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Un écueil de la prudence

Mise en ligne le 8 Février 2024

Billet de blog n° 344. Quand les banquiers centraux ne sont pas certains de l’ampleur de l’impact des hausses de taux d’intérêt sur l’inflation, il leur est conseillé de modérer leur réponse et d’attendre de pouvoir en observer les premiers effets. Toutefois, cette approche prudente n’est pertinente que si les agents économiques n’anticipent pas de sous-réaction systématique. Elle peut sinon devenir contre-productive. Cependant d’autres arguments en faveur de la progressivité peuvent s’appliquer.

Image Billet 344
Figure 1 « S’avancer sur la pointe des pieds dans une pièce obscure »
Source : Shutterstock

Comment les banques centrales doivent-elle définir leur politique monétaire si elles ne sont pas sûres de l’efficacité de leurs instruments ? La chaîne causale allant de la hausse des taux directeurs à court terme à la baisse de l’inflation est longue et complexe et, même si les banques centrales sont convaincues du bon fonctionnement de ce mécanisme, le rythme précis et l’ampleur de son effet sont incertains.

Notre premier réflexe serait de dire qu’en de telles circonstances, la banque centrale devrait agir avec prudence. Jerome Powell, le président du Conseil de la Réserve fédérale des États-Unis, a très joliment résumé ce principe par la métaphore suivante : « Quand on n’est pas sûr de la puissance d’un médicament, on commence par une dose un peu moins forte. »

Le principe de Brainard

Cette intuition a reçu  l’appui théorique de William Brainard (1967). Il considère une situation très abstraite dans laquelle un décideur peut prendre une mesure A pour influencer une variable d’intérêt et tenter de lui faire atteindre une cible. Plus la variable est proche de la cible, que ce soit au-dessus ou au-dessous, plus le décideur est satisfait, et il considère de grands écarts comme bien pires que des écarts faibles, quelle qu’en soit la direction. Dans le modèle, il est très peu probable que l’objectif soit parfaitement atteint et ce, pour deux raisons, liées à l’existence de deux formes distinctes d’incertitude. Premièrement, l’incertitude concernant l’état de l’économie : il existe toujours des chocs faisant évoluer la variable après le choix de A par le décideur. Et deuxièmement, l’incertitude quant à l’effet de la mesure: la relation entre la mesure A et le comportement de la variable d’intérêt est incertaine. Plus précisément, le décideur connait l’effet moyen de sa mesure, mais il existe à tout moment des évènements aléatoires qui rendent A plus ou moins efficace. 

Que devrait faire le décideur ? Une approche serait de calibrer la mesure sur la base de son effet moyen et de déterminer ce qui serait nécessaire pour que la variable atteigne sa cible en l’absence d’incertitude (sur l’économie comme sur l’effet de la mesure). Mais Brainard montre que le décideur peut minimiser le coût des écarts à la cible en atténuant sa réaction. Pourquoi?  S’il atténue sa réaction, en moyenne la variable d’intérêt ne sera pas à sa cible, ce qui n’est pas bon. Mais plus le décideur utilise A, plus le résultat est volatil, ce qui n’est pas bon non plus. Il est optimal de prendre un peu des deux risques et d’accepter de légers écarts moyens à la cible afin de réduire le risque d’atteindre occasionnellement un niveau nettement supérieur (ou inférieur) à la cible. Il convient de noter que l’argument de Brainard n’a trait qu’à l’incertitude sur l’effet des mesures adoptées et ne dit rien sur l’incertitude liée à l’état de l’économie (par exemple, dans le cas d’une banque centrale, sur l’origine ou la durée d’un choc inflationniste). En d’autres termes, il fait abstraction de nombreuses autres considérations pertinentes pour la politique monétaire.

Ce raisonnement a été appliqué pour la première fois à la politique monétaire par Blinder (1999). Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, a  capturé l’esprit de ce raisonnement dans la citation suivante : « Vous faites simplement ce que vous pensez être correct et vous tempérez en tenant compte de l’existence d’un degré d’incertitude. En d’autres termes, dans une pièce obscure, vous marchez à petits pas. » Suivant le principe qui porte désormais le nom de Brainard, une banque centrale devrait agir avec prudence face à un choc inflationniste en atténuant la hausse des taux d’intérêt et en acceptant une inflation légèrement supérieure à l’objectif afin de ne pas risquer de découvrir ex post qu’elle a trop resserré sa politique monétaire et atteint un niveau nettement inférieur à sa cible. 

La prudence est-elle toujours le bon choix ?

Dans un article publié récemment, Dupraz et al (2023), nous revisitons la théorie à l’origine du principe de Brainard et défendons que les arguments en faveur de l’atténuation de la politique monétaire sont significativement affaiblis dans la mesure où les anticipations d’inflation réagissent à la politique monétaire. Cela peut même être contreproductif. 

L’intuition dans notre modèle est simple. Si les agents économiques comprennent que la banque centrale atténuera sa politique, alors ils peuvent anticiper qu’en cas de choc inflationniste, l’inflation s’établira en moyenne au-dessus de l’objectif. S’ils anticipent ceci, les agents s’attendront à une inflation plus élevée. Mais parce que les entreprises fixent des prix plus élevés quand elles prévoient une inflation plus élevée, ce mécanisme ajoute au choc inflationniste initial. Comme la banque centrale atténue également sa réponse à cette nouvelle pression inflationniste, les anticipations d’inflation augmentent à nouveau, et ainsi de suite. À la limite, dans un modèle à une seule période tel que le modèle de Brainard originel, la banque centrale finit par être obligée d’agir autant qu’elle l’aurait fait sans biais d’atténuation, mais avec un taux d’inflation plus éloigné de sa cible.

Dans un modèle dynamique plus complexe dans lequel les agents réalisent seulement graduellement la dynamique du choc inflationniste sous-jacent, nous montrons que le banquier central dispose initialement d’une marge de manœuvre pour agir avec prudence, mais doit in fine fixer le taux d’intérêt qu’il aurait fixé en l’absence de préoccupations liées à l’incertitude.

Notre article n’est pas le premier à contester le principe de Brainard sur la base de considérations théoriques. Söderström (2002) montre qu’une banque centrale devra se montrer plus agressive si la persistance des chocs d’inflation est incertaine. Giannoni (2002) classe les différentes stratégies en fonction de leur pire résultat possible pour l’inflation et l’emploi, et conclut qu’agir agressivement donne le résultat le « moins pire ». Notre article est cependant le premier à mettre en lumière la façon dont le principe de Brainard est mis à mal si les agents économiques comprennent la stratégie de la banque centrale. Malheureusement, le modèle étant stylisé, il ne peut donner une estimation de ce que coûte le fait de suivre le principe de Brainard.

Cette situation est peu enviable pour les banquiers centraux. L’incertitude quant à l’effet des politiques monétaires ne peut pas être ignorée, mais une banque centrale ne veut pas non plus avoir la réputation d’agir trop prudemment, même si le gradualisme peut se révéler nécessaire pour d’autres raisons (comme limiter le coût sur l’activité, cf. Dupraz et Marx, 2023, et les risques pour la stabilité financière). Les banquiers centraux sont conscients de ce dilemme (cf. Weidmann (2022)) et défendent qu’il vaut mieux être ordonné que graduel (Villeroy de Galhau (2022) par exemple). En pratique, les banquiers centraux accordent une attention particulière aux anticipations d’inflation et prennent des engagements clairs visant à ramener rapidement l’inflation à sa cible.

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