Discours

Surmonter la crise de l’énergie : une perspective européenne (et au-delà)

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

15 Novembre 2022
François Villeroy de Galhau intervention

Paris Europlace – Tokyo, 15 novembre 2022

Surmonter la crise de l’énergie : une perspective européenne (et au-delà)
 
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand plaisir pour moi d’être de nouveau avec vous – physiquement avec vous – à Tokyo pour ce Forum financier international organisé par Paris Europlace. C’est un honneur pour moi de partager la clôture de cet événement avec mon collègue et ami, le Gouverneur Kuroda. Nous faisons face ensemble à la guerre épouvantable que mène la Russie en Ukraine, et à ses conséquences sur l’énergie et l’économie. Je commencerai par une brève description des perspectives macroéconomiques dans la zone euro et par la normalisation de notre politique monétaire (I). Je parlerai ensuite de la finance durable en France, en Europe et au Japon : elle a un rôle essentiel à jouer dans notre transformation écologique, qui est plus que jamais nécessaire (II).

I. Perspectives macroéconomiques dans la zone euro

A. En dépit des chocs récents, les perspectives de croissance ont globalement fait preuve de résilience jusqu’à présent

Permettez-moi de commencer par la situation macroéconomique dans la zone euro, qui a jusqu’à présent fait preuve de résilience. En 2021, notre économie s’était fortement redressée après la crise Covid : la croissance avait atteint 5,2 %, et même 6,8 % en France. Nous, Européens, avons remarquablement surmonté la crise Covid, qui nous a frappés tôt et fort. Nous y sommes parvenus grâce à une unité européenne renforcée, pour l’achat de vaccins par exemple, et à la mise en œuvre de mesures budgétaires communes visant à soutenir notre reprise (programmes SURE [i] et Next Generation EU).

Cela a permis un acquis de croissance significatif : d’après les prévisions de la Commission publiées vendredi dernier, l’économie de la zone euro devrait croître de 3,2 % sur l’ensemble de l’année 2022[ii], soit davantage que la prévision pour les États-Unis. Quant à 2023, même si elle se ralentit, la croissance pourrait rester positive à 0,3 %, et devrait rebondir à 1,5 % en 2024.

Toutes les prévisions économiques sont néanmoins entourées d’une forte incertitude à l’heure actuelle, due en particulier au dernier en date d’une série de chocs sans précédent. En passant, c’est pour cela que nous devons réguler fortement et rapidement les crypto-actifs au niveau international : les derniers épisodes nous montrent que nous ne pouvons nous permettre un deuxième « hiver des cryptos » pour encore ajouter à l’incertitude et à l’instabilité financière. La guerre menée par la Russie en Ukraine alimente une nouvelle flambée des prix de l’énergie et d’autres matières premières, d’où un choc négatif sur les termes de l’échange. Cet environnement géopolitique et économique pèse sur la confiance des entreprises et des consommateurs.

En particulier, l’inflation est devenue la principale préoccupation de nos citoyens européens. La hausse des prix à la consommation s’est amplifiée au cours des derniers mois, atteignant 10,7 % en octobre – la France affiche le taux le plus bas de la zone euro avec 7,1 %, grâce en particulier à son « bouclier tarifaire », qui protège les ménages des hausses des prix de l’énergie. Même si ces mesures budgétaires sont politiquement nécessaires, elles doivent rester temporaires, en plus d’être ciblées plus précisément sur les consommateurs qui en ont le plus besoin, et de viser à garder un « signal de prix » qui fournisse une incitation à réduire la consommation d’énergie, afin de contribuer à en minimiser le risque de pénurie. Elles doivent également être davantage coordonnées au niveau européen.

B. La politique monétaire sera efficace pour ramener l’inflation vers 2 %

Permettez-moi de clarifier un point fondamental : à moyen terme, la vraie réponse à l’inflation n’est pas budgétaire, elle est monétaire. Dans la zone euro et ailleurs, même si elle conserve une forte composante externe (environ la moitié des chiffres de l’inflation totale dans la zone euro), l’inflation est en train de devenir plus « interne » et généralisée. En octobre, l’inflation sous‑jacente (qui exclut l’énergie et l’alimentation) s’est établie à 5,0 % dans la zone euro. La politique monétaire a un impact plus direct sur l’inflation sous‑jacente, et les banques centrales ne peuvent pas la laisser perdurer ni échapper à tout contrôle. C’est notre mandat, et notre responsabilité. Par conséquent, une normalisation de notre orientation était clairement justifiée cette année.

Le 27 octobre, le Conseil des gouverneurs de la BCE a décidé de relever à nouveau ses taux directeurs de 75 points de base, soit la troisième hausse consécutive importante, portant le taux de la facilité de dépôt à 1,5 %. Ce faisant, nous avons retiré une part substantielle du caractère accommodant de la politique monétaire, et approchons nettement de la « zone de normalisation » qui peut être estimée autour de 2% en zone euro. Nous devrions atteindre ce niveau en décembre. Au-delà, nous ne cesserons probablement pas de relever les taux, mais pourrions le faire de façon plus flexible et potentiellement moins rapide – nous ne sommes pas abonnés à des hausses de taux « jumbo ». Depuis juillet, notre prise de décision s’effectue ainsi réunion par réunion. Une condition favorable pour interrompre les hausses des taux serait de clairs signes de retournement de la tendance sous-jacente de l’inflation, hors énergie et alimentation. 

Un mot sur la comparaison avec les États-Unis : des deux côtés de l’Atlantique, l’inflation est trop élevée. Mais elle n’est pas de même nature : la composante énergie est plus élevée en Europe ; la composante demande, plus élevée aux États-Unis, où le marché du travail est également plus tendu. Par conséquent, nous n’avons pas besoin de relever les taux au même rythme ni jusqu’au même niveau. Cela étant, les signes jeudi dernier que l’inflation – totale et sous-jacente – a atteint un pic aux États-Unis sont une bonne nouvelle pour tout le monde, car les États-Unis ont été en avance sur le cycle d’inflation mondial, et le resserrement de la politique monétaire dans ce pays a eu d’importantes répercussions sur le reste du monde via le niveau élevé du dollar.

Les banques centrales jouent ainsi leur rôle dans la lutte contre l’inflation, mais n’oublions pas les mesures économiques structurelles. « Muscler » notre capacité productive peut également contribuer à réduire l’inflation à plus long terme, en plus de renforcer notre potentiel de croissance. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne notre transformation écologique, afin de réduire notre dépendance aux combustibles fossiles. Au-delà des adaptations significatives de nos systèmes de production qu’elle nécessite, cette transformation majeure requiert des investissements massifs, publics comme privés. Et c’est là que la finance durable a un rôle essentiel à jouer à l’échelle mondiale.

II. La finance durable en France, en Europe et au Japon

A. La finance durable, en particulier la finance verte, reste dynamique malgré des conditions difficiles sur les marchés obligataires

Alors que les émissions d’obligations ont légèrement diminué en 2022, en raison d’un environnement économique et financier incertain, il est frappant de voir que la plupart des compartiments de la finance durable ont bien résisté. Les obligations vertes, en particulier, ont même poursuivi leur essor au premier semestre 2022, progressant de 15 %, pour atteindre 260 milliards d’euros [iii]. Parmi celles-ci, les obligations souveraines représentent presque la moitié des émissions. L’État français, qui a été le premier émetteur souverain d’obligations vertes en 2017, dispose aujourd’hui de l’encours le plus élevé avec 45 milliards d’euros. Et la Commission européenne, avec son programme NGEU en cours, prend de l’ampleur et deviendra le plus gros émetteur dans les prochaines années, puisque 30 % de ce programme, soit 250 milliards d’euros, seront émis en obligations vertes [iv].

Le Japon monte également en puissance, grâce notamment à sa stratégie de croissance verte présentée en décembre 2020, qui vise à faciliter l’investissement privé, par le biais entre autres de la finance verte.

B. Actions des banques centrales et des autorités de surveillance en matière de changement climatique

Dans leur rôle de catalyseur au sein du système financier, les banques centrales et les autorités de surveillance tiennent leurs promesses. Permettez-moi de souligner quelques avancées récentes et importantes en Europe et en France. L’Eurosystème intègre désormais le changement climatique dans les opérations de politique monétaire de la BCE, comme l’a annoncé la présidente Christine Lagarde début juillet. En ce qui concerne ses portefeuilles non liés à la politique monétaire, après avoir atteint l’objectif des 2°C, la Banque de France va à présent les aligner sur l’objectif de 1,5°C, en commençant par les actions européennes d’ici fin 2023, et en poursuivant par un alignement complet d’ici fin 2025.

En tant que superviseur, l’ACPR, l’autorité de supervision française, a réalisé les premiers stress tests pilotes consacrés aux risques climatiques en 2021, suivie par la BCE en 2022. De nombreuses juridictions (36 à ce stade, dont le Japon) ont suivi ou suivent la même voie. La publication l’été dernier de six scénarios macrofinanciers actualisés par le NGFS [v] permettra d’améliorer les évaluations. Ce réseau, qui est implanté à la Banque de France et dont le président Ravi Menon, de la MAS, est asiatique, rassemble à présent plus de 120 membres. Nous sommes très heureux de compter parmi eux la Banque du Japon et la FSA japonaise.

C. Des ambitions plus élevées en matière de normes de publication et d’exigences prudentielles

La publication appropriée d’informations est à l’évidence essentielle pour promouvoir un financement vert solide et digne de confiance. L’Europe a été pionnière dans l’élaboration de normes. Depuis, l’ISSB [vi], nouvellement créé, a publié deux projets de normes relatifs aux exigences générales de publication d’informations et aux publications d’informations liées au climat, et la SEC [vii] des États-Unis a publié une proposition relative aux exigences liées au climat qui, si elles sont adoptées, entreront progressivement en vigueur entre 2024 et 2026.

Ces initiatives sont évidemment les bienvenues : le changement climatique est un sujet mondial. Et, même si nous le voulions, il n’est pas possible d’avoir une norme unique. Mais nous devons collectivement nous assurer que ces normes sont interopérables : en résumé, quand une entité respecte un ensemble d’exigences édictées par une juridiction, cela doit signifier qu’elle respecte également la norme de référence mondiale établie par l’ISSB. Aucun des principaux ensembles de normes n’est gravé dans le marbre. Fort heureusement, l'EFRAG et l'ISSB travaillent activement à la convergence et font des progrès rapides et importants.

En complément des stress tests, s’appuyer sur des plans de transition robustes élaborés par les banques et les assureurs constitue le meilleur moyen d’aller de l’avant. Cela permettra une approche dynamique, holistique et fondée sur les risques, qui, à mon avis, est de loin préférable au facteur de soutien vert et au facteur brun pénalisant, qui sont statiques et non basés sur les risques. La question est maintenant de savoir comment « opérationnaliser » les stress tests et les plans de transition dans les exigences de fonds propres. À mon avis [viii], la manière la plus simple et la plus internationale de progresser consiste, en première approche, à les intégrer dans les exigences de fonds propres de Bâle, au titre du pilier 2 sur la gouvernance des risques, le modèle d’activité et le risque de crédit.

Pour conclure, permettez-moi de rappeler les propos inspirants du créateur de mode d’avant-garde Issey Miyake : « Nombreux sont ceux qui répètent le passé. Cela ne m’intéresse pas. Je préfère l’évolution. » Le monde actuel, en plein bouleversement, donne encore plus de crédit à ce maître japonais, qui a navigué sans relâche entre Tokyo et Paris, a conçu les cols roulés noirs portés par Steve Job quand il prononçait ses discours, et s’est imposé comme un pionnier de la fashion tech et de l’écologie.  En cette période de crise difficile, faisons, nous aussi, figure de pionniers.

* *

[i] Soutien à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence
[ii] Prévisions économiques de l’automne 2022 : l’économie de l’UE est à un tournant, Commission européenne, 11 novembre 2022
[iii] Source: Bloomberg, calculs de la Banque de France
[iv] Commission Européenne, Next Generation EU Green Bonds
[v] Réseau pour le verdissement du système financier
[vi] International Sustainability Standards Board
[vii]Commission des valeurs mobilières et des opérations boursières américaine
[viii] Villeroy de Galhau, F., Les progrès passés induisent de nouveaux défis : des ambitions plus élevées en matière de normes de publication, d’exigences prudentielles et de gouvernance collective, discours, Climate Finance Day, 27 octobre 2022