Discours

Comment faire de l’intégration financière européenne un atout stratégique dont les Européens seront les acteurs

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 9 Mai 2025

Denis Beau Intervention

Cérémonie de remise des prix 36CIMEF, 7 mai 2025
Discours d’honneur de Denis Beau, Premier sous-gouverneur
 

Mesdames et Messieurs,

C’est un plaisir de vous accueillir à la Banque de France pour la remise des prix du 36e concours international des mémoires de l’économie et de la finance. Avant de mettre en avant les meilleurs mémoires et les travaux les plus originaux que le jury a choisis de distinguer cette année, permettez-moi de m’adresser particulièrement à tous les étudiants.

À l’heure où vous entrez ou vous apprêtez à entrer dans la vie active, je voudrais partager avec vous un diagnostic et deux certitudes qui, je l’espère, marqueront les premières années de votre vie professionnelle. (I) Le diagnostic c’est que nous sommes à la charnière entre deux époques. C’est, au fond une chance et une responsabilité. Et pour tirer le meilleur parti de ce moment, je suis convaincu que nous devons changer notre regard (II.) d’une part pour faire enfin de l’intégration financière un atout stratégique pour l’Europe et d’autre part (III.) pour faire des Européens les acteurs de leur destin plutôt que les sujets d’un projet technocratique.

I. Se tenir à la charnière d’une nouvelle époque : prendre au sérieux les défis et saisir les opportunités

Je commence par le diagnostic. C’est devenu un lieu commun – et cela n’en reste pas moins vrai : nous sommes au seuil d’une nouvelle époque. 

Depuis une quinzaine d’années, avec le déclenchement de la Grande Crise Financière, nous avons redécouvert l’importance vitale en même temps que la fragilité de nos systèmes financiers, de nos économies, de nos démocraties, de la paix en Europe, du climat et de nos écosystèmes, etc. 

Dans ce monde qui change sous nos yeux, il convient aussi de relever une évidence : l’Europe court un risque de décrochage. Notre économie accuse un retard en matière de croissance, de productivité et d’innovation. La croissance cumulée du PIB par habitant aux États-Unis entre 1999 et 2024 a atteint 46 %, contre 30 % dans la zone euro. Les entreprises européennes investissent, en pourcentage du PIB, deux fois moins dans la recherche et le développement (R&D) que leurs homologues américaines.

Renverser cette perte de vitesse et renouer avec la croissance, l’innovation et la productivité est le premier des trois défis interdépendants que nous avons à relever à très court terme. Il nous faut également construire enfin une souveraineté et une autonomie stratégique européenne et mener les transitions climatique, environnementale, numérique et démographique, que nous devons anticiper et accompagner si nous ne voulons pas les subir.

Les besoins d’investissement pour être à la hauteur des enjeux du moment sont massifs : si nous ajoutons « ReArm Europe » aux fameux chiffres de Draghi, l’UE devra investir 900 milliards d’euros supplémentaires par an jusqu’en 2030. Cet effort représenterait plus de 5 % de notre PIB.

II. Renouveler notre perspective européenne : remettre la finalité au centre de l’agenda européen d’intégration financière

Relever ces défis exigera beaucoup de chacun. De mon point de vue de banquier central et de superviseur, je pense que la Finance a un rôle particulier à jouer dans la réponse européenne : depuis 50 ans, nous avons patiemment œuvré à un marché unique européen, notamment pour les services financiers, appuyé sur des impulsions fortes comme la création de la monnaie unique, la mise en place des ESA, l’établissement de l’Union bancaire et du SSM et la poursuite du projet d’une Union des marchés de capitaux.

Chacune de ces initiatives a représenté un progrès tout à fait réel. Cependant, toutes ces années, nous nous sommes inscrits dans une logique principalement institutionnelle et, au fond, bureaucratique. 

Pour que l’intégration financière européenne se matérialise pleinement et porte tous ses fruits, en particulier à un moment où le paysage financier semble devoir se reconfigurer et peut-être se fracturer en profondeur, à la suite en particulier des changements de politiques engagés par la nouvelle administration américaine, il serait opportun de privilégier désormais une approche plus « substantielle », pour faire du système financier européen non seulement un sujet de régulation mais surtout un atout au service de l’économie européenne. 

Pour cela, comme le gouverneur de la Banque de France vient de fortement le souligner dans sa dernière Lettre au Président de la République, il est nécessaire de mettre en œuvre des mesures concrètes bénéficiant d’un consensus suffisant au sein de l’UE en priorisant trois axes : réduire la fragmentation des marchés, investir mieux et innover plus vite. 

Le projet d’union de l’épargne et l’investissement (UEI) est au cœur de ces trois priorités : il vise à créer un marché unique du financement pour accroitre l’efficience de l’allocation de l’épargne en faisant levier sur les complémentarités entre Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux car force est de constater que ce marché du financement bancaire et par les marchés est toujours significativement fragmenté sur la base des frontières nationales.

Il faut également je crois passer d’une obligation de moyens à une obligation de résultat. Au fond, les projets à mener ne sont pas nouveaux mais la logique est très différente. L’agenda européen a jusqu’à présent surtout été pensé comme un agenda réglementaire qui serait une condition suffisante pour un résultat final dont nous ne serions pas comptables. Mais l’action publique ne se réduit pas à la rédaction de textes. Elle doit partir d’une intention assumée, revendiquer une ambition et être responsable de résultats concrets.

Pour illustrer mon propos je prendrai trois exemples :

Le premier concerne la cadre de régulation du système financier. Il est impératif de le simplifier. Au fil du temps, notre approche institutionnelle et le primat donné à la réglementation ont accumulé des lourdeurs et des incohérences excessives. Il est possible de revisiter le cadre réglementaire en cherchant à le rendre plus efficace et plus agile sans remettre en cause les objectifs poursuivis et généralement atteints, et donc sans s’engager dans une course au moins disant réglementaire dans laquelle pourrait nous entraîner la nouvelle administration américaine.

C’est, de manière emblématique, le cas des réglementations adoptées en matière d’ESG, et pour lesquelles la Commission vient de faire des propositions avec le projet de Directive Omnibus, qui nous paraissent pour l’essentiel à la Banque de France bienvenues. 

Un autre candidat évident à la simplification, c’est le cadre prudentiel bancaire dans toutes ses dimensions, microprudentielles, macroprudentielles et de résolution où les exemples de complexité excessive, de redondance et de surtransposition des standards internationaux abondent. Le sujet est devenu proprement byzantin et même les spécialistes s’y perdent – sans compter les enjeux institutionnels qui empêchent d’avoir une vision globale des exigences de fonds propres des banques et de leur bon niveau.

Un second exemple concerne le financement en fonds propres de l’économie européenne. Du capital-risque au marché « actions », nous avons tous les instruments mais aucun vraiment à l’échelle. Il faut en particulier que nous tirions mieux parti des investisseurs de long terme européens qui sont, considérés ensemble, des acteurs de premier ordre des marchés financiers mondiaux mais peinent à « faire masse », en profitant par exemple de la révision de la directive Solvabilité 2 et en utilisant mieux les institutions financières publiques européennes et nationales pour développer des partenariats public/privé. 

Mon dernier exemple concerne les infrastructures des marchés. Il faut adapter nos infrastructures européennes à la vague d’innovations technologiques en cours de déploiement, fondées sur les technologies de registre distribué et la tokenisation des actifs. Il s’agit d’abord de permettre le développement d’une monnaie numérique de banque centrale utilisable par les participants de marché (Wholesale CBDC) et in fine par nous tous dans nos paiements quotidiens (« l’euro digital »); puis à moyen terme de mettre en place un registre unifié (unified ledger) qui permette de moderniser l’ensemble des opérations sur titres. Les annonces récentes des autorités américaines en faveur des crypto-actifs et des stablecoins constituent une incitation puissante pour mener à bien ce chantier essentiel pour maintenir notre souveraineté monétaire et financière dans le nouveau monde dans lequel nous entrons. Il s’agit désormais de passer des expérimentations aux réalisations opérationnelles au plus vite. Sachez que la Banque de France et les banques centrales de l’Eurosystème travaillent très activement et résolument à ce chantier.

III. Ne pas oublier l’humain : l’épargnant et le financier comme parties prenantes

L’une des clefs de cette approche plus substantielle de l’intégration financière européenne est donc de faire plus simple et plus stratégique. Revenir à une demi-douzaine d’objectifs dont la finalité et l’impact sont clairs plutôt qu’à un plan d’action de 36 chantiers de nature très technocratique.

Mais il existe un autre enjeu trop souvent oublié : la dimension humaine de ce projet puisque rien ne peut se faire sans mobilisation des hommes et des femmes. En l’espèce, il s’agit de mobiliser l’épargnant et le professionnel de la finance.

De ce point de vue, il est clair que la situation actuelle en France, et probablement également dans d’autres juridictions européennes, n’est pas optimale. La réglementation est bien intentionnée mais à tout le moins complexe, et à certains égards infantilisante pour l’épargnant et vecteur chez les intermédiaires d’une approche de l’intérêt du client plus par la conformité que par la recherche de son intérêt essentiel. De manière générale, elle traite surtout les symptômes sans bien considérer les causes parmi lesquelles figure en bonne place côté épargnants un illettrisme financier désormais bien documenté et dont l’impact en termes de comportements patrimoniaux est sous-optimal du point de vue de l’intérêt du ménages (rendements réduits) comme du point de vue du financement de l’économie (offre de financement relativement averse au risque)

Pour contribuer à remédier à cette situation, la Banque de France entend jouer pleinement son rôle d’opérateur de la stratégie nationale d’éducation financière que lui ont confié les pouvoirs publics, pour expliquer, former et donner des repères. Je salue à ce titre le travail d’EDUCFI, qui propose des contenus pédagogiques accessibles à tous pour mieux comprendre l’argent, l’épargne, le crédit ou les risques d’arnaques. Je vous invite à faire connaître ces ressources et à les utiliser largement : c’est un levier concret de diffusion de la culture économique.

Mais nous devons aller plus loin. Renforcer l’éducation financière, c’est permettre à chacun de mieux comprendre ses choix, de mieux protéger son épargne, et de mieux contribuer – indirectement mais efficacement – au financement de l’économie. C’est une condition de justice sociale, d’efficacité économique, et de citoyenneté.

Pour conclure mon propos, permettez-moi de formuler un vœu pour vous les étudiants qui vous apprêtez à « entrer dans la carrière », C’est vous, demain qui ferez vivre le système financier européen. Puissiez-vous être toujours attachés à l’intérêt de vos clients et avoir une compréhension large des enjeux auxquels nous sommes collectivement confrontés : derrière votre métier, il y a une mission essentielle pour notre société. La qualité de votre travail fera aussi la différence pour l’avenir de l’Europe et des Européens.
 

Mise à jour le 9 Mai 2025