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Les stablecoins influencent-ils la transmission de la politique monétaire ?

Mise en ligne le 6 Novembre 2025
Auteurs : Mathilde Dufouleur

Diplômée de l’École d’économie de Toulouse (TSE) et doctorante à l’Université d’Evry-Paris-Saclay
 
2ème Prix du concours 2025 du blog Bloc-notes Éco

Billet de blog 416. L’adossement des stablecoins à une monnaie ou matière première vise à pallier la volatilité des crypto-actifs. Supposés stables, faciles d’utilisation, anonymes, avec de faibles coûts de transaction, ils constituent une alternative à la monnaie légale, en dehors de l’autorité monétaire centrale. Leur utilisation interroge sur une possible perte de contrôle de la politique monétaire. 
 

Graphique 1 : Capitalisation du Tether (USDT) (en % de la quantité monétaire M2)

image Image Graphique 1 : Capitalisation du Tether (USDT) (en % de la quantité monétaire M2) Catégorie Bloc-notes Éco
Sources : Glassnode et FRED (Federal Reserve Economic Data), calculs de l’auteure

Les mécanismes de perturbation potentiels :

L’augmentation d’émission de stablecoins montre que leur utilisation est grandissante (Cf. Graphique 1 dans le cas du Tether (USDT)). Le Genius Act signé aux Etats-Unis et la règlementation MiCA de l’Union européenne obligent les émetteurs à garantir leurs offres en circulation par un montant équivalent de réserves liquides (comme les obligations d’État). Ces réformes visent à instaurer la confiance sur ce marché en le rendant plus résilient. Elles promeuvent ainsi toutes deux l’utilisation de stablecoins, mais avec un potentiel effet de substitution avec les monnaies traditionnelles.

Menée par la banque centrale, la politique monétaire repose sur la capacité des taux directeurs à influencer la quantité de monnaie via les taux de marché et le crédit. En concurrence directe avec la monnaie, on peut alors se demander si l’essor des stablecoins affaiblit la transmission de la politique monétaire ?
L’essor des stablecoins peut conduire à une augmentation accrue de leur utilisation comme moyen de paiement, et/ou comme réserve de valeur. En d’autres termes, il s’agit d’une fuite de la monnaie initialement gérée par les banques, vers les moyens de règlements créés par des entreprises privées émettrices de stablecoins. On peut identifier au moins trois canaux par lesquels l’essor des stablecoins influencerait la transmission de la politique monétaire via les banques (BCE, 2020 ; Cardillo et al., 2025). 
   
a.    Le canal des dépôts

Les dépôts de leur clientèle constituent un moyen de financement peu couteux pour les banques. L’adoption des stablecoins comme réserve de valeur au détriment des dépôts bancaires pourrait conduire les banques à se financer via des canaux plus coûteux (dette). Les banques seraient plus sensibles aux changements de taux auxquels elles se refinancent. Un changement des taux directeurs aura alors plus d’influence sur les taux de court terme.
b.    Le canal de la liquidité en monnaie banque centrale

Si les paiements et placements sont de plus en plus réalisés en stablecoins, la demande de la monnaie banque centrale diminue. Cela modifie la dynamique des marchés monétaires, et notamment les mécanismes de fixations des taux interbancaires avec moins de pression sur les taux courts. Les taux d’intérêt deviennent alors à nouveau moins réactifs aux mouvements des taux directeurs.
 
c.    Le canal de la demande d’actifs sûrs

Les actifs sûrs sont souvent utilisés comme collatéral aux stablecoins (bons du Trésor), en particulier depuis l’adoption de la réglementation du Genius Act. Si la demande pour ces actifs à court terme augmente avec l’émission de stablecoins, poussant leur prix à la hausse et donc les rendements à la baisse, cela peut déconnecter leur évolution de celle des taux directeurs et perturber le financement des banques sur le marché repo où ils sont largement utilisés comme collatéral. Toutefois, si les stablecoins se substituent à des fonds monétaires, alors la demande d’actifs sûrs sera inchangée. L’importance de ce canal est donc à relativiser.
 
Dans le cas des États-Unis, nous identifions ainsi quatre taux dont la dynamique est susceptible d’être perturbée par l’émission de stablecoins :
-    le Secured Overnight Financing Rate (SOFR): mesure du coût du financement sécurisé à très court terme, où les contreparties utilisent des bons du Trésor en garantie (canal actif sûr, dépôt) ; 
-    l’Effective Federal Funds Rate (EFFR): taux d'intérêt moyen auquel les banques américaines se prêtent sur le marché interbancaire au jour le jour (marché interbancaire) (canal de liquidité) ; 
-    les taux des bank commercial paper (CP) à 1 et 90 jours : taux d’instruments de dette à court terme non garantis (canal dépôt) ;
-    Les rendements des bons du Trésor américains à échéance constante d'un mois et trois mois (canal des actifs sûrs).

Des perturbations réelles mais minimes

Dans cette section, nous estimons empiriquement par une méthode de « projections locales » les effets des perturbations de la transmission de la politique monétaire sur ces différents taux que peut créer le nombre de Tether (USDT) émis en dollar. L'idée est de mesurer avec les coefficients estimés à différents d’horizons sur une période de 100 jours l’effet direct (« non différencié ») d’un choc de politique monétaire et l’effet de ce même choc en interaction avec les émissions de Tether. Les chocs de politique monétaire retenus sont ceux identifiés par Bauer and Swanson (2023)

Le graphique 2 montre le coefficient d’interaction en fonction de l’horizon, estimant les effets dynamiques d’une perturbation anormale d’un choc de politique monétaire due à une augmentation du nombre d’USDT sur chaque variable de taux considérée. Le graphique 3 montre l’effet non différencié du choc de politique monétaire sur les mêmes horizons. La comparaison des deux permet de juger de l’existence éventuelle d’une perturbation. Néanmoins, la taille de l’échantillon étant restreinte à la disponibilité des données de choc de politique monétaire qui vont du 3 avril 2018 au 29 décembre 2023, nos premiers résultats doivent donc être interprétés avec réserves.  
On constate cependant que, pour le Secured Overnight Financing Rate (SOFR) et les bank commercial papers (CP), le coefficient d’interaction est significatif et du signe opposé à l’effet du choc de politique monétaire. Ce résultat est corroboré par Barthélémy et al. (2023). Par conséquent, ce résultat suggère que l’émergence de stablecoins pourrait avoir perturbé la transmission de la politique monétaire sur le marché repo et monétaire. La réaction de ces marchés lors d’un choc de politique monétaire restrictif aurait été affaibli avec une augmentation des stablecoins.
 
Cependant, cette perturbation est très faible : une émission d’USDT de dix milliards de dollar supplémentaires entrainerait, d’après notre estimation, une réduction maximale de 0,7 point de base de l’effet marginal d’un choc de politique monétaire sur le SOFR. De plus, l’absence d’effet sur l’EFFR montre le bon contrôle de la FED dans le ciblage de son taux directeur via ses différents outils de politique monétaire. Comme attendu, on constate également l’absence d’effet sur les rendements des bons du Trésor. 

Graphique 2 : Effet différencié de la politique monétaire en fonction de l’émission d’USDT

image Image Graphique 2 : Effet différencié de la politique monétaire en fonction de l’émission d’USDT Catégorie Bloc-notes Éco
Sources : Glassnode, BRI, Bauer and Swanson (2023) et FRED (Federal Reserve Economic Data), calculs de l’auteure

Graphique 3 : Effet d’un choc de politique monétaire

image Image Graphique 3 : Effet d’un choc de politique monétaire Catégorie Bloc-notes Éco
Source : Glassnode, BRI, Bauer and Swanson (2023) et FRED (Federal Reserve Economic Data), calculs de l’auteure

Des solutions pour garder le contrôle de la politique monétaire

Bien que les stablecoins soient encore loin de rivaliser avec la monnaie traditionnelle, nos résultats suggèrent cependant un potentiel effet perturbateur qui ne peut être ignoré dans la conduite future de la politique monétaire, notamment si leur usage venait à s’élargir au-delà des marchés crypto. Cela conforte l’idée que les stablecoins pourraient devenir une forme de shadow money, agissant comme substitut aux dépôts ou aux repo, sans toutefois affecter les taux directement contrôlés par la banque centrale.
 
La création d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), comme l’euro numérique, permettrait de limiter l’impact des stablecoins sur la transmission de la politique monétaire en offrant une alternative digitale plus sûre (Cardillo et al., 2025). La MNBC, qui serait un passif de la banque centrale, serait sans risque de défaut et limiterait la demande de stablecoins. Leur adoption permettrait également de mieux réguler la quantité de monnaie numérique émise.
    

Mise à jour le 6 Novembre 2025