Discours

Dépasser la première génération d’innovation et de régulation pour la finance tokénisée : le cas de la DeFi

5 Avril 2023
Denis Beau Intervention

Discours de M. Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France, à l’occasion du changement de directeur du bureau de représentation de la Banque de France pour la région Asie-Pacifique à Singapour

31 mars 2023

Je suis heureux d’être parmi vous aujourd’hui à l’occasion de cette passation de pouvoirs. Elle me donne l’opportunité et le plaisir de remercier François Haas, dont les fonctions de représentant en chef de la Banque de France en Asie et de directeur de notre bureau de Singapour s’achèvent, et d’accueillir Stéphane Latouche qui lui succède. Elle me donne aussi l’occasion de souligner l’excellente collaboration que nous avons avec la MAS (« Monetary Authority of Singapour » pour l’Autorité monétaire de Singapour), dans de multiples domaines, en particulier celui de l’innovation financière. Dans mes remarques aujourd’hui, je voudrais illustrer cette collaboration, notamment à travers nos travaux sur le développement de la finance tokénisée et de la « finance décentralisée », et comment nous, à la Banque de France et à l’ACPR, œuvrons afin de répondre à ce changement de paradigme, conformément à notre mandat de stabilité financière.

I. Un renforcement des liens bilatéraux entre l’ACPR, la BdF et la MAS, un partenariat très étroit et durable entre Singapour et la France

Permettez-moi de commencer par ce que l’ACPR, la BdF et la MAS ont réalisé ensemble. La coopération entre la BdF et la MAS s’est considérablement renforcée, en particulier depuis l’ouverture en 2020 du Bureau de représentation pour la région Asie-Pacifique, ici à Singapour, qui est l’un des centres financiers les plus innovants (avec un secteur Fintech solide), et une zone très importante dans le monde actuel. 

La MAS, la BdF et l’ACPR ont approfondi et diversifié leurs liens dans des domaines clés et de pointe, tels que a) la cybersécurité, avec un exercice international de gestion de crise cyber mené conjointement en juin 2022, b) la Fintech, avec un protocole d’accord entre la MAS et l’ACPR, c) la cryptographie post-quantique, dont les travaux en cours unissent la BdF et la MAS, d) la finance verte, dont une étape importante a été franchie conjointement avec la Conférence France-Singapour sur la finance durable en mai 2022, et enfin e) la tokénisation de la finance, avec des expérimentations en matière de monnaie numérique de banque centrale impliquant des paiements transfrontières.

  • Je tiens à remercier chaleureusement Ravi Menon et le personnel de la MAS, de même que les collègues du bureau de la BdF à Singapour, qui ont contribué au renforcement de nos liens bilatéraux. Je voudrais également exprimer ma sincère gratitude à François Haas pour son engagement proactif dans le développement de cette coopération entre la MAS, l’ACPR et la BdF. François était la bonne personne au bon endroit pour relever le défi du lancement et de la direction de notre bureau de représentation ici, s’appuyant notamment sur son expérience antérieure en tant que représentant en chef pour les Amériques. Vos réussites, François, sont d’autant plus remarquables que vous avez pris vos fonctions précisément lorsque les interactions physiques, en face à face, ont été limitées pendant un long moment par les mesures de confinement. Je tiens également à accueillir très chaleureusement Stéphane Latouche. Fort d’une grande expérience au sein et en dehors de la Banque, il contribuera, j’en suis sûr, à développer encore les activités de notre bureau de représentation avec vous tous, et notamment à renforcer nos liens bilatéraux avec la MAS, en particulier pour de futurs partenariats en matière d’innovation. 
  • De fait, l’innovation ne s’arrête jamais, l’innovation c’est avant tout le changement. L’innovation financière illustre cette période de changement rapide, avec une vague de nouveaux acteurs, de nouveaux actifs numériques sous la forme de crypto-actifs, et de nouvelles infrastructures d’échange et de règlement. Parmi ces tendances à la numérisation, la « finance décentralisée », dite DeFi, émerge. La DeFi est un ensemble d’applications qui fournissent des services financiers basés sur des crypto-actifs, fonctionnant sur des blockchains publiques et utilisant des automates exécuteurs de clauses (smart contracts). En tant que superviseurs et fournisseurs de services de règlement en monnaie de banque centrale, nous devons rester vigilants, explorer les opportunités qu’elle présente et relever les défis qu’elle soulève.

II. Impact sur les activités de la Banque de France et le mandat de maintien de la stabilité

À cet effet, nous avons développé nos actions selon deux axes qui devraient apporter une assise supplémentaire au dialogue et à la coopération que nous avons institués à partir d’ici, à Singapour.

1. Le premier axe consiste à aller au-delà de la première génération de réglementation des crypto-actifs

De fait, la première génération des règlementations relative aux crypto-actifs ne permet pas de répondre totalement aux défis posés par la DeFi. Par exemple, en Europe, les services totalement « décentralisés » sont exclus du champ d’application du règlement MiCA.

Pour dépasser cette première étape, nous devons bâtir un cadre réglementaire adapté aux spécificités de la DeFi. À mon sens, lors de la conception de ce cadre, nous ne devons pas essayer de reproduire à tout prix les réglementations financières existantes. Au contraire, il pourrait être intéressant de s’inspirer des réglementations existant dans d’autres secteurs. Par exemple, on pourrait imaginer fixer des règles s’appliquant aux « produits » même quand leur « producteur » ou « émetteur » n’est pas clairement identifié.

De plus, nous devons reconnaître les spécificités techniques de la finance décentralisée et accorder une attention particulière aux trois couches (blockchains, applications et points d’accès) qui constituent schématiquement la DeFi.

Premièrement, nous devons évaluer la résilience de l’infrastructure blockchain sur laquelle la DeFi est bâtie. Cela débouche sur une question ouverte : les blockchains publiques peuvent-elles apporter le niveau de sécurité nécessaire et si oui, comment ?

Dans cette perspective, nous pourrions nous préoccuper de la sécurité des applications sur lesquelles les « services » de la DeFi sont fournis. Une piste logique pour la réglementation consisterait à définir le périmètre des protocoles jugés « sûrs », c’est-à-dire ceux dont le code informatique a été certifié. Bien évidemment, il en découle de nombreuses questions opérationnelles qui doivent être analysées avec attention.

Troisièmement, nous pourrions réglementer l’accès à la DeFi, afin de protéger les utilisateurs, et notamment la clientèle particulière. Les intermédiaires – ou « points d’accès », quelle que soit leur forme – qui permettent d’accéder à la DeFi doivent respecter des règles de bonne conduite et être soumis à un devoir de vigilance et de conseil ainsi qu’aux exigences en matière de connaissance du client (KYC), lorsque cela est nécessaire.

Afin de contribuer à cette réflexion, nous nous apprêtons à publier un document de réflexion sur de possibles pistes réglementaires pour la DeFi. Pour élaborer le cadre le plus approprié, en tenant compte notamment de la question de la proportionnalité, nous devons nourrir notre réflexion des apports de l’ensemble des acteurs : professionnels des services financiers ou du secteur des crypto-actifs, spécialistes en informatique, universitaires, autres régulateurs et superviseurs... C’est pourquoi ce document fera l’objet d’une large consultation, et j’attends avec impatience vos réactions sur ce sujet.

2. Le deuxième axe consiste à utiliser l’innovation de la DeFi au service du développement de la finance tokénisée et de l’amélioration des paiements transfrontières.

L’attention que nous portons à la DeFi n’est pas uniquement motivée par le risque qu’elle représente pour la stabilité financière, mais également par notre intuition que son potentiel d’innovation pourrait servir le développement d’une tendance actuelle : la tokénisation de la finance. Pour ce faire, les banques centrales et les acteurs financiers traditionnels doivent comprendre le fonctionnement de la DeFi et maîtriser ses aspects innovants afin de les utiliser, de manière sécurisée, à d’autres fins que la spéculation sur les cryptos-actifs.

C’est ce que nous tentons de faire avec le projet Mariana, l’expérimentation que nous conduisons actuellement avec la MAS, la Banque nationale suisse ainsi qu’avec les centres d’innovation de la BRI, de l’Eurosystème, de Singapour et de Suisse. Pour schématiser, nous construisons un marché automatisé pour l’échange de MNBC reposant sur un concept importé de la DeFi. Ce projet est vraiment à la croisée de plusieurs thèmes : l’amélioration des paiements transfrontières, l’interopérabilité des MNBC, la compréhension de la DeFi et le développement de la finance tokénisée.

D’un point de vue technique, ce projet constitue un véritable défi et contribuera à la définition de normes relatives aux smart contracts pour l’automatisation des marchés financiers tokénisés et l’interopérabilité des MNBC. Ces normes sont nécessaires pour permettre un décollage en toute sécurité de la tokénisation de la finance et pour réduire la fragmentation dans cet environnement. En cas de succès, le projet Mariana pourrait constituer une étape importante vers l’amélioration des paiements transfrontières et multidevises.

Confiants dans la solidité de notre coopération avec la MAS, nous espérons que d’autres expérimentations conjointes suivront le projet Mariana. Il reste encore beaucoup à faire, notamment en ce qui concerne les activités financières plus complexes entourant le cycle de vie des titres financiers dans un contexte transfrontière et multidevises.

Pour conclure, je voudrais dire que l’innovation financière est prometteuse et passionnante, mais que pour une institution comme la Banque de France, qui compte parmi ses missions fondamentales celle d’assurer la stabilité financière, elle peut être source de problèmes sinon d’inquiétudes. Elle est donc, dans tous les cas, très stimulante pour nous et nous conduit à reconsidérer et à adapter notre rôle, nos politiques et nos services. À cette fin, avec l’aide de notre équipe à Singapour, et sous la nouvelle direction de Stéphane Latouche, j’espère sincèrement que nous pourrons continuer à travailler avec vous ici à Singapour, et en particulier avec la MAS, afin de mieux maîtriser l’innovation et construire l’avenir de notre système financier.

Je vous remercie de votre attention.