Document de travail

Stablecoins : le meilleur des mondes ?

Mise en ligne le 5 Décembre 2022
Auteurs : Anastasia Melachrinos, Christian Pfister

Document de travail n°757. Au fondement de la notion de stablecoin (SC) se trouve la volonté de concilier deux mondes : celui de la monnaie légale, dont les attributs essentiels sont l’ordre hiérarchique, la vocation à l’unicité et la stabilité du pouvoir d’achat, et celui des crypto-actifs, caractérisés par la décentralisation, le foisonnement donc la possibilité de choix, et l’instabilité de leur valeur. Les stablecoins parviennent-ils à concilier ces deux mondes ? Au regard de la volatilité de leur cours, de leur faible nombre, de leur encours limité et de la concentration de leur marché, les SC n’ont jusqu’à présent rencontré qu’un succès très mitigé et font figure d’appendice du marché des crypto-actifs. Toutefois, l’arrivée de très grands acteurs assurant l’émission de SC et susceptibles de toucher un large public pourrait procurer un niveau de confiance supplémentaire aux utilisateurs de SC et donner à leurs projets une portée potentiellement systémique. Ces SC mondiaux créeraient des risques, en particulier pour la stabilité financière et la politique monétaire et dans les économies les moins développées. L’article passe en revue ces risques et les réponses que le secteur privé, les régulateurs et les banques centrales peuvent leur apporter.

À la base de la notion de stablecoin (SC) se trouve la volonté de concilier deux mondes : celui du cours légal, dont les attributs essentiels sont l'ordre hiérarchique, la vocation à l'unicité et la stabilité du pouvoir d'achat, et celui des crypto-actifs (CA), caractérisé par la décentralisation, la multiplicité et donc la possibilité de choix, et l'instabilité de la valeur (Pfister, 2017). Mais les SC peuvent-ils réussir à marier l’eau et le feu ? Sont-ils vraiment stables et peuvent-ils l'être sans renoncer à la décentralisation ? Peuvent-ils se faire une place significative aux côtés des acteurs traditionnels, banques centrales et prestataires de services de paiement, voire marginaliser ces acteurs ? Les pouvoirs publics doivent-ils chercher à les encadrer et, dans l'affirmative, sont-ils susceptibles d'atteindre cet objectif ? Devraient-ils opposer leurs propres innovations aux SC ? Ce document de travail tente de répondre à ces questions en évaluant d'abord les contributions des SC, puis les risques macroéconomiques qu'ils génèrent et enfin les réponses que ces risques appellent.

Les SC peuvent être définis comme des crypto-actifs qui visent à maintenir un prix stable par rapport à une valeur de référence. Cette dernière est le plus souvent fournie par une monnaie légale, parfois par un panier de devises, une matière première comme l'or, ou même un autre CA. En utilisant les SC, les investisseurs en CA peuvent ainsi rester dans l'"univers crypto", avec ses avantages en termes de résilience, d'intégration, d'immutabilité et d'anonymat (Pfister, 2017), tout en bénéficiant d'un environnement stable, généralement emprunté aux monnaies légales de référence. Les SC semblent ainsi offrir le meilleur des mondes. Toutefois, au regard d'une certaine volatilité de leurs prix (voir figure), de leur petit nombre, de leur encours limité et de la concentration de leur marché, le succès des SC semble très mitigé, et leur marché est jusqu'à présent apparu comme un appendice à celui des CA.

Image Comparative volatility of stablecoins and other assets

Le document se concentre sur deux catégories de risques qui sont spécifiques aux stablecoins mondiaux (GSC) : les risques pour la stabilité financière et ceux pour la politique monétaire. Pour ces deux catégories de risques, une distinction est faite entre les GSC de gros et de détail. En ce qui concerne la stabilité financière, un GSC de gros pourrait entraîner la concentration des transactions financières dans une blockchain, ce qui renforcerait les liens entre les grandes institutions financières et les grandes entreprises au niveau mondial, créant un point de défaillance unique et un problème d'aléa moral de type Too-Big-to-Fail. En outre, la viabilité du modèle d'entreprise des SC de détail dépend largement du niveau des taux d'intérêt sur les actifs détenus. Toutefois, les niveaux historiquement bas des taux d'intérêt limitent aujourd'hui considérablement le rendement de la réserve à laquelle ils sont adossés. Afin de préserver sa rentabilité, l'émetteur peut donc être tenté d'investir dans des titres plus risqués, en termes de crédit, de liquidité, de durée ou même de change. En ce qui concerne la politique monétaire, dans le cas des SC de gros, leur émission pourrait entraîner une diminution de la demande de réserves dans la monnaie de référence. En revanche, si le SC de gros est adossé en totalité ou en grande partie à de la monnaie de banque centrale, la demande de réserves pourrait augmenter sensiblement et devenir plus volatile. Le recours aux SC de détail, surtout s'il devait se généraliser, ce qui pourrait à la limite entraîner l'éviction de la monnaie légale, soulèverait des difficultés pour la conduite de la politique monétaire, tant en ce qui concerne son mécanisme de transmission que sa mise en œuvre. Ces difficultés seraient similaires à celles soulevées par la dollarisation.

Le secteur privé pourrait répondre aux risques posés par les GSC en améliorant la qualité, l'efficacité et la rapidité des transferts, notamment au niveau international. Il pourrait être aidé par l'interconnexion des systèmes de règlement brut en temps réel (RTGS) des banques centrales. Les régulateurs peuvent d'abord se coordonner afin d'éviter l'arbitrage réglementaire. Toutefois, étant donné que les réglementations diffèrent selon la nature des actifs concernés (par exemple, monnaie ou titres), les régulateurs doivent également tenir compte de la classification juridique des SC. Les banques centrales peuvent réagir à deux niveaux : celui auquel elles opèrent habituellement, c'est-à-dire le niveau national ou, pour les unions monétaires, le niveau de la zone, mais aussi le niveau international. Au niveau national ou de la zone, elles peuvent adopter des mesures de politique prudentielle, avec par exemple le renforcement des exigences de liquidité, pour faire face à des runs potentiellement plus fréquents. Elles peuvent également adapter la politique monétaire, avec un rôle éventuellement important pour le taux de change, et choisir d'émettre des monnaies digitales de banque centrale pour contrer les SC. Au niveau international, les banques centrales peuvent également se coordonner et éventuellement émettre une monnaie numérique mondiale, bien que cette dernière initiative soulèverait des questions concernant les délais, la gouvernance et la mise en œuvre.

Mise à jour le 25 Juillet 2024