Document de travail

Le premium de salaire pour les emplois peu qualifiés des entreprises innovantes

Mise en ligne le 3 Décembre 2019
Auteurs : Philippe Aghion, Antonin Bergeaud, Richard Blundell, Rachel Griffith

Document de travail n°739. Nous utilisons des données administratives liants les employés à leurs employeurs afin d’étudier les avantages salariaux des travailleurs dans les entreprises innovantes. Nous trouvons que les entreprises effectuant beaucoup de dépenses de R&D payent des salaires en moyenne plus élevés que les autres, et cela est particulièrement vrai pour les travailleurs réalisant certaines tâches. Nous construisons alors un modèle théorique dans lequel les entreprises les plus innovantes sont caractérisées par un degré de complémentarité plus important entre les travailleurs effectuant certaines tâches peu qualifiées et les autres. Pour ces tâches peu qualifiées, les compétences dites « soft skills », typiquement mal observées et difficilement vérifiables représentent une part importante du salaire. Le modèle fournit des prévisions supplémentaires sur la formation, la durée de titularisation et la délocalisation, qui sont également étayées par les données.

Image Le premium de salaire pour les emplois peu qualifiés des entreprises innovantes

En utilisant des données du Royaume-Uni, nous montrons qu'en raison de l'évolution technologique, les entreprises ont une demande accrue de compétences techniques et donc en travailleurs qualifiés. Toutefois, cet effet profite à tous les travailleurs qualifiés, peu importe leur profession ou l'entreprise qui les emploie. Inversement, pour les travailleurs peu ou pas qualifiés, le fait qu'une entreprise innovante ou non les emploie peut faire une différence significative. La figure 1a compare donc le salaire horaire moyen des entreprises qui investissent dans la R&D à celui des entreprises qui n'investissent pas dans la R-D, pour les professions qui exigent un niveau de scolarité minimal, et la figure 1b pour celles qui exigent une formation ou des qualifications avancées. Pour les premiers, l'écart salarial persiste tout au long de la vie active, avec une prime pour ceux qui travaillent dans des entreprises innovantes, alors qu'une telle différence ne semble pas exister dans le second cas.

Sur la base de ces résultats, l'étude montre que, même dans un environnement technologique très avancé, les entreprises les plus innovantes valorisent encore certaines tâches peu qualifiées et paient donc des salaires plus élevés que ne le ferait une entreprise moins innovante pour ces professions. Nous développons un modèle pour rationaliser cette idée. Le modèle s'articule autour de l'idée que toutes les entreprises valorisent les travailleurs qualifiés (généralement les managers, les ingénieurs, etc.) en fonction de leurs compétences techniques et de la réputation qu'ils ont acquise au cours de leur carrière. Dans une certaine mesure, ces caractéristiques sont observables et vérifiables, par exemple en lisant un CV. Une entreprise peut donc remplacer un travailleur qualifié par un autre travailleur qui possède théoriquement des compétences comparables avec un risque d'erreur relativement faible. Inversement, les entreprises les plus innovantes et les plus avancées sur le plan technologique ont tendance à accorder plus de valeur à certaines compétences de leurs employés moins qualifiés que les autres entreprises.

Ces entreprises ont généralement une hiérarchie organisationnelle plus plate que la moyenne, ce qui se traduit par une complémentarité accrue entre les différents travailleurs, en particulier entre ceux qui exercent des professions peu qualifiées et ceux qui exécutent des tâches plus complexes et techniques. Par conséquent, dans ce type de structures, il est extrêmement risqué d'employer des personnes qui commettent régulièrement des erreurs. Ces entreprises ont donc développé un besoin critique pour les compétences de leurs travailleurs moins instruits, comme la prise d'initiative et la fiabilité. Ces "soft-skills" ne sont normalement pas reconnues avec une qualification et sont donc difficiles à observer et, potentiellement, difficiles à remplacer. Les entreprises plus innovantes sont donc prêtes à payer une prime salariale à leurs employés et à investir davantage dans la formation de leurs travailleurs.

Le modèle fournit un certain nombre de prédictions que nous appliquons ensuite aux données. En particulier : i) les travailleurs exerçant des professions peu qualifiées bénéficient d'une prime positive et importante lorsqu'ils travaillent dans une entreprise plus innovante ; ii) les travailleurs exerçant des professions peu qualifiées présentent en moyenne un degré de complémentarité plus élevé avec les autres actifs de l'entreprise (et en particulier les travailleurs hautement qualifiés) dans les entreprises plus innovantes que dans les entreprises moins innovantes ; iii) la prime salariale à un travail dans une entreprise plus innovante augmente lorsque leur qualité et celle des autres travailleurs est complémentaire de leur emploi dans des emplois peu qualifiés ; (iv) les travailleurs exerçant des professions peu qualifiées ont une ancienneté plus importante dans des entreprises plus innovantes que dans des entreprises moins innovantes, car les entreprises plus innovantes consacreront plus de temps à l'amélioration (ou à l'apprentissage) des compétences générales de ces travailleurs ; (v) une entreprise plus innovante investira davantage dans la formation de ses travailleurs dans des professions peu qualifiées pour accroître leurs compétences générales que dans une entreprise non innovante ; (vi) une entreprise plus innovante sous-traitera une fraction plus importante des tâches impliquant une plus faible complémentarité des travailleurs dans les métiers peu qualifiés et les autres actifs de l'entreprise.