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FAZ : « Le cycle d’assouplissement monétaire n’est ni terminé ni automatique »
Intervenant

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 26 Mars 2025

Entretien du Gouverneur de la Banque, François Villeroy de Galhau, à la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 26 mars 2025.
Monsieur le Gouverneur, l'UE veut consacrer 800 milliards d'euros à la défense et l'Allemagne sort le bazooka. Comment évaluez-vous ces programmes de dépenses ?
Le programme allemand change positivement la donne pour l'Allemagne et pour l'Europe. L'Allemagne dispose depuis un certain temps déjà d'une marge de manœuvre budgétaire, et pour une économie en ralentissement, c'est le bon moment d’en tirer parti. Toutefois, pour que le programme soit une pleine réussite, il faut que l'offre industrielle, la capacité de production, augmente autant que le financement. C'est la seule façon d'éviter une dépendance persistante vis-à-vis de l'Amérique. Cela vaut également pour le programme européen d'armement. C’est la seule façon d’éviter une dépendance durable à l’égard des États-Unis.
Dans quelle mesure ces programmes de plusieurs milliards peuvent-ils dynamiser l'économie européenne ?
On peut s'attendre à un important effet multiplicateur des investissements dans les infrastructures, ainsi qu’à une croissance potentielle plus élevée à moyen terme en Allemagne. Certaines entreprises européennes du secteur de la construction pourraient également bénéficier des investissements dans les infrastructures. L’effet des dépenses de défense est plus difficile à évaluer. Elles n’augmentent pas la croissance potentielle, mais visent à éviter une catastrophe. C'est un peu comme les dépenses pour la protection du climat. Toutefois, il peut y avoir des retombées positives sur la recherche et le développement, comme l'ont montré les États-Unis avec Internet et d’autres technologies.
Cette politique fiscale expansive alimente-t-elle l'inflation ?
Non, pas nécessairement, car la demande intérieure reste faible en Europe, et si cette politique s’accompagne d’une expansion de l'offre industrielle. Cela vaut tant pour le secteur de la défense que pour celui des infrastructures.
Votre évaluation de l'évolution de l'inflation suite aux programmes de dépenses prévus reste-t-elle donc inchangée ?
Nous vivons dans un monde extrêmement incertain et devons garder une vision globale de tous les éléments, notamment la politique américaine, le protectionnisme, mais aussi les conditions financières, y compris les taux de change et les taux d’intérêt à long terme. Il existe une tendance solide à la désinflation en Europe. Le dernier taux d'inflation de 2,3% se rapproche de notre cible d’inflation de 2 %. En France, l’inflation est même exceptionnellement bien au-dessous de 2 %, à 0,9 %, en raison d’une forte modération des salaires. On n’insiste peut-être pas assez sur le fait que, grâce à la réussite de sa politique de lutte contre l’inflation, la BCE a pu abaisser ses taux plus tôt et à un niveau plus bas, à 2,5 %, que les banques centrales du Royaume-Uni et des États-Unis.
Cela plaide-t-il en faveur ou en défaveur d’un assouplissement de la politique monétaire dans les mois à venir ?
Le cycle d’assouplissement n’est ni terminé ni automatique. Comme les droits de douane ne devraient pas avoir d’effet inflationniste significatif dans la zone euro – et bien moins qu’aux États-Unis – je pense qu’il reste de la marge pour poursuivre l’assouplissement. Toutefois, son rythme et son ampleur restent à définir. C’est ce que j’appelle le pragmatisme agile : prendre des décisions de politique monétaire en s’appuyant sur les données – constatées et prévisionnelles – et ne pas hésiter à agir avec agilité. Aujourd’hui, les marchés s’attendent à un taux d’intérêt de la BCE d’environ 2% cet été. C’est un scénario possible, étant donné que l’été en Europe dure de juin à septembre...
La politique monétaire est-elle devenue plus difficile, car la politique mondiale change constamment ?
Assurément, l'environnement est devenu plus incertain et, à cause de M. Trump, il est même imprévisible. Mais au milieu de cette incertitude, la politique monétaire est un pôle de stabilité. Ce que nous pouvons garantir aux citoyens, aux entreprises et aux acteurs financiers européens, c'est la stabilité des prix et la stabilité financière. Notre rôle n'est évidemment pas de financer les États, ni les dépenses militaires. Mais si nous garantissons une inflation autour de 2%, cela inspire la confiance et réduit la prime de risque sur les taux d’intérêt. Au fond, c'est la meilleure chose que nous ayons héritée de la Bundesbank.
Les taux d'intérêt à long terme ont déjà augmenté ces dernières semaines, ce qui rend le financement de la dette publique plus cher. Cela engendre-t-il de nouveaux risques pour la stabilité ?
De nombreux pays européens étaient déjà tenus de faire attention quant au niveau de leur dette publique, indépendamment du niveau des taux d'intérêt. Cela étant, la hausse récente résulte principalement de l’annonce de l’Allemagne. Toutes choses égales par ailleurs, cette hausse des rendements à long terme entraîne un durcissement des conditions financières, que nous devons intégrer dans notre évaluation monétaire.
Quel est l’intérêt des règles budgétaires telles que le pacte de stabilité et de croissance européen, de toute façon ignoré depuis des années ?
Je suis un fervent partisan du Pacte de stabilité et de croissance. Qu’on le mette en œuvre ! Il ne serait alors pas nécessaire d'y ajouter des règles budgétaires nationales. Et il ne faut pas rendre les règles absolues. Il convient toutefois de conserver un certain degré de discernement et d’adaptabilité aux circonstances exceptionnelles.
Mais à partir de quel point l'endettement public devient-il dangereux ? Des pays comme la France se sont depuis longtemps éloignés des 60 pour cent de la performance économique prévus par le pacte de stabilité et de croissance.
Presque tous les pays européens sont au-dessus de ce niveau. Objectivement, tous les économistes s'accordent à dire que le seuil initial de 60% est un point de référence utile, mais que la soutenabilité de la dette doit être évaluée principalement en tendance, sur la base du solde primaire et de l’écart entre le coût de la dette et la croissance du PIB nominal. Si vous voulez réduire le ratio dette/PIB, il vous faut un excédent primaire, c’est-à-dire des recettes plus élevées que les dépenses hors intérêts. C’est ce que je recommande fortement en France.
En plus des centaines de milliards de dépenses supplémentaires, comment l'Europe pourrait-elle et devrait-elle relancer sa croissance potentielle qui s'essouffle ?
N’oublions pas les rapports d'Enrico Letta et de Mario Draghi. La réponse de l'Europe au choc Trump ne doit pas être uniquement une mobilisation militaro-diplomatique, mais aussi une mobilisation économique. Les recommandations structurelles de M. Draghi pour renforcer la compétitivité ne coûtent rien budgétairement, mais peuvent vraiment accroître le potentiel de croissance de l’Europe. Selon les calculs du FMI, la performance économique européenne pourrait être accrue de 7% si les obstacles internes au marché unique étaient réduits de 10 %, en particulier dans les services. De plus, la mauvaise allocation de l’abondante épargne européenne – trop de dette, pas assez de fonds propres – doit être corrigée. Et cette réserve d’épargne domestique devrait être dirigée davantage vers l’économie européenne et moins vers l’extérieur. En outre, nous devons réduire le fardeau bureaucratique. L’accumulation de normes n’est plus supportable pour les entreprises et les citoyens. Cela nous permettrait d’innover beaucoup plus rapidement.
Mais l'approfondissement du marché unique européen des capitaux reste depuis longtemps bloqué à l'état de projet.
Certes, mais je crois que les choses évoluent politiquement en faveur de cette « Union pour l’épargne et l’investissement ». Je salue le nouveau plan d’action de la Commission européenne annoncé la semaine dernière : 21 actions, ce qui reste une longue liste, mais avec des priorités comme le capital-risque ou une supervision centralisée. Mais si nous nous en tenons aux réserves bureaucratiques habituelles, en cherchant à défendre la totalité du champ traditionnellement couvert par les autorités nationales de surveillance des marchés ou en affirmant qu’il ne faut pas investir dans des produits innovants tels que le capital-risque, nous ne parviendrons à rien. C’est le moment pour l’Europe de se réveiller et de renforcer notre souveraineté financière. Le futur Chancelier allemand l’a dit très clairement. Et je peux témoigner que je n’ai jamais senti une telle volonté européenne que lors de la dernière réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE début mars.
Y a-t-il des signes que l'Europe profite du fait que Trump éloigne les investisseurs ?
Non, et il faut malheureusement le dire très franchement : personne n'en bénéficie, ni en Europe ni en Asie. La tragédie de la politique économique de Trump tient au fait qu’elle transforme un jeu à somme positive, ce qu'est une économie mondiale ouverte, en un jeu où tout le monde un perdant. Cela s’applique d’abord et avant tout aux États-Unis eux-mêmes. Dans ses dernières prévisions, la Réserve fédérale a sensiblement abaissé ses perspectives de croissance aux Etats-Unis et augmenté celles de l'inflation. Tout le monde s'attendait à ce que les cours des actions américaines augmentent sous Trump, mais ils ont baissé pour l’instant.
La BCE pousse à l'introduction d'un euro numérique. Est-il vraiment nécessaire ?
Tout le monde s’accorde sur le fait que la monnaie doit devenir numérique, afin de répondre aux attentes de nos concitoyens. Mais dès le 20 janvier, la nouvelle administration américaine a publié un décret privilégiant les crypto-actifs américains : voulons-nous que l'avenir de notre monnaie numérique soit entre les mains d'émetteurs de crypto-actifs privés et non européens, à l’heure où nous parlons d'autonomie stratégique de l'Europe ? La réponse doit être non. Nous devons conserver un ancrage monétaire public et européen. Il serait totalement incohérent de se mobiliser pour une plus grande autonomie de l’Europe sur les plans militaire ou économique, sans le faire dans les domaines clés de la monnaie et des paiements. Dans les paiements, nous sommes déjà lourdement dépendants de quelques grands systèmes de paiement par carte non européens. Nous devons maintenir un ancrage monétaire public et européen, et développer les paiements en partenariat étroit avec les banques commerciales européennes.
Que pensez-vous de l'idée de créer, comme Trump, une réserve stratégique de bitcoins ?
Le bitcoin n'est pas une monnaie. Personne n’est responsable de sa valeur et son prix a fortement fluctué par le passé. Il peut constituer un investissement pour certains investisseurs privés prêts à prendre des risques. Toutefois, les réserves de change sont l’argent des citoyens, que nous devons investir avec sagesse, et non de manière spéculative. Nous nous en tiendrons à cette sagesse.
N'attendez-vous pas d'effets positifs de la déréglementation prévue aux Etats-Unis, y compris de l'industrie des cryptos ?
La régulation des crypto-actifs a évidemment du sens, ne serait-ce que pour empêcher le blanchiment de capitaux sur le dark web ou via des transactions illégales, et pour garantir la protection des investisseurs. En Europe, nous avons créé ce cadre avec le règlement MiCA. À l’inverse, la dérégulation aux États-Unis pourrait semer les graines d’une prochaine crise financière, avec des conséquences pour l’économie mondiale. Nous ne pouvons que regretter que les États-Unis ne mettent pas en œuvre la réglementation bancaire Bâle III et ne tiennent pas compte des recommandations du Conseil de stabilité financière : au-delà des banques, il y a le problème des non-banques et de certains fonds spéculatifs. La dérégulation à l’américaine, qui remet même en question l’objectif de stabilité financière et le changement climatique, constitue un déni de réalité. Il existe néanmoins une marge de simplification en Europe, comme nous l’avons écrit à la Commission avec mon ami Joachim Nagel, le président de la Bundesbank, et nos collègues italien et espagnol. La simplification, oui ; la dérégulation, non.
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Mise à jour le 26 Mars 2025