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Zone euro et fragmentation interbancaire: mauvais souverain ou mauvais bilans ?

Mise en ligne le 8 Novembre 2018
Auteurs : Silvia Gabrieli, Claire Labonne

Billet n°92. Entre 2011 et l’annonce des OMT, des ratios élevés de créances douteuses sur les pays périphériques ont entravé l’accès des banques au marché interbancaire. La détention importante d’obligations émises par les souverains périphériques a également accru le coût du financement interbancaire. L’introduction des OMT en 2012 et des TLTRO en 2014 a réussi à réduire ces sources de fragmentation.

Image Graphique 1 Taux d’intérêt moyens sur le marché interbancaire de la zone euro pour les banques GIIPS et les banques non GIIPS Source : Gabrieli et Labonne (2018)
Graphique 1 Taux d’intérêt moyens sur le marché interbancaire de la zone euro pour les banques GIIPS et les banques non GIIPS Source : Gabrieli et Labonne (2018)

Note : Taux d’intérêt au jour le jour moyens hebdomadaires, pondérés des volumes. GIIPS = Grèce, Irlande, Italie, Portugal, Espagne et Chypre. Pré-OMT : Juillet 2011 – Juillet 2012 ; OMT : Août 2012 – Juin 2014 ; TLTRO : Juillet 2014 – Décembre 2015

Pourquoi la fragmentation du marché interbancaire est-elle importante ?

En temps normal, le marché interbancaire est indispensable pour l’ensemble du système financier car c’est la principale source de financement à court terme pour les banques, et son bon fonctionnement est important pour la stabilité financière. Les tensions sur la liquidité, liées notamment au risque de défaut d’une contrepartie sur le marché interbancaire, ont été un puissant canal de transmission transfrontière des chocs durant les récentes crises financières.

Pour deux banques dont le profil de risque est analogue, l’accès au marché interbancaire et les taux d’intérêt qu’elles payent ne devraient pas différer de manière significative selon le pays dans lequel elles ont leur siège. Tout au long de la période 2011-2015, cependant, les banques ayant leur siège dans les pays périphériques (ou GIIPS : Grèce, Irlande, Italie, Portugal, Espagne et Chypre) ont payé en moyenne des taux d’intérêt plus élevés que les banques non périphériques (cf. graphique 1). L’écart était particulièrement important en décembre 2011, avant la première opération de refinancement à trois ans de l’Eurosystème, et en août 2012, avant l’annonce du programme d’opérations monétaires sur titres (OMT) de la BCE.

En affectant la capacité de financement des banques, la fragmentation du marché interbancaire peut entraver la bonne transmission de la politique monétaire et donc restreindre l’octroi de crédit à l’économie réelle. Dans la zone euro, la fragmentation interbancaire a été alimentée par le lien entre banques et souverains : les banques des pays périphériques ont été affectées par les problèmes d’endettement de leurs gouvernements et inversement (Fahri et Tirole, 2018). La nécessité de réduire la fragmentation financière et de garantir une politique monétaire unique dans la zone euro a été une motivation importante à l’origine des mesures non conventionnelles.

La fragmentation liée au risque de crédit et au risque souverain

La fragmentation évoquée dans la section suivante correspond à l’impact du risque de contrepartie lié à l’exposition aux économies GIIPS sur l’accès au marché et sur l’écart des taux d’intérêt payés (fragmentation liée au risque de crédit). Par ce canal, une exposition plus importante aux pays GIIPS devrait affecter les banques emprunteuses dans la même mesure, qu’elles aient ou non leur siège dans un pays périphérique. Dans la dernière section, nous étudions la source souveraine de fragmentation, c’est-à-dire le risque que le coût du financement soit plus élevé pour les banques GIIPS, la probabilité qu’elles soient renflouées étant moins forte que pour les banques non GIIPS, en raison du risque de défaut plus important de leur souverain.

Mesurer la fragmentation dans le cadre d’une politique monétaire non conventionnelle

Pour estimer la fragmentation liée au risque de crédit, nous combinons des données granulaires sur les prêts interbancaires estimés des paiements réglés dans TARGET2 en 2011-2015 avec des informations prudentielles publiées depuis 2011 par l’Autorité bancaire européenne (ABE) relatives aux fonds propres et aux expositions de 115 banques européennes (pour plus de détails, cf.  Gabrieli et Labonne, 2018). Pour chaque prêt, nous recensons la banque prêteuse et la banque emprunteuse, la date, le volume et le taux d’intérêt du prêt. Dans les données de l’ABE, nous examinons la composition transfrontière et intersectorielle des expositions des banques (souverain, entreprises et particuliers). Ces informations nous servent à construire, pour chaque banque, plusieurs mesures du risque de crédit lié aux pays GIIPS. Cette base unique de données nous permet d’étudier l’impact du risque souverain et du risque de crédit, mesurés par l’ampleur et la qualité des expositions aux GIIPS, sur la probabilité de trouver un prêteur sur le marché interbancaire et sur les taux d’intérêt des prêts. 

En théorie, avant l’annonce par la BCE des OMT sur les titres de dette souveraine, on s’attend, en fonction de l’ampleur et du degré de risque des expositions des banques aux actifs GIIPS, à une hausse (baisse) des taux interbancaires (de l’accès au marché). Après l’OMT, on s’attend à une réévaluation par les prêteurs du degré de risque des actifs GIIPS. Cela peut réduire la fragmentation interbancaire.

Nous identifions la source de fragmentation liée au risque de crédit en comparant les modalités d’emprunt de banques ayant leur siège dans un pays non périphérique uniquement. Nous observons l’effet de l’ampleur et de la qualité de leurs expositions aux GIIPS sur les conditions de prêt, après prise en compte d’autres caractéristiques de risque propres aux banques (taille, notation et ratio de fonds propres) et de facteurs de risque spécifiques à chaque pays (via les CDS souverains, par exemple). En outre, en comparant la variation des coûts entre banques périphériques et non périphériques due à leurs expositions aux actifs GIIPS, on peut distinguer la fragmentation liée au risque de crédit de celle liée au risque souverain.

Avant l’OMT, la fragmentation est liée à de mauvais bilans

Premièrement, nous constatons, toutes choses égales par ailleurs, que des ratios élevés de créances douteuses (NPL) sur les actifs GIIPS entravent l’accès des banques non GIIPS au marché interbancaire avant l’annonce des OMT. Des ratios de NPL plus élevés sur les actifs GIIPS diminuent la probabilité de trouver un prêteur au cours de cette période.

Deuxièmement, plus l’exposition d’une banque non périphérique aux souverains GIIPS est forte, plus les taux de ses prêts interbancaires sont élevés. Plus spécifiquement, une hausse de 1 point de pourcentage de la part des expositions aux souverains GIIPS entraîne une augmentation de 1,3 point de base des écarts de taux d’intérêt (par rapport au taux de la facilité de dépôt), soit 13 % de l’écart moyen payé par les emprunteurs non GIIPS durant cette période.

Les OMT et les TLTRO réduisent cette source de fragmentation

Après l’annonce de l’OMT, et après l’annonce de la première série de TLTRO en juin 2014, l’impact des ratios de NPL élevés sur la probabilité de trouver un prêteur devient négligeable. En outre, l’effet des expositions des banques aux actifs GIIPS sur les écarts de taux d’intérêt devient négatif, alors qu’il était positif.

Le risque lié au pays d’origine

Enfin, si on élargit l’échantillon aux banques GIIPS, on peut comparer l’impact du pays d’origine sur la variation des écarts de taux d’intérêt. On utilise une série d’effets liés au pays emprunteur, tirés des estimations relatives aux taux d’intérêt. Ceux-ci prennent en compte l’évolution dans le temps du pays d’origine de l’emprunteur, notamment le risque souverain. Ainsi, on constate des effets positifs pour les banques espagnoles, italiennes et françaises, mais uniquement avant l’OMT ; les effets deviennent non significatifs et légèrement négatifs après l’OMT avant de devenir des décotes après l’introduction des TLTRO (cf. graphique 2). Le risque lié au pays d’origine n’est alors plus significatif après l’OMT.

Dans l’ensemble, l’OMT réduit les deux sources de fragmentation : il réduit le coût de l’emprunt pour les banques exposées aux pays GIIPS et accroît la probabilité de trouver une source de financement sur le marché interbancaire ; il réduit également le risque purement lié au pays d’origine.

Image Graphique 2 Risque lié au pays d’origine pour les banques espagnoles, italiennes et françaises Source : Gabrieli et Labonne (2018)
Graphique 2 Risque lié au pays d’origine pour les banques espagnoles, italiennes et françaises Source : Gabrieli et Labonne (2018)

Note : Les effets liés au pays d’origine sont calculés à partir des effets fixes du pays emprunteur en fonction du temps dans les estimations de taux.