- Accueil
- Interventions du gouverneur
- Quelques réflexions sur la politique mon...
Quelques réflexions sur la politique monétaire, l’année à venir et les dix dernières années
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 28 Novembre 2024
Euro 50 Group, Paris – 28 novembre 2024
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
Mesdames, Messieurs,
Je suis ravi de me trouver en si bonne compagnie pour célébrer le 25ème anniversaire de l’Euro 50 Group. Je tiens à remercier chaleureusement Edmond Alphandéry d’être, avec le soutien du regretté Alexandre Lamfalussy, le père, et le président toujours en activité, de cet enfant si agréable. L’Euro 50 est aussi vieux – ou plutôt aussi jeune – que l’euro lui-même. Permettez-moi tout d’abord d’exprimer une grande satisfaction, qui est peut-être le plus beau cadeau pour cet anniversaire : l’euro est un succès immensément populaire. 78 % des citoyens de la zone euro et 74 % des Français soutiennent notre monnaie unique i , encore plus que les 68 % du début. Depuis son introduction en 1999, l’euro est devenu la deuxième monnaie ii la plus importante du système monétaire international et la BCE l’une des banques centrales les plus influentes au monde. Pour autant, renforcer l’euro à travers les rudes crises de notre XXIe siècle n’a pas toujours été de la navigation en eaux calmes, et ne le sera pas non plus dans le futur proche. Aujourd’hui, je voudrais me concentrer brièvement sur notre situation actuelle et la direction que nous pourrions emprunter dans un futur proche (I), avant de revenir sur les dix dernières années et sur ce que nous avons appris concernant notre panoplie d’outils non conventionnels (II).
I. Où nous en sommes aujourd’hui et quelle direction nous pourrions emprunter au cours de l’année à venir.
Dans la zone euro, l’inflation a atteint son pic à 10,6 % en octobre 2022 et est restée supérieure à 4 % pendant deux ans. Mais elle a rapidement diminué et s’est établie à 2,0 % en octobre 2024. Au-delà de possibles fluctuations à la hausse et à la baisse des données mensuelles à venir, en raison d’effets de base, la victoire contre l’inflation est en vue. La situation a toutefois évolué par rapport aux derniers mois, de même que la balance des risques. Comme vous le savez, la BCE n’a pas de double mandat ; cependant, notre objectif principal de stabilité des prix est symétrique, autour de la cible de 2 %. Dans la zone euro, la persistance de l’inflation n’est plus le seul risque. Il existe tout autant le risque inverse que l’inflation manque la cible par le bas, en particulier si la croissance demeure faible. Selon les dernières données effectives, la zone euro pourrait afficher une inflation située durablement à 2 % dès le début 2025. L’économie européenne réussit un atterrissage en douceur, mais le décollage n’est pas encore en vue. C’est pourquoi nous continuerons de réduire les taux, mais permettez-moi d’essayer d’apporter quelques éclairages sur la voie à suivre.
Quelle communication concernant la direction à prendre ?
Si la communication sur la politique future est parfois considérée comme binaire, dans la pratique, elle s’inscrit dans un continuum allant d’un engagement plein et entier à un silence total.
À une extrémité du spectre, la forward guidance a plutôt bien fonctionné pendant la période de lowflation. Toutefois, l’expérience passée nous montre que les banquiers centraux ne devraient pas être inconditionnellement pré-engagés, au moins au-delà de quelques trimestres. Sur des horizons plus courts, la forward guidance dépendant d’un calendrier pourrait demeurer valable iii. À plus long terme, si nécessaire, la forward guidance dépendant de la situation économique (qui est donc plus humble) serait plus appropriée.
À l’autre extrémité du spectre, la banque centrale peut ne donner absolument aucune indication. Avec la récente poussée de l’inflation, la BCE est passée à une approche réunion par réunion et fondée sur les données, une évolution justifiée par l’incertitude élevée et l’instabilité des prévisions d’inflation. C’est là que se situe encore notre dernière déclaration de politique monétaire, mais maintenant que nous revenons à un régime d’inflation plus « normal », notre communication pourrait devenir plus « prospective ».
Entre ces deux extrémités du spectre, la signalisation souple (soft signaling) pourrait donc constituer maintenant notre mode de communication approprié. En clarifiant sa fonction de réaction, la banque centrale peut utilement influencer les anticipations des marchés relatives à la politique future. La déclaration de Christine Lagarde « la direction à suivre est claire et ce que nous avons fait depuis juin est une approche sensée qui doit être maintenue » iv constitue un bon exemple de signalisation souple. Je pense que nous pourrions maintenant adapter notre langage dans cette direction.
Quelle est la destination ?
S’agissant de notre taux terminal, il est évidemment trop tôt pour se prononcer.
Toutefois, comme nous devrions, dans un avenir proche, nous situer durablement à 2 % d’inflation et avec les perspectives de croissance toujours atones en Europe, il n’y aura, à mon avis, aucune raison de maintenir notre politique monétaire en territoire restrictif : nos taux d’intérêt devraient clairement se rapprocher du taux neutre R*. Néanmoins, cela soulève deux questions.
- Où se situe précisément R* ? Nous ne le savons pas avec suffisamment de certitude, mais la plupart des estimations de la BCE et de la Banque de France donnent un intervalle de confiance raisonnable entre 2 % et 2,5 % . En d’autres termes, à 3,25 %, nous disposons encore d’une marge de manœuvre importante pour mettre fin à l’orientation restrictive de notre politique monétaire.
- Devrions-nous aller plus loin, sous R* ? Je ne l’exclurais pas à l’avenir, si la croissance devait rester atone et si l’inflation risque de manquer la cible par le bas.
Mais en tant que personne pragmatique, je tiens à souligner que ces deux questions ne sont pas urgentes : la première partie du voyage jusqu’à la « zone de confiance » de R* est claire et encore significative ; nous aurons alors le temps et les données supplémentaires pour nous ajuster à la seconde partie. Ce qui m’amène au rythme de cette première partie.
Quel rythme pour lever le biais restrictif ?
Le maître-mot ici est et reste l’optionalité totale, combinant les deux dimensions du rythme que sont la fréquence et l’ampleur des réductions de taux. Nous en discuterons lors de chacune de nos prochaines réunions et nous examinerons les données, qu’elles soient effectives ou prévisionnelles. Cela dit, permettez-moi de donner deux indications :
- À ce jour, toutes les raisons sont réunies en faveur d’une réduction des taux le 12 décembre. L’optionalité devrait rester ouverte en ce qui concerne l’ampleur de la réduction, en fonction des données disponibles, des projections économiques et de notre évaluation du risque.
- L’optionalité signifie également que, s’agissant des réunions suivantes, aucune d’entre elles ne devrait être exclue pour une possible réduction des taux. Énoncer cette évidence ne constitue pas un pré-engagement de réductions consécutives (back-to-back) lors de chacune de ces réunions : il s’agirait alors d’une forward guidance renouvelée et excessive. Nous devrions nous en tenir, comme nous l’avons fait en octobre, à ce que j’appelle un « pragmatisme agile », fondé sur les données mais pas timide.
II. Quelques réflexions sur notre panoplie d’outils non conventionnels
Permettez-moi maintenant de revenir sur les dix dernières années, et de vous faire part de quelques réflexions personnelles sur les deux grands ensembles d’instruments « non conventionnels ». Cela sera un des axes de notre prochaine revue stratégique. D’ailleurs, nous devrions éviter le piège possible des « prévisions météo immédiates ». Dans la précédente revue de 2021, nous sortions juste de la lowflation et même du risque de déflation Covid, et nous avons porté un jugement positif inconditionnel sur ces outils non conventionnels vi. « [L’]évaluation [conduite dans le cadre de la revue stratégique] a conclu que chacun des instruments (notamment les taux d’intérêt négatifs, la forward guidance, les achats d’actifs et les opérations de refinancement à plus long terme) a été efficace pour accroître la production, l’emploi et l’inflation, et que les différents instruments se sont renforcés mutuellement. » Attention à ne pas faire une évaluation unilatérale symétrique aujourd’hui : alors que nous sortons d’un épisode inflationniste, la tentation pourrait surgir de juger inutiles ou contre-productifs les outils non conventionnels. Ce n’est pas le cas, et je vais parler ici d’ajustement plutôt que de remise en cause.
Outils de bilan
Les outils de bilan des banques centrales, tels que les programmes d’achats d’actifs et les opérations de refinancement à plus long terme (LTRO), ont été conçus en période de crise, lorsque les outils conventionnels n’étaient pas disponibles en raison du plancher effectif des taux. Nous devrions avant tout mieux distinguer leurs objectifs : soit de préserver une transmission efficace de la politique monétaire lorsque des segments de marché spécifiques étaient soumis à des tensions (ce qui équivaut à l’objectif de stabilité financière), soit de fournir une marge de manœuvre supplémentaire lorsque cela s’avérait nécessaire (objectif d’orientation de la politique monétaire). Je proposerai en conséquence d’en tirer cinq leçons :
1) Premièrement, lorsqu’il s’agit de transmission ou de stabilité financière, il n’y a pas de raison de conserver les actifs achetés au bilan jusqu’à leur échéance. C’était le cas pour les achats de la Banque d’Angleterre lors de la crise des bons du Trésor anglais (« gilts ») en septembre 2022, et ce pourrait l’être pour l’instrument de protection de la transmission (Transmission Protection Instrument - TPI) de la BCE. Il n’y a pas d’obligation de revendre à court terme – si c’était le cas, la banque centrale serait soumise à la « dominance des marchés » (market dominance), et son intervention serait moins efficace – ; mais cette option reste disponible à tout instant.
2) Deuxièmement, quand il s’agit de poursuivre l’assouplissement de l’orientation de la politique monétaire, nous devrions faire la distinction entre l’objectif de fournir de la liquidité (c’est-à-dire agir sur les volumes) ou celui de réduire les taux à long terme (c’est-à-dire agir sur les prix). Quand l’objectif premier est d’injecter de la liquidité, cela ne doit pas se faire par le biais d’achats d’obligations à long terme, mais en prêtant à court terme ou à taux variables pour les opérations de refinancement à plus long terme (LTRO). Ces opérations constituaient d’ailleurs une innovation puissante et réussie de la BCE, qui n’a pas été utilisée aux États-Unis. Mais les taux quasi-fixes appliqués initialement aux TLTRO III se sont révélés une erreur, cela a dû être recalibré par la suite.
3) Il reste alors l’« assouplissement quantitatif core » (achat et détention d’obligations à long terme) avec l’objectif de réduire la prime de terme et ainsi les rendements à long terme. Cela implique d’intégrer le risque de taux d’intérêt au bilan des banques centrales, et donc de possibles pertes, comme nous avons pu l’observer récemment : nous devrions toutefois, si l’objectif est clair et justifié, être prêts à accepter de tels risques, tout en suivant plus attentivement l’échéance moyenne du portefeuille. Permettez-moi de souligner, sur une note positive, que la sortie de l’assouplissement quantitatif – le resserrement quantitatif – s’est déroulée en douceur dans un passé récent, sans provoquer de hausse inverse des rendements à long terme, contrairement à ce que beaucoup craignaient.
4) Dans nos portefeuilles, nous devrions donner la priorité aux obligations souveraines et supranationales, afin de limiter l’exposition directe de notre bilan au secteur des entreprises non financières. Cela dit, ces programmes ne sont pas conçus, et ne doivent jamais l’être, pour financer les gouvernements ni pour contribuer à la relance budgétaire.
5) Cinquièmement et pour finir, nous ne devons pas conditionner un instrument à un autre. Faire cela crée des problèmes de communication si un programme doit être interrompu. Par exemple, utiliser des achats d’actifs pour rendre la forward guidance plus crédible peut s’avérer peu judicieux, comme nous l’avons constaté début 2022 quand nous avons dû interrompre progressivement les achats d’actifs avant de pouvoir relever les taux.
Taux d’intérêt négatifs
La politique de taux d’intérêt négatifs, qui a prévalu jusqu’en juillet 2022, est restée l’outil non conventionnel le plus déroutant et le plus mystérieux aux yeux de l’opinion publique. L’idée reçue est que les taux d’intérêt nominaux devraient toujours être positifs. Du point de vue de l’économie politique, une situation où emprunter de l'argent ne coûte rien et peut même apporter une rétribution peut créer des distorsions psychologiques et de mauvaises incitations, y compris pour la discipline budgétaire.
Cela dit, l’impact économique d’une telle mesure, encore débattu, semble globalement positif. Certaines mesures de politique monétaire de la BCE, comme le mécanisme à deux paliers (tiering), ont contribué à atténuer ses effets secondaires potentiellement négatifs sur la rentabilité des banques et donc sur l’offre de prêts. Dans l’ensemble, nous devrions garder les taux d’intérêt négatifs dans notre boîte à outils, mais pour des circonstances exceptionnelles. Nous devrions donc agir avec force pour éviter de basculer en territoire négatif, ce qui constitue une raison supplémentaire de ne pas tolérer que l’inflation soit inférieure à la cible de façon persistante.
Je conclurai en citant Isaac Newton, qui, reconnaissant la contribution de ses prédécesseurs, a déclaré « si j’ai vu plus loin, c’est parce que je me tenais sur les épaules de géants » vii . Aujourd’hui, en tant que banquiers centraux, nous nous appuyons sur l’héritage collectif des efforts, de la créativité et de la crédibilité déployés ces 25 dernières années. Plus particulièrement, notre Conseil des gouverneurs a eu le grand privilège d’être présidé successivement par Wim Duisenberg, Jean-Claude Trichet, Mario Draghi, et maintenant pour la deuxième fois, avec Christine Lagarde, par une présidente française. Soyez assurés que nous resterons, en héritiers reconnaissants, un point d’ancrage solide dans les temps incertains qui nous attendent. Je vous remercie de votre attention.
iCommission européenne, Eurobaromètre, mai 2024
iiBCE, The international role of the euro, juin 2024.
iiiVilleroy de Galhau (F.), « La politique monétaire dans un contexte d’incertitude », discours, 15 février 2022.
ivLagarde (C.), Entretien - Bloomberg Television (12h40), Washington, 22 octobre 2024
vBrand (C.), Lisack (N.), Mazelis (F.), « Estimations du taux d’intérêt naturel pour la zone euro : une actualisation », encadré 7 du Bulletin économique de la BCE, n° 1, 2024 ; Grosse Steffen (C.), Lhuissier (S.), Marx (M.), Penalver (A.), « How to Weigh Stars ? Combining Optimally Estimates for the Natural Rate » Banque de France mimeo ; Schnabel (I.), « R(ising) star ? », discours, session de la conférence The ECB and Its Watchers XXIV intitulée : Geopolitics and Structural Change: Implications for Real Activity, Inflation and Monetary Policy, Francfort, 20 mars 2024.
viBCE, “An overview of the ECB’s monetary policy strategy (europa.eu)”, ECB Strategy Review Overview Note, 2021
viiNewton (I.), Lettre à Robert Hooke, 5 février 1675 (in Turnball (H.W.), The Correspondence of Isaac Newton, volume I 1661-1675, Cambridge University Press, 1959).
Télécharger l'intégralité de la publication
Mise à jour le 12 Décembre 2024