Discours

La Banque de France d’hier à aujourd’hui : au service des territoires et des habitants

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

27 Avril 2023
Denis Beau Intervention

Banque centrale et territoires
Colloque Bordeaux Sciences Économiques & Banque de France

27 avril 2023

Discours de Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France.

Monsieur le doyen, cher Denis, mesdames, messieurs,

Je vous remercie de me permettre d’ouvrir cette conférence « Banque centrale et territoire », ici, à l’Université de Bordeaux.

C’est une occasion spéciale qui nous réunit puisqu’il s’agit de célébrer les 175 ans de présence de la Banque de France à Bordeaux. En effet, concomitamment au printemps des peuples européens décrit par l’historien franco-hongrois François Fejtő, le 27 avril 1848 est adopté le principe de la présence de la Banque à Bordeaux1 et cinq jours après, le 2 mai, la succursale ouvre ses portes au public rue Esprit des Lois dans les murs de l’ancienne Banque de Bordeaux2. Elle y est encore, symbolisant la permanence de ses missions et de la présence de ses agents au service de nos territoires et de leurs habitants. Cette création de succursale se produit également dans huit autres villes françaises3, s’ajoutant au réseau de quinze autres succursales déjà en activité.

Par cet acte, la Banque de France devient la clé de voute du système monétaire et financier de toute l’économie française4. Le cœur de ses missions était, comme aujourd’hui et depuis sa création en 1800, d’assurer la stabilité monétaire et, par sa politique de supervision, de refinancement et de prêt en dernier ressort, de veiller à la stabilité financière. Avec l’édification d’un réseau de succursales, elle renforce et complète sa capacité à être au service de l’économie des territoires. Mais à chaque époque, la Banque de France a dû adapter l’exercice de ses missions à son environnement économique et financier ainsi qu’aux institutions du temps, afin d’accompagner au mieux les territoires.

Dans une première partie, je détaillerai comment la Banque de France, en agissant comme une institution au plus près des territoires, a adapté ses services dans le but de remplir ses trois missions de stabilité monétaire et financière et de services à l’économie. Dans une deuxième partie, je reviendrai sur la situation conjoncturelle et monétaire actuelle, afin d’illustrer avec l’exemple de notre action présente pour la stabilité monétaire, combien remplir chaque mission n’est jamais totalement acquis mais est le fruit d’une action déterminée de la Banque centrale.

Aujourd’hui comme hier, la Banque de France propose sur l’ensemble de notre territoire deux grands types de services 1) Tout d’abord assurer la stabilité monétaire et financière car aucune économie ne peut fonctionner sans une monnaie et un système bancaire et financier stables ; 2) Ensuite accompagner les économies locales par une présence sur les territoires afin d’une part de soutenir les ménages et les entreprises, notamment des plus fragiles, et d’autre part d’accompagner les transitions environnementales et digitales. Permettez-moi de détailler chacune de ces dimensions, en explicitant à chaque fois comment la Banque de France s’est adaptée aux besoins du temps.

Le premier grand type de service fourni aux territoires consiste à assurer la stabilité monétaire et financière. Cela signifie mener une politique monétaire qui garantit la stabilité des prix à moyen terme mais également superviser le système de paiement et assurer la stabilité des intermédiaires financiers. Garantir la stabilité de la monnaie permet de préserver son pouvoir d’achat dans le temps et d’assurer sa continuité sur le territoire. Ceci garantit que chacun pourra la dépenser en tout lieu et en tout temps avec la même capacité d’acheter les biens et services nécessaires.

Les autorités publiques n’étaient pas parvenues à garantir cette stabilité au 18ème siècle. En effet, après la banqueroute de la banque d’émission de billets de John Law en 1720 et plusieurs tentatives avortées de création d’une banque centrale5, l’hyperinflation causée par le financement monétaire des guerres révolutionnaires puis le défaut sur les deux-tiers de la dette française en 1797 avaient détruit la confiance dans la monnaie6. La tâche la plus urgente du consulat consistera à rétablir les bases de cette confiance. Tout d’abord en autorisant la création de la Banque de France en 1800 et en ancrant la valeur du Franc avec la création du franc Germinal en 1803. En créant la Banque de France, la France se dotait d’une banque centrale capable, parce qu’elle avait la confiance des français, de proposer une offre de monnaie « élastique » – pour reprendre l’expression des économistes – c’est-à-dire d’adapter l’offre de monnaie aux besoins de l’économie. C’est ainsi que les embryons d’une politique active de prêt en dernier ressort ont été établis très tôt dans l’histoire économique, permettant de lutter contre les crises financières et de soutenir ainsi l’économie.

Dans cette histoire de la préservation de la stabilité monétaire depuis 1800, l’année 1848 marque un tournant car, avec l’ouverture de succursales à Bordeaux et dans 8 autres villes françaises, la Banque de France devient la Banque Centrale de tout le territoire pour trois raisons :

Premièrement parce qu’elle unifie les systèmes de paiement locaux en créant, avec son réseau, un système unique de règlement multilatéral sur tout le territoire. Les billets circulent désormais dans toute la France avec une valeur égale, et la possibilité de virements entre les succursales abaisse énormément et uniformise le coût des paiements à distance des agents économiques.

Deuxièmement, parce qu’elle peut assumer une supervision unifiée des acteurs bancaires essentiellement locaux sur chaque place financière, et permettre ainsi une forte décrue de l’instabilité financière qui avait périodiquement caractérisée la France entre la chute de l’empire et la révolution de 18487. Dotée d’une connaissance fine du tissu commercial et bancaire, partagée entre chaque succursale et le siège de la Banque de France, ceci a permis la mise en place d’actions correctrices précoces, voire de rétablissement ou de résolution des établissements en difficulté.

Troisièmement parce que 1848 marque le début d’une politique monétaire unique sur l’ensemble du territoire, avec un même taux directeur s’appliquant dans toutes les villes. C’est ainsi que la Banque de France est devenue la clé de voute du système monétaire et financier national8. Elle l’est restée depuis. Les mutations de l’économie française, son ouverture croissante aux échanges, notamment avec nos partenaires européens, ont conduit à la création de l’Euro en 1999. L’Euro a depuis permis de préserver les entreprises des conséquences des crises de change et des dévaluations qui ont périodiquement heurté notre économie de la seconde guerre mondiale jusqu’au mi-temps des années 1980. Comme l’a montré la politique monétaire pendant la pandémie de Covid, l’Euro a également accru notre capacité à résister aux crises. Enfin, il a facilité notre vie quotidienne en permettant à chacun de partager la même monnaie que nos voisins et principaux partenaires commerciaux.

Le deuxième grand type de services aux territoires, consiste à accompagner les économies locales par une présence sur le terrain, dans le but de servir l’économie et la société locales. En effet, si les tâches concrètes du réseau de succursales de la Banque de France ont changé depuis son développement à partir des années 1830, elles ont toujours eu la même finalité: accompagner et servir les économies locales à la fois pour soutenir les initiatives locales et pour aider à faire face aux aléas économiques ou financiers.

De sa création à la première guerre mondiale, le réseau de succursales de la Banque de France visait, dans une économie très faiblement bancarisée, à faciliter les paiements, et à accompagner les territoires en cas de chocs économiques en offrant des solutions de refinancement par l’escompte.

Depuis le 19ème siècle, l’économie française a beaucoup changé. Le PIB par habitant a été multiplié par plus de 20 entre 1800 et aujourd’hui et par plus de 7 entre 1914 et aujourd’hui9. Notre système bancaire et financier s’est également fortement modernisé, offrant des solutions de paiement et de crédit beaucoup plus rapides et moins coûteuses qu’alors. Cette double transformation économique et financière nous a conduit à modifier l’exercice de la mission de la Banque de France d’être au service de l’économie des territoires.

Aujourd’hui, nos services d’accompagnement des économies locales se sont étendus vers les ménages, surtout les plus fragiles, et vers les entreprises, en particulier les plus petites. Au plus près du terrain, nos actions vers les particuliers portent sur la gestion de plus de 110 000 dossiers de surendettement en 2022, permettant ainsi de mettre en place des solutions pour aider les foyers de sortir de situations financières difficiles. Nos actions permettent également d’assurer à chacun le droit au compte bancaire et à l’accès aux moyens de paiement. Enfin, en 2022, nous avons mis en place un numéro unique d’appel pour les particuliers, le 3414, afin de simplifier l’accès aux services de la Banque de France.

Pour les entreprises, nous proposons un accompagnement des TPE et des PME dans leur parcours de création ou de gestion de leur activité. En 2022, près de 9 000 entrepreneurs ont bénéficié de ce service. Nous accompagnons les entreprises par la médiation du crédit, ce qui a permis de préserver environ 8000 emplois en 2022. Nous mettons à disposition une cotation des entreprises en fonction de leur santé financière ainsi que des outils numériques de diagnostic de gestion pour les chefs d’entreprise, accompagnant ainsi la transformation numérique de notre économie. Enfin, la guerre en Ukraine a rappelé l’urgence de réduire notre dépendance aux énergies fossiles, et donc de réussir la transformation énergétique. Pour accompagner l’économie dans cette transformation, nous développons un indicateur climat permettant de mesurer le degré d’avancement des entreprises vers la transition climatique.

Notre action au service des territoires s’étend également vers les lycées et les établissements d’enseignement supérieur, à travers notre mission d’opérateur national de la stratégie d’éducation économique et financière. L’objectif est ici de proposer des bases utiles de décision à chaque jeune en garantissant la neutralité, la fiabilité et l’accessibilité à l’information économique et financière. Enfin nos services s’adressent aussi aux décideurs locaux notamment en offrant des études d’analyse conjoncturel et structurelle des économies locales.

Permettez-moi maintenant de revenir sur la situation économique actuelle et d’expliquer comment la politique monétaire va contribuer à l’améliorer10. En effet, créer un cadre permettant aux ménages, aux acteurs économiques d’agir et aux territoires de se développer n’est pas suffisant. Car être au service de l’économie et de la société inclut l’assurance de la stabilité monétaire. Or l’inflation touche durement et inégalement de nombreux français, entrainant des coûts économiques que beaucoup ne peuvent pas payer. C’est pour cela que l’objectif primordial de l’Eurosystème est de ramener l’inflation vers 2%.

Depuis sa réapparition en 2021, l’inflation a progressé à un rythme que l’on n’avait pas connu depuis les années 1980. En mars, elle se situe en France à 6,7% par an en indice européen harmonisé et à 6,9% en zone euro.

Les causes initiales de cette poussée sont connues. L’inflation a d’abord progressé sous l’effet des fortes perturbations des chaînes d’approvisionnement créées par le Covid puis par le choc sur les prix des matières premières initié par la réouverture simultanée des économies avec le vaccin. Au moment où ces facteurs devenaient moins prégnants, l’invasion russe de l’Ukraine a entrainé une flambée des prix de l’énergie et des matières premières, y compris agricoles.

Mais, aujourd’hui l’effet de ces chocs sur l’inflation a commencé à se dissiper. Cet hiver, les prix de l’énergie ont connu une baisse marquée et depuis février, les prix des céréales sur les marchés mondiaux ont connu une inflexion à la baisse. Mais l’inflation a changé de nature. En se diffusant au reste de l’économie, ces chocs ont nourri une inflation davantage interne. L’augmentation des coûts de production a conduit les entreprises à répercuter cette hausse dans leurs prix de vente. L’inflation s’est également élargie à l’ensemble des biens et services. Ainsi, l’inflation « sous‑jacente », c’est-à-dire hors énergie et alimentation, atteint 4,6 % en France, et elle risque d’être plus persistante.

C’est cette inflation plus « interne » et plus « large » que la politique monétaire peut et doit juguler. L’Eurosystème a donc agi vite et fort depuis un an en augmentant les taux directeurs 350 points de base pour porter la facilité de dépôt de -0,5% à 3% entre juillet 2022 et mars 2023. La politique monétaire est désormais entrée dans un territoire restrictif après avoir atteint un taux neutre en fin d’année dernière et est passée à un pilotage «aux instruments», selon trois cadrans économiques : les perspectives d’inflation totale, l’inflation sous‑jacente et la bonne transmission de la politique monétaire.

Selon les prévisions et l’engagement du Conseil des Gouverneurs de la BCE, l’inflation devrait ralentir pour s’approcher de 2% en 2025, à mesure que les moteurs actuels faiblissent et donc les effets de la politique monétaire agissent sur l’économie. Pour autant, l’impact de la politique monétaire sur l’inflation suscite deux questions: Sous quel délai est‑elle efficace ? Par quels canaux agit‑elle ?

On le sait, la transmission de la politique monétaire ne se fait pas immédiatement. Les hausses de taux directeurs doivent diffuser leurs effets sur l’offre et la demande et donc sur les décisions de fixation des prix. Les travaux d’études des économistes estiment à un à deux ans le délai moyen de cette transmission. Dans le cas présent, la valeur de cette statistique dépendra in fine des décisions des consommateurs et des entreprises, qui sont influencées par deux canaux de transmission de la politique monétaire :

Le premier canal est celui des anticipations d’inflation. En effet, les décisions économiques dépendent à la fois des conditions économiques présentes et de nos anticipations quant à l’état futur de l’économie, et en particulier du niveau de l’inflation future. Si les anticipations d’inflation future augmentent, les décisions d’investissement ou de consommation et donc de prix et de salaires vont être altérées. En permettant aux différents acteurs économiques de coordonner leurs décisions sur une cible d’inflation commune et crédible (2 % à moyen terme), les banques centrales contribuent directement à assurer la stabilité des prix ;

Le deuxième canal est celui des conditions financières et de la demande. La politique monétaire agit directement sur les taux d’intérêt et donc sur le financement de la demande et de l’offre. À travers le resserrement monétaire, l’Eurosystème permet une hausse des taux d’intérêt réels aux différents horizons de temps. Ces taux d’intérêt réels, qui correspondent aux taux d’intérêt nominaux dont on doit soustraire les anticipations d’inflation, reflètent les véritables conditions de financement des acteurs économiques ; ils résultent des décisions de politique monétaire, mais aussi du canal des anticipations d’inflation. La hausse actuelle des taux d’intérêt nominaux, combinée à des anticipations d’inflation mieux ancrées vers leur niveau cible de 2 %, a conduit les taux réels de l’économie à augmenter de manière substantielle et, conformément à nos objectifs, à repasser en territoire positif.

Pour conclure, permettez-moi de souligner que, sauf nouveau choc extérieur majeur, la politique monétaire que l’Eurosystème met en œuvre devrait permettre de gagner la lutte contre l’inflation, tout en échappant à une récession en France comme dans l’ensemble de la zone euro. La croissance de l’économie a été particulièrement résiliente en 2022, s’élevant à 2,6% en France et à 3,5% en zone euro. L’année 2023 se caractérisera par la résistance de l’économie française avec une croissance qui s’élèvera, d’après nos projections macroéconomiques, à 0,6% en France. Avec la désinflation, elle remontera dès 2024 à 1,2% et à 1,7% en 2025. Cette résistance de l’économie sera d’autant plus forte et durable que, sur chaque territoire, les acteurs économiques et les ménages mettront en œuvre une stratégie de transformation globale permettant de réussir la transformation énergétique et climatique de nos sociétés, ainsi que sa transformation numérique.

Je vous remercie de votre attention.  

 

1Voir le décret du 2 mai 1848 qui indique que la délibération du conseil d’administration de la Banque de Bordeaux a été adoptée le 27 avril, après la délibération du Conseil Général de la Banque de France du 24 avril.

2La succursale ouvre ses portes avec les décrets des 27 avril et 2 mai 1848.

3Les autres succursales ouvrant au printemps 1848 étaient localisées à Rouen, Nantes, Marseille, Le Havre, Lille, Toulouse, Orléans et Lyon.

4Leclercq, Yves, 1999, La formation d'une banque centrale : la Banque de France (années 1830 - années 1850), Revue économique vol 50, p. 151-174

5Faure, Edgar, 1977, La Banqueroute de Law, 17 juillet 1720 « Trente journées qui ont fait la France » pour une description complète du système de Law et Courtois, 1875, déjà cité pour les tentatives de création de banque centrale avant la Banque de France.

6Sargent, Thomas et François R. Velde, 1995, Macroeconomic Features of the French Revolution, Journal of Political Economy, volume 103, p. 474-518

7Voir Bignon, Vincent et Marc Flandreau, 2018, The Other Way: A Narrative History of the Bank of France. In Sveriges Riksbank and the History of Central Banking, édité par R. Edvinsson, T. Jacobson et D. Waldenström, Cambridge: Cambridge University Press, pp. 206-241.

8Leclercq, Yves, 1999, La formation d'une banque centrale : la Banque de France (années 1830 - années 1850), Revue économique vol 50, p. 151-174

9Source : Our world in data, Maddison Project Database 2020, voir Jutta Bolt and Jan Luitten van Zanden, Maddison style estimates of the evolution of the world economy. A new 2020 update, Maddison-Project Working Paper WP-15.

10Pour une présentation plus approfondie des causes et des symptômes de l’inflation et comment elle peut et sera vaincue, voir la Lettre du Gouverneur de la Banque de France au Président de la République publiée le 24/04/23