Tribune

Haut Conseil de stabilité financière : une notoriété inespérée

Intervenant

Agnes Benassy Quere intervention

Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France

4 Décembre 2023
Agnes Benassy Quere intervention

Tribune d'Agnès Bénassy-Quéré, seconde sous-gouverneure de la Banque de France.

Depuis quelques temps, le Haut Conseil de stabilité financière (HCSF), dont le Rapport annuel 2023 a été publié le 25 octobre, connaît une notoriété inédite (cf. graphique 1). Il est vrai qu’il vient de fêter ses 10 ans. Créé par la Loi bancaire du 26 juillet 2013, il a pour mission de « prévenir le risque systémique, c’est-à-dire un dysfonctionnement du système financier dans son ensemble (ou dans une large partie) conduisant à une dégradation de sa capacité à assurer sa fonction fondamentale de financement de l’économie » (voir le site du HCSF). Il est présidé par le ministre des Finances et comprend cinq membres de droit (dont le gouverneur de la Banque de France, qui propose les mesures dites « macroprudentielles ») et trois personnalités qualifiées, issues du monde universitaire et nommées respectivement par le Président du Sénat, celui de l’Assemblée nationale et le ministre de l’Économie et des Finances.

Si le terme « HCSF » et en train de passer dans le langage courant, c’est semble-t-il moins du fait de ses décisions sur les « coussins contracycliques » – fonds propres supplémentaires que les banques doivent accumuler pour amortir les retournements ultérieurs de l’offre de crédit – qu’en raison des « normes HCSF » relatives aux conditions d’octroi de crédit immobilier. Introduites en décembre 2019 sous la forme de recommandations, elles ont été recalibrées en janvier 2021, puis transformées en normes contraignantes devant s’appliquer à partir du 1er janvier 2022. L’objectif était, et reste, de mettre fin à la dérive observée des durées des prêts et des taux d’effort (mensualités de remboursements et intérêts rapportées au revenu disponible) susceptible de fragiliser le modèle français de financement de l’immobilier. Ce modèle repose sur un octroi de prêts à taux fixes qui protège les emprunteurs en faisant supporter le risque de taux par les banques – risque accru avec l’allongement des maturités – tandis que le risque de crédit, normalement bien maîtrisé, s’accroît avec l’augmentation des ratios d’effort des emprunteurs. Ce point avait été relevé par le Fonds monétaire International en octobre 2019 lors de son analyse périodique des vulnérabilités financières en France, et cela avait aussi motivé une alerte du Conseil européen du risque systémique en juin 2019. 
 

Image Graphique 1. Indice Google de popularité du terme « HCSF » en France
Source : Google trends, indice fondé sur les recherches par mot clé sur le moteur de recherche.
Dernier point : novembre 2023.

Les « normes HCSF » limitent à 25 ans la durée maximale des crédits à l’habitat et à 35 % le taux d’effort maximum pesant sur les emprunteurs. Toutefois, le HCSF a prévu une marge de flexibilité, elle-même réajustée en juin 2023 : 20 % des nouveaux prêts accordés peuvent déroger aux normes. Le HCSF a souhaité que cette flexibilité profite d’abord aux primo-accédants et aux ménages s’endettant pour acquérir leur résidence principale. Ainsi, il a réservé 70 % des 20 % (donc 14 % de la production totale de prêts) aux acquisition d’une résidence principale, dont 30 % (toujours des 20 %, c’est-à-dire 6 % de la production totale) aux primo-accédants (cf. tableau 1). Les normes s’appliquent sur base trimestrielle et leur respect est apprécié avec certaines souplesses afin d’accommoder les délais d’approbation des dossiers de crédit et la saisonnalité de certaines opérations. Elles sont destinées à servir des dossiers atypiques, par exemple pour des ménages aisés désirant réaliser un investissement locatif, et pour lesquels le taux d’effort maximum de 35 % pourrait apparaître trop restrictif aux yeux de la banque prêteuse.

Image Tableau 1. Les « normes HCSF » relatives aux nouveaux prêts à l’habitat, au 1er juillet 2023
Tableau 1

Source : HCSF, Décision du 29 juin 2023 ; Credithab, calculs ACPR.

Les deux dernières colonnes du tableau 1 indiquent le taux d’utilisation des flexibilités au deuxième et troisième trimestres 2023 (le mois de septembre a été le premier mois de d’application du dispositif ajusté, annoncé en juin 2023). Elles font apparaître une sous-utilisation des flexibilités existantes : à l’été 2023, les « normes HCSF » n’empêchaient aucunement les banques françaises, collectivement, d’accorder des prêts ne respectant pas les limites de taux d’effort (35 %) ou de durée (25 ans). Le net recul du crédit à l’habitat par rapport aux sommets atteints en 2021 et début 2022 (cf. graphique 2) s’explique par la baisse de la demande liée à la hausse des taux d’intérêt et au recul des transactions (dans un contexte où l’évolution des prix est incertaine malgré une orientation à la baisse) ; non par les contraintes imposées par le HCSF. Les banques disposent donc de marges pour accroître leur offre de crédit – jusqu’à + 6 % au total si elles utilisent toutes les flexibilités. 

Toutefois, la gestion de ces marges s’est avérée complexe pour les réseaux bancaires dont les choix d’octroi sont décentralisés au niveau des agences. Dans sa décision du 4 décembre 2023, le HCSF a précisé que leur utilisation serait appréciée en moyenne sur trois trimestres glissants non seulement pour les sous-enveloppes, mais aussi pour la marge globale de 20 %. Ceci permettra aux réseaux bancaires de ne plus craindre un dépassement ponctuel. Par ailleurs, le HCSF a abaissé à 10 % (au lieu de 25 % précédemment) le seuil de travaux ouvrant la possibilité d’un différé de remboursement d’une durée pouvant aller jusqu’à deux ans, étant entendu que les gros travaux de rénovation rendent impossible la jouissance immédiate des lieux, ce qui entraîne une duplication des dépenses de logement pendant leur durée. Enfin, les règles d’octroi des prêts relais sont simplifiées, les intérêts correspondants n’étant plus pris en compte dans le calcul du taux d’effort, sous réserve que le montant du prêt ne dépasse pas 80 % de la valeur du bien. Pour accompagner ces mesures, un mécanisme de réexamen des dossiers va être mis en place par les banques pour qu’un second regard puisse être porté à des dossiers solvables qui auraient été rejetés. Ces mesures d’ajustement devraient, sans risquer de provoquer un surendettement des ménages, favoriser un redémarrage du crédit habitat, lequel montre déjà quelques signes de stabilisation.
 

Image Graphique 2. Production mensuelle de crédit à l’habitat
Graphique 2

Source : Banque de France, Stat Info, 3 novembre 2023. Dernier point : septembre 2023

Macroprudence sur le crédit à l’habitat

La France n’est naturellement pas le seul pays à avoir introduit des normes d’octroi de crédit à l’habitat. Selon un rapport à paraître en décembre et réalisé sous l’égide de la Banque des règlements internationaux (BRI), huit des quatorze pays interrogés, dont la France, imposent des limites aux taux d’effort (service de la dette rapporté au revenu disponible) ; trois limitent le taux d’endettement (dette rapportée au revenu disponible) ; et onze limitent le montant du prêt en proportion de la valeur du bien. En parallèle, sept pays (dont la France) imposent des limites en matière de durée des prêts (cf. tableau 2).
 

Image Tableau 2. Mesures emprunteurs en vigueur dans 14 pays en 2023
Source : enquête CGFS (2023, à paraître en décembre 2023) auprès de Australie (AU), Belgique (BE), Canada (CA), France (RF), HongKong (HK), Irlande (IE), Israël (IL), Inde (IN), Luxembourg (LU), Nouvelle Zélande (NZ), Afrique du Sud (SA), Singapour (SG), Royaume-Uni (UK).

Dans l’Union européenne, selon le Conseil européen du risque systémique, 13 pays sur 27 imposent des limites aux taux d’effort des emprunteurs. Parmi eux, seule la France ne contraint pas aussi le ratio emprunt/valeur du bien. De ce fait, la France a traditionnellement été pointée comme un pays relativement peu contraignant en matière de crédit à l’habitat (EBRD, 2021).

À quoi servent ces mesures ? D’après ce même rapport à paraître en décembre, l’idée n’est aucunement de brider l’accès à la propriété, mais de protéger les emprunteurs (14 pays sur 14) et, dans une moindre mesure (9 pays sur 14), les banques prêteuses. Dans seulement cinq pays (et pas en France), l’objectif est aussi de limiter les cycles haussiers et baissiers du crédit et/ou des prix de l’immobilier. En bref, il s’agit essentiellement d’une mesure structurelle de prudence et non de lissage des cycles. C’est pourquoi les autorités macroprudentielles (en France comme ailleurs) se révèlent peu enclines à assouplir ces mesures dans le but de relancer le marché et soutenir la construction. Ce serait un peu comme assouplir les normes de sécurité des logements pour relancer le BTP.

Partant d’un niveau assez faible, le taux d’endettement des ménages a augmenté continûment en France depuis 25 ans, et il dépasse aujourd’hui les niveaux observés dans les autres grands pays européens (cf. graphique 3). Certes, les dossiers de surendettement des ménages auprès de la Banque de France concernent au premier chef des dettes commerciales et fiscales et non des emprunts immobiliers. Cette procédure est utilisée par des ménages généralement très modestes, alors que ce sont plutôt les classes moyennes et supérieures qui accèdent à la propriété. Toutefois, des échéances de prêts élevées peuvent mettre en difficulté un ménage en cas d’imprévu personnel, et l’obliger par exemple à revendre son bien en urgence. L’assurance emprunteur et la caution, quasi systématiquement demandées par les banques prêteuses en France, couvrent une partie seulement des aléas de la vie. 

Les taux de défaut sur les emprunts immobiliers sont faibles en France (de l’ordre de 1 % de l’encours pour le taux brut, cf. ACPR, 2023). Mais les banques y sont sensibles car elles font traditionnellement très peu de marge sur ces crédits. Cela permet aux emprunteurs français de bénéficier de taux d’intérêt nettement plus bas que dans les autres pays européens, en contrepartie de garanties sur leur capacité à rembourser. Or, la sinistralité est directement liée aux taux d’effort: entre 2008 et 2015, le doublement du taux de défaut a été porté par les cohortes d’emprunteurs pour lesquelles les conditions d’octroi s’étaient le plus assouplies lors de la précédente remontée des taux (Banque de France, 2021).

En phase de remontée des taux d’intérêt, la pression augmente pour lever le pied sur les critères de prudence à l’octroi de crédit. Mais ce sont justement ces critères qui rendent les emprunteurs comme les prêteurs plus résilients au niveau individuel comme au niveau de l’économie toute entière (résilience de la consommation, de l’investissement, moindre chute des prix des actifs financiers, etc.).
 

Image Graphique 3. Taux d’endettement des ménages, comparaison européenne
Graphique 3

Sources : HCSF (2019) et Banque de France (2023).

Des instruments finement calibrés

Les « normes HCSF » ne viennent pas de nulle part. Elles ont été introduites sous forme de simples recommandations en décembre 2019, Pour mettre fin à la dérive constatée progressivement par rapport aux pratiques traditionnelles de prudence des banques. Une augmentation simultanée des taux d’effort et de la durée des prêts était observée depuis plusieurs années. En 2018, près de 25 % des nouveaux prêts comportaient un taux d’effort supérieur à 35 %, pour une durée moyenne de 20 ans (HCSF, 2019). Or, la combinaison d’un taux d’effort important et une durée élevée augmente la probabilité d’un défaut de paiement. Le graphique 4 montre comment la recommandation du HCSF, devenue ultérieurement une norme contraignante, a enrayé la dérive des taux d’effort. La part des prêts accordés avec un taux d’effort supérieur à 35 % est redescendue à 12 % à partir de 2022. Elle s’est ensuite stabilisée malgré la remontée des taux d’intérêt.
 

Image Graphique 4. Ventilation de la production mensuelle de crédits à l’habitat par taux d’effort
Source : ACPR. Dernier point : mars 2023. Rupture de série en janvier 2020.

Le HCSF aurait pu, comme en Irlande ou en Nouvelle-Zélande, limiter le ratio prêt/valeur du bien. Il a préféré se concentrer sur le ratio remboursement de la dette/revenu (le taux d’effort) pour deux raisons :

  • le taux d’effort est plus favorable aux ménages primo-accédants qui n’ont pas encore constitué un apport personnel important ; il correspond à la pratique des banques au moment d’octroyer les prêts en France;
  • une limite constante de taux d’effort a l’avantage de ne pas amplifier la dynamique de prix de l’immobilier à la hausse comme à la baisse.

Le calibrage précis de la mesure a reposé sur des micro-simulations réalisées à partir d’un échantillon de transactions immobilières réalisées entre 2015 et 2017, en calculant l’impact de la mesure sur le pouvoir d’achat immobilier de différentes catégories de ménages, en simulant les appariements entre acheteurs et vendeurs dans cette nouvelle configuration et, pour finir, en simulant l’évolution des prix selon différentes règles d’ajustement. Le but était notamment de vérifier que la mesure n’allait pas exclure du marché certaines catégories d’emprunteurs comme les primo-accédants, les plus dépendants du crédit (cf.CGFS, 2023, à paraître, ainsi que Bauer et Krakovitch, 2019). Comme l’illustre le graphique 5, la part des primo-accédants n’a fait qu’augmenter après 2020 pour atteindre 41,9 % des crédits octroyés en mars 2023, et plus de 50 % des prêts ont été octroyés pour l’acquisition d’une résidence principale.

Image Graphique 5. Ventilation de la production mensuelle de crédits à l’habitat par objet (%)
Graphique 5

Source : HCSF, Rapport Annuel 2023.

Près de quatre ans après la première recommandation du HCSF en matière d’octroi de crédit à l’habitat, le bilan des « normes HCSF » est positif : sans avoir influencé le volume total de crédit ni à la hausse (jusqu’en 2022), ni à la baisse (depuis mi-2022), il a contribué à limiter la prise de risque des emprunteurs et des prêteurs y compris depuis la hausse récente des taux d’intérêt, le tout sans évincer du marché les primo-accédants, les plus dépendants du crédit. Le recul du crédit aujourd’hui est imputable à la faiblesse de la demande en lien avec la hausse des taux d’intérêt. Les taux d’intérêt prêteurs des banques répercutent progressivement le renchérissement de leurs passifs (dépôts à terme, livret A dont le taux est désormais stabilisé, financements de marché, les dépôts à vue demeurant non rémunérés). Notons que les taux prêteurs ont augmenté plus lentement, et le crédit à l’habitat est resté plus résilient en France que dans les autres pays de la zone euro depuis juillet 2022 (HCSF, 2023).

Le taux d’intérêt moyen des crédits nouveaux à l’habitat aux ménages (taux effectif global y compris frais et assurance) n’a intégré à ce stade qu’une partie de la remontée des taux directeurs de la BCE : il était de « seulement » 3,73 % pour les nouveaux prêts (hors renégociations) en septembre 2023 (chiffre Banque de France), soit moins que le taux de la facilité de dépôt qui est aujourd’hui de 4 % (taux auquel sont rémunérés les dépôts des banques commerciales auprès de l’Eurosystème), mais plus que le taux du livret  A, qui est de 3 % depuis le 1er août 2023. Les taux prêteurs pourraient continuer d’augmenter légèrement pendant quelques mois, avant de se stabiliser. La bonne nouvelle, c’est que les prix des logements commencent à baisser en France (voir Insee). La poursuite de ce mouvement, associée à une hausse attendue des salaires réels, contrebalancera la hausse des taux d’intérêt pour redonner du pouvoir d’achat aux acquéreurs, tout en encourageant les vendeurs à mettre leurs biens sur le marché, le temps ne jouant pas nécessairement en leur faveur. 

Les politiques publiques ont un rôle central à jouer pour favoriser la fluidité du marché, les incitations à l’offre et la réduction des coûts. Les pistes ne manquent pas, de la proposition de loi visant à réduire l’avantage fiscal lié à la location touristique par rapport au meublé traditionnel aux recommandations de l’Autorité de la concurrence (2023) sur l’entremise immobilière, en passant par les simplifications réglementaires et la fiscalité des transactions et des plus-values, les incitations à la densification urbaine, les gains de productivité dans la construction, etc. Le crédit à l’habitat n’est pas dysfonctionnel en France et il ne saurait à lui seul compenser les multiples distorsions du marché immobilier.