de les prévoir. En effet, les prix des matières premières réagissent fortement aux événements géopolitiques, comme le montre la slide suivante (slide 5), qui illustre la volatilité des prix du gaz avant et après l’invasion de l’Ukraine. Un monde où les tensions géopolitiques sont exacerbées n’est pas seulement plus dangereux, il est aussi beaucoup plus incertain.
Deuxièmement, les conflits signifient aussi des tensions accrues sur les finances publiques : les gouvernements sont amenés à augmenter les dépenses en matière de défense, mais aussi à protéger leurs concitoyens des conséquences négatives de ces chocs, en tant « qu’assureur de premier recours »ii : par exemple, après les mesures liées à la Covid, différents « boucliers énergétiques » coûteux ont été déployés en Europe – et au Royaume-Uni – au cours des deux dernières années.
Un troisième canal est la fragmentation. Sur la slide 6, le premier graphique présente le nombre de sanctions, par type, et le second se concentre sur les sanctions commerciales : les deux graphiques indiquent une forte augmentation. Le troisième graphique montre les flux commerciaux et financiers mondiaux, qui stagnent actuellement, après une longue période de croissance : s’il est trop tôt pour parler de démondialisation, l’âge d’or de la mondialisation est manifestement révolu.
Enfin, une autre conséquence des tensions et conflits géopolitiques est que le multilatéralisme traverse une crise sans précédent depuis 1945 : à l’OMC évidemment, mais aussi au G20 et même au FMI en dépit de l’accord bienvenu conclu récemment sur l’augmentation des quotas. Cette situation constitue à la fois un paradoxe et un problème, dans la mesure où plus d’enjeux que jamais sont d’ordre mondial et nécessitent une coopération internationale : le changement climatique, la préparation aux pandémies, la finance numérique et les crypto-actifs, pour ne citer que quelques thèmes de ce que j’appelle un « multilatéralisme pragmatique »iii .
Plus d’incertitude et plus de chocs inflationnistes, plus de dépenses publiques, plus de fragmentation et moins de multilatéralisme : tels sont les risques économiques mondiaux induits par ces « périodes de conflits ». Avant d’en venir aux réponses possibles, permettez-moi d’évoquer la dimension domestique des conflits – bien que plus pacifique, elle a aussi des effets significatifs.
b) La réponse des acteurs et décideurs économiques est elle-même de plus en plus conflictuelle
Dans de nombreux pays, le processus décisionnel politique est devenu plus conflictuel. Le Brexit est bien sûr le premier exemple qui vient à l’esprit. Mais aux États-Unis aussi, il est de plus en plus difficile de parvenir à des solutions bipartites. Et à l’intérieur des États membres de l’UE, la majorité gouvernementale est plus difficile à atteindre, en raison du déclin des partis politiques traditionnels et d’une fragmentation politique accrue. L’indice d’incertitude de la politique économique constitue un moyen pratique de résumer ces évolutions. La slide 7 présente l’indice mondial, mais les indices par pays montrent également une tendance à la hausse.
Nous savons que les agents économiques sensibles aux risques réagissent rapidement à une incertitude accrue en réduisant leurs investissements et leurs achats de biens durables et en thésaurisant des liquidités. Mais il existe également un effet indirect important, à savoir que les réformes structurelles nécessaires ont tendance à être différées lorsque le paysage politique est plus divisé. Cela est particulièrement préjudiciable lorsque les défis économiques se situent du côté de l’offre – comme c’est le cas actuellement – et non plus du côté de la demande. C’est notamment le cas des finances publiques. La slide 8 montre le niveau d’endettement des administrations publiques des pays du G7.
La dette publique n’a jamais été aussi élevée. Cette situation résulte de divers facteurs, dont bien sûr la pandémie de Covid, mais elle ne doit pas cacher des difficultés plus profondes. Des gouvernements plus faibles peuvent difficilement résister aux « injonctions contradictoires » poussant à augmenter les dépenses et réduire les impôts : l’augmentation des déficits est souvent la réponse trop facile à ces conflits d’objectifs. Ceci complique la mission des banques centrales contre l’inflation dans trop de pays aujourd’hui – y compris sans doute la plus importante – le resserrement monétaire n’est pas assez soutenu par un resserrement budgétaireiv . Nous rappelons régulièrement dans notre Déclaration de politique monétaire, que cette incohérence pourrait « appeler une politique monétaire encore plus stricte ».
Permettez-moi de citer une autre dimension possible des « conflits » domestiques. L’inflation possède une composante conflictuelle inhérente, comme le rappelle un article récent de Guido Lorenzoni et Ivan Werning v, qui fait écho à des travaux antérieurs d’Olivier Blanchard . Des conflits entre des aspirations incompatibles en matière de marges et de salaires peuvent apparaître entre les entreprises et les salariés, et potentiellement conduire à une spirale inflationniste. L’inflation est potentiellement un conflit de répartition: nous le savons depuis les années 1970. Et nous avons récemment vu des épisodes de greedflation dans certains pays ou certains secteurs, ou des demandes salariales trop fortes. Cela dit, d’un point de vue macroéconomique, la récente poussée de l’inflation n’a pas été significativement alimentée par une spirale salaires-prix, ni par une spirale bénéfices-prix. Plusieurs facteurs ont limité l’ampleur de ces spirales. Premièrement, la prévalence de l’indexation automatique des salaires a diminué et les négociations salariales sont plus décentralisées. Deuxièmement, les politiques gouvernementales ont directement ou indirectement limité l’impact de la forte hausse des coûts de l’énergie sur les ménages et les entreprises, bien qu’aux dépens d’une dette publique plus élevée. Enfin, et surtout, la crédibilité des banques centrales, associée à leurs réactions rapides, a permis d’ancrer et de coordonner les anticipations des employeurs et des salariés en matière d’inflation.
Cette dernière considération m’amène tout naturellement à la deuxième partie de mon discours, et j’en viens donc maintenant à la manière dont les banques centrales devraient tracer leur chemin à travers ce nouveau paysage agité.
2. Les banques centrales font preuve de plus d’humilité, mais ne sont pas désarmées
Dans l’environnement actuel hautement complexe, il faut l’admettre, les banques centrales font preuve de plus d’humilité, mais elles ne sont pas désarmées. Le mot « conflit » étant le fil rouge de mon propos, permettez-moi d’emprunter à Clausewitz le concept de « brouillard de la guerre » : « La guerre est le domaine de l’incertitude ; les trois-quarts des éléments sur lesquels se fonde l’action restent dans les brumes d’une incertitude plus ou moins grande. Plus qu’en n’importe quel domaine, il faut qu’une intelligence subtile et pénétrante sache y discerner et apprécier d’instinct la vérité ». Ce commentaire pourrait, dans une large mesure, s’appliquer aux actions d’une banque centrale (de manière certes plus pacifique !). Permettez-moi de présenter plus en détail trois caractéristiques possibles de cette « intelligence subtile » : l’humilité ; le pragmatisme ; et néanmoins la confiance.
a) Les banques centrales doivent faire preuve d’humilité
Pour commencer, je voudrais d’emblée souligner un point, en écho au remarquable discours de Christine Lagarde à Jackson Hole vii : les banques centrales doivent faire preuve d’humilité. L’environnement actuel est particulièrement difficile à prévoir. En outre, les chocs actuels – et probablement les chocs à venir – ne sont plus déterminés par la demande – pour laquelle la politique monétaire est la plus appropriée – mais par l’offre. S’attaquer aux causes et aux conséquences de ces chocs d’offre relève principalement des politiques publiques, ainsi que du secteur privé. Et pour une banque centrale, il est plus difficile de contrôler l’inflation lorsque celle-ci résulte essentiellement de facteurs d’offre. Les chocs d’offre inflationnistes ont tendance à exercer des pressions baissières sur les revenus réels : une réponse de politique monétaire trop rapide peut accentuer la volatilité de l’inflation, tout en provoquant finalement une récession si les délais de transmission ne sont pas correctement pris en compte. D’un autre côté, quand les chocs d’offre sont persistants et menacent d’entraîner une perte d’ancrage des anticipations d’inflation, la banque centrale doit réagir afin de garder sous contrôle les tensions inflationnistes sous-jacentes et empêcher les effets dits de second tour.
Mais les banques centrales ne doivent pas pour autant renoncer, bien au contraire. Faire preuve d’humilité signifie être clair sur ce que nous, les banques centrales, pouvons ou ne pouvons pas réaliser, et sur ce que nous savons et ne savons pas. À cet égard, permettez-moi de suggérer quelques « règles de conduite » :
• Nous concentrer sur notre mandat premier de stabilité des prix. Je reste un fervent partisan du rôle des banques centrales dans la lutte contre le changement climatique : mais celui-ci a un effet si important sur l’activité et les prix qu’il doit bien évidemment être pris en compte afin de pouvoir garantir la stabilité des prix. Face à d’autres défis légitimes, tels que les inégalités et le chômage, lutter contre l’inflation est à l’heure actuelle la manière la plus efficace de favoriser une croissance inclusive et forte.
• Nous concentrer sur les données effectives, au moins autant que sur les modèles. Une écoute des entreprises et de nos concitoyens au niveau « micro » est au moins aussi importante que les modélisations au niveau « macro », qui restent utiles, mais ne peuvent prétendre être totalement exactes dans le contexte actuel d’interaction de chocs multiples et sans précédent.
• Et tirer les leçons de certains excès passés s’agissant de la forward guidance : notre recours à la forward guidance pour les taux d’intérêt a probablement été excessif sur le principe face aux chocs exceptionnellement importants et inattendus, et trop rigide dans son contenu. Nous ne pouvons pas totalement nous lier les mains à l’avance avec des règles, et devrions conserver un certain pouvoir discrétionnaire pour faire face à des données ou évènements inattendus viii . Les banques centrales doivent être prévisibles, mais elles ne doivent pas être prédéterminées. À l’avenir, je n’exclus pas un retour à une certaine forme de forward guidance, mais considérée comme plus indicative, plus dépendante de la situation économique...et plus modeste – c’est-à-dire moins puissante comme instrument. L’objectif de cette forward guidance doit être de réduire la volatilité, pas de prétendre « forger l’ordre économique » pour l’avenir : ce serait faire preuve d’arrogance.
b) Faire preuve de pragmatisme face au défi de taux d’intérêt à long terme plus volatils
Les banques centrales sont actuellement confrontées à un défi supplémentaire s’agissant des « armes » dont elles disposent. Lorsqu’elles ont atteint leur plancher effectif pour les taux directeurs à court terme après la crise financière mondiale, elles ont de plus en plus fait baisser les taux d’intérêt à long terme. La combinaison de l’effet modérateur du plancher effectif des taux, de la compression des primes de terme résultant des achats d’actifs et de la stabilisation endogène par le biais de la fonction de réaction de la politique monétaire – grâce à la forward guidance – signifie que les taux d’intérêt à long terme ont été fortement influencés par les politiques monétaires. Ce processus s’est inversé à présent que les taux directeurs se sont nettement éloignés du plancher effectif (slide 9) et que les banques centrales ont fait savoir que les taux à court terme constituent l’instrument de politique monétaire actif, avec en outre une normalisation progressive du bilan. En conséquence, les taux d’intérêt à long terme sont de plus en plus déterminés par le marché et les primes de terme augmentent, comme vous pouvez le voir sur la slide 10.
Pourquoi cela ? Selon certains, le taux d’intérêt naturel semble augmenter. Encore plus probablement, un endettement souverain élevé et croissant, ainsi que l’incertitude relative à la trajectoire future des finances publiques, comme évoqué précédemment, contribuent à la hausse des primes de risque réelles et nominales. C’est une raison supplémentaire de plaider pour un policy mix cohérent, avec des politiques budgétaires saines.
Dans la zone euro, la hausse des taux à long terme observée jusqu’à la récente correction semblait avoir résulté pour l’essentiel d’une contagion en provenance des États-Unis (à cet égard, il n’y a pas de démondialisation). Il est trop tôt pour dire si ces pressions à la hausse sur les rendements obligataires à long terme vont reprendre. Mais nous devons nous attendre à davantage de volatilité sur les marchés obligataires mondiaux, à un découplage plus marqué des taux d’intérêt à court terme et à long terme et nous devrons tenir compte de manière pragmatique des implications pour notre politique monétaire intérieure. L’option la plus simple serait d’intégrer ce facteur dans la trajectoire future de notre principal taux directeur à court terme : de nouvelles hausses des taux à long terme accentueraient le resserrement des conditions financières et seraient une raison supplémentaire de ne pas continuer à relever les taux d’intérêt à court terme.
Quant aux politiques de bilan, nous devrons cesser nos réinvestissements au titre du PEPP en temps voulu – et peut-être avant fin 2024. Mais je ne vois aucune raison aujourd’hui de nous lier les mains sur un ordre spécifique de séquencement entre notre future première baisse des taux directeurs et la fin des réinvestissements en totalité au titre du PEPP. Tant que nos taux se situent en territoire restrictif – ce qui restera clairement le cas – inverser l’expansion antérieure du bilan peut être cohérent avec notre orientation monétaire globale.
c) La confiance : les banques centrales jouent un rôle d’ancrage efficace
Dans l’environnement actuel, les banques centrales doivent et peuvent plus que jamais jouer le rôle de point d’ancrage, pour réduire l’incertitude. Plus nous serons proches de la cible de 2 % pour l’inflation moyenne, moins les chocs sur les prix relatifs seront persistants et perturbateurs pour l’économie – et de tels chocs d’offre seront probablement plus fréquents que par le passé. Avec une inflation moyenne suffisamment faible, nous pourrions revenir à une « inattention rationnelle » de la part des consommateurs et des entreprises et ainsi diminuer le risque de conflits inflationnistes. Des travaux internes menés à la Banque de France mettent en évidence une relation non linéaire entre le niveau de l’inflation et l’attention qu’elle suscite, avec un seuil autour de 2,5 % dans le cas de la France .
Par conséquent, dans ce contexte très incertain, permettez-moi d’évoquer deux raisons de se montrer confiants :
• Nous, BCE, allons ramener l’inflation vers 2 % d’ici 2025. Cela inclut une part de jugement : je ne suis pas un fétichiste du 2,0 % à une décimale près ; et je ne suis pas obsédé par le prétendu défi du « dernier kilomètre ». Cela dit, modifier notre cible d’inflation, comme le suggèrent certains économistes, risquerait de brouiller les anticipations, et nous ne parviendrions pas à remplir notre mandat. Il ne peut y avoir aucun doute sur notre détermination à atteindre notre cible : nous avons déjà accompli des progrès significatifs, en ramenant l’inflation totale de 10,6 % à 2,9 % en un an, et l’inflation sous jacente de 5,7 % à 4,2 % en six mois. Il pourrait y avoir des soubresauts au cours des prochains mois, mais la tendance désinflationniste est solide et relativement plus rapide qu’escompté des deux côtés de l’Atlantique : regardez notamment les chiffres encourageants dans les services (où elle est estimée à 4,6 % en octobre dans la zone euro, après un pic à 5,6 % en juillet). Les derniers développements en Israël et sur le marché pétrolier ne devraient pas modifier significativement cette tendance : nous nous éloignons chaque jour d’un choc général sur les matières premières comme en 2021-2022.
• Comme nous sommes confiants sur notre cible, nous pouvons être patients sur notre instrument. Une « patience intelligente », si je puis dire, assez différente de l’obstination têtue : nous nous adapterons aux données, notamment à celles concernant l’activité économique – et je continue de penser que nous devrions et pouvons éviter la récession, en préférant une trajectoire d’atterrissage en douceur. Mais la question est passée trop rapidement de « quand cesserez-vous de relever les taux ? » à « quand commencerez-vous à les baisser ? ». En environnement montagneux, il n’y a pas que des pics et des descentes : il y a aussi des plateaux, pour apprécier les effets de l’altitude et bien regarder la vue. C’est ce que nous allons probablement faire, pour au moins plusieurs Conseils et pour les tout prochains trimestres. Dès janvier dernier, j’avais dit que nous aurions sans doute fini les hausses « d’ici l’été 2023 » – et nous l’avons fait – ; aujourd’hui, je ne donnerai pas de date pour la première baisse des taux. Plutôt qu’un calendrier, je crois, pour le passage de cette « écluse » à venirx, en un critère-clé : le retour à des perspectives d’inflation compatibles avec notre cible de 2 %, solidement et durablement. Solidement, c’est-à-dire étayées par des données effectives sur l’inflation totale, ainsi que sur l’inflation sous-jacente et les salaires. Durablement, c’est-à-dire prévoyant 2 % suffisamment avant la fin de notre horizon de projection, et incluant une baisse en direction de 2 % des anticipations d’inflation des ménages et des entreprises ».
Permettez-moi de conclure en citant les fameux mots de Winston Churchill, qui déclarait à la Chambre des Communes en 1940 : « Nous ne faiblirons pas et n’échouerons pas (...). Nous nous battrons avec toujours plus de confiance ainsi qu’une force grandissante »xi . Dans un monde marqué par une conflictualité croissante, soyez assurés que nous, banquiers centraux, ne déposerons jamais les armes face à l'inflation, et qu’ainsi nous ferons notre part du travail afin de réduire ce que j’appelle « les conflits domestiques ». Nous devons le faire avec humilité, en nous concentrant sur notre mandat premier et sur les données effectives, plutôt qu’en prétendant forger l'avenir de l’économie en général ; et avec pragmatisme, face notamment à des taux d'intérêt à long terme plus volatils. Mais nous devons réussir d'ici 2025 avec une confiance accrue : attendez-vous, comme je l'ai dit, à ce que nos prochaines réunions soient un peu plus ennuyeuses. Mais si cela est synonyme d'une incertitude légèrement réduite et d'une patience intelligente avant de futures baisses des taux, personne ne le regrettera. Je vous remercie de votre attention.
i F. Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, 1992.
ii G. Gopinath, The temptation to finance all spending through debt must be resisted, Financial Times, 27 octobre 2023.
iii F. Villeroy de Galhau, Le futur du multilatéralisme : trois faits concrets, trois exigences et une conviction, discours, Forum des marchés émergents, 11 octobre 2023.
iv Gourinchas (P.O.), Resilient Global Economy Still Limping Along, With Growing Divergences, IMF Blog, 10 octobre 2023.
v Lorenzoni (G.), et Werning (I.), "Inflation is Conflict", Working Paper 31099, National Bureau of Economic Research, avril 2023.
vi Blanchard (O.), "The Wage Price Spiral", The Quarterly Journal of Economics, août 1986, 101(3), 543-565
vii Lagarde (C.), La politique monétaire en période de mutations et de ruptures, discours, Jackson Hole, 25 août 2023.
viii Villeroy de Galhau (F.), La politique monétaire dans un contexte d'incertitude, discours à la London School of Economics, 15 février 2022.
ix Au-dessous de 2,5 %, l’attention portée est faible et insensible au niveau effectif de l’inflation, mais quand l’inflation est supérieure à ce seuil, l’attention augmente fortement avec l’inflation. Korenok et al. (2022) parviennent à des résultats similaires pour un large échantillon de pays en utilisant les recherches Google consacrées à l’inflation. O. de Bandt et al. (2023) montrent également que les données relatives à la perception de l’inflation tirées des articles de journaux présentent des propriétés satisfaisantes pour prévoir les évolutions futures de l’inflation. Il convient de suivre attentivement ces données provenant des journaux et des médias sociaux.
x Villeroy de Galhau (F.), Comment la politique monétaire va vaincre l'inflation : des canaux et des écluses, Discours au Centre des professions financières, 17 février 2023
xi Churchill (W.), Chambre des Communes, 4 juin 1940.
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Mise à jour le 21 Novembre 2023