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Pour un voyage à grande vitesse et en sécurité vers l’avenir financier
Intervenant

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 28 Janvier 2025

Conférence de haut niveau de la Banque de France sur la vitesse et l’innovation sur les marchés financiers et les infrastructures de marché
Paris, 28 janvier 2025
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
Mesdames et Messieurs,
C’est un grand plaisir de vous accueillir à cette conférence de haut niveau organisée par la Banque de France sur la vitesse et l’innovation, et comment elles pourraient s’avérer disruptives pour les marchés financiers et les infrastructures de marché. Je remercie Emmanuelle Assouan et ses équipes d’avoir organisé cet événement. Je tiens également à remercier chaleureusement tous les participants du secteur, des autorités publiques et des banques centrales qui donneront leur point de vue au cours des trois tables rondes organisées aujourd’hui, parmi lesquels mes collègues et amis Andrea Maechler, Piero Cipollone et Naoto Shimoda.
C’est une « première » pour une conférence de la Banque de France de se tenir à la Cinémathèque française, qui est assurément le lieu parfait pour notre thème d’aujourd’hui : nous sommes là où la vitesse est faite art. Comme vous le savez, le cinéma a été inventé en France par les frères Lumière à la fin du XIXème siècle. Lors de la projection en 1896 de l’un de leurs tout premiers films, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, les spectateurs ont été tellement impressionnés par l’image d’un train arrivant directement sur eux qu’ils se sont enfuis. Mais désormais nous ne craignons plus la vitesse, au contraire : elle est devenue un facteur clé de réussite sur les marchés financiers et les infrastructures de marché, générant des bénéfices élevés. Les transactions et leur règlement sont devenus considérablement plus rapides au cours des dernières décennies – notamment en France, qui a été à l’avant-garde de la dématérialisation des titres – et ils continueront de s’accélérer. Je commencerai par expliquer pourquoi, dans un environnement qui évolue rapidement, la résilience doit être préservée pour assurer la stabilité financière (I). Notre partenariat public-privé doit évoluer, en vue d’améliorer les paiements transfrontières et le projet holistique de création d’un registre partagé (II).
I. Un système financier en évolution rapide, dont la résilience doit être préservée afin de garantir la stabilité financière
Les marchés connaissent des changements structurels, entraînés par une vitesse accrue visant à atteindre une plus grande efficacité. L’automatisation et le trading haute fréquence induisent une augmentation des volumes quotidiens traités ; de nouveaux participants ont émergé et les acteurs déjà en place ont évolué. Aujourd’hui, les robots et les algorithmes ouvrent de nouvelles possibilités, tandis que l’intelligence artificielle offre la promesse d’une valeur ajoutée dans le trading, les relations avec la clientèle et les décisions d’investissement. De la photographie aux films numériques, des salles de cinéma locales aux plateformes en ligne mondiales, la cinématographie a connu des révolutions technologiques au fil des années. Cependant, que ce soit dans le cinéma ou la finance, la vitesse n’est pas un objectif en soi. L’utilité sociale de certaines accélérations telles que le trading haute fréquence reste à prouver, et elles comportent des risques. Nous devons réfléchir à de nouveaux garde-fous pour nous prémunir contre une éventuelle volatilité accrue des marchés – et même contre de potentiels krachs éclairs provoqués par des algorithmes mal coordonnés qui peuvent amplifier des cessions massives.
Les processus post-marché suivent le rythme de cette accélération du trading : le règlement est de plus en plus rapide. Il y a quelques années, la mise en œuvre du T+2 (c’est-à-dire la garantie d’un règlement dans les deux jours suivant l’exécution de la transaction), inscrit dans le règlement européen CSDRi , a constitué une avancée majeure pour l’ensemble des acteurs. Aujourd’hui, nous visons à nouveau des cibles plus ambitieuses, avec un objectif de T+1 en Europe en 2027 – comme cela est déjà le cas aux États-Unis, au Canada et au Mexique depuis fin mai de l’année dernière. Il est intéressant de noter que de l’autre côté de l’Atlantique, c’est sous l’impulsion des acteurs de marché que cette évolution s’est faite, car le raccourcissement du cycle de règlement a été vu comme une opportunité de réduire encore davantage les risques de liquidité, de contrepartie et les risques opérationnels.
L’expérience américaine montre également que T+1 génère des avantages financiers directs, en particulier une baisse significative des marges des contreparties centrales. Le T+1 a donc globalement été soutenu dans le cadre des consultations publiques de l’AEMFii et de la Commission européenne. Je suis certain que nous avons tous bien conscience des exigences opérationnelles et des défis à releveriii : les travaux préparatoires doivent commencer dès maintenant, avec l’adaptation des systèmes informatiques et la poursuite de l’automatisation des processus. Il est également important d’assurer une coordination avec le Royaume-Uni et la Suisse, et d’accorder une attention particulière aux conséquences d’heures limites de règlement plus rapprochées – notamment pour les opérations de change.
La tokenisation des actifs constitue évidemment un autre mouvement de fond, qui permettrait d’aller encore plus loin dans le traitement automatisé des activités de marché et post-marché ; elle ouvre la voie à une nouvelle accélération avec une mise en œuvre généralisée du T+0. La tokenisation est susceptible de générer des économies encore plus importantes, tant pour le secteur financier que pour les utilisateurs finaux. À ce jour, la finance DLTiv émergente a eu recours à de nouvelles formes de monnaie de banque commerciale comme actifs de règlement, tels que les dépôts tokenisés ou les prétendus « stablecoins ». Comme l’expérience l’a montré ces dernières années, ils sont loin d’être sans risques, et l’Europe a pris la bonne décision en adoptant le règlement MiCA. Ne pas réglementer aujourd’hui les crypto-actifs et les établissements non bancaires reviendrait à semer les graines de la crise financière de demain.
Au-delà de ces enjeux réglementaires, il devient de plus en plus évident que la finance DLT ne dispose pas actuellement de l’ancrage fourni par la monnaie de banque centrale, qui réduit drastiquement les risques de contrepartie et de liquidité, et garantit la finalité des paiements – un trait fondamental de sécurité. Une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) interbancaire garantirait la convertibilité entre actifs tokenisés, exactement comme les banques centrales assurent actuellement la convertibilité entre les monnaies de banques commerciales, permettant un paiement contre livraison et un paiement contre paiement. En somme, la monnaie de banque centrale tokenisée constituerait un « pivot de sécurité » et servirait de socle de confiance fiable sur lequel ces nouvelles technologies pourraient déployer leur plein potentiel.
II. Une nouvelle étape avec l’interconnexion des systèmes de paiement rapides et un registre partagé européen pour relever les défis de la transition et de la croissance
Les banques centrales doivent par conséquent suivre le rythme de ces évolutionsv , afin d’explorer le potentiel de la DLT et de favoriser l’innovation tout en préservant le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale. En s’appuyant notamment sur les expérimentations pionnières menées par la Banque de France entre 2020 et 2023vi , l’Eurosystème a conduit une série de nouvelles expérimentations sur la MNBC interbancaire entre avril et novembre 2024vii , avec la participation active de la Banque de France, de la Banca d’Italia et de la Bundesbank en tant que fournisseurs de solutions. Nous avons constaté une participation active du secteur aux expérimentations de l’Eurosystème, et je voudrais profiter de l’occasion qui m’est donnée aujourd‘hui de saluer votre engagement fort – qui, je crois, reflète également la prise de conscience croissante de la nécessité de disposer d’un actif de règlement sûr.
Ensemble, nous avons testé avec succès de nombreux cas d’usage très divers, allant des émissions primaires aux paiements en devises croisées, aux repos, aux appels de marge et à la gestion d’actifs, pour ne citer que quelques exemples. Le règlement réel a même été testé pour la gestion du cycle de vie des titres et les opérations sur le marché secondaire. Grâce à ce programme ambitieux, nous avons pu continuer à mettre en œuvre notre approche d’apprentissage par la pratique, qui est essentielle. Comme annoncé, l’Eurosystème tirera les enseignements des travaux exploratoires, notamment sur comment faciliter la possibilité de règlement en monnaie de banque centrale pour les transactions interbancaires sur les plateformes DLT. De toute évidence, il est de l’intérêt des banques commerciales européennes et du secteur public de travailler ensemble en faveur d’un cadre européen tokenisé : la monnaie est et restera un partenariat public-privé, qui doit évoluer.
S’agissant des paiements transfrontières, l’Eurosystème a lancé des initiatives pour contribuer à les améliorer, avec notamment des travaux exploratoires visant à connecter TIPS à d’autres systèmes de paiement rapides tels qu’UPI en Inde. Nous soutenons ainsi la feuille de route du G20 visant à créer un écosystème de paiements mondial plus rapide, moins onéreux, plus transparent et plus accessible, tout en garantissant des paiements instantanés sûrs et fiables. Cette feuille de route prévoit également, à plus long terme, l’utilisation de la tokenisation pour développer encore les paiements transfrontières.
Nous devons à présent rassembler toutes ces avancées en un film d’ensemble, de manière holistique. À cet égard, l’idée d’un « registre unifié » proposée par la BRIviii représente plus qu’une technologie prometteuse : un concept fédérateur, voire une utopie. Cette infrastructure de marché de nouvelle génération pourrait un jour prendre la forme d’une plateforme partagée, intégrée et programmable intégrant la monnaie de banque centrale, la monnaie de banque commerciale et les actifs financiers tokenisés – ce qui appellerait des partenariats public-privé redéfinis et améliorés. En conséquence, la BRI a lancé en avril 2024 le projet Agoráix , pour explorer la tokenisation des paiements transfrontières afin d’améliorer le modèle existant de correspondance bancaire. Ce projet majeur réunit sept banques centrales à travers le monde, dont la Banque de France, qui représente l’Eurosystème, et un groupe important d’entreprises financières privées. Mais une première étape nécessaire vers une telle infrastructure mondiale doit consister en la création de registres partagés régionaux – dont l’un serait européen.
Un registre européen partagé pourrait se révéler un moyen efficace de surmonter la fragmentation du marché européen et les inefficiences actuelles, en facilitant la fourniture de services intégrés dans toute l’Europe. Il agirait donc comme un catalyseur d’une Union pour l’épargne et l’investissement et fournirait des outils tels que des obligations vertes et des titres verts pour financer la transition climatique, à un moment où nous devons mieux mobiliser l’excédent d’épargne privée de l’Europe qui représente plus de 300 milliards d’euros par an. En bref, il constituerait un levier important pour réussir nos transformations, climatique mais aussi numérique, qui font partie de nos principaux défis à relever ; il aiderait également l’Europe à gagner en taille – en unifiant son marché unique – et en rapidité. La concrétisation de cette vision ambitieuse nécessite d’avancer étape par étape, dans le cadre d’une approche progressive. Plutôt que de remplacer les infrastructures existantes qui ont déjà contribué à réduire la fragmentation en Europe – comme le système de règlement harmonisé T2S –, cette nouvelle infrastructure partagée s’adresserait aux marchés qui continuent de dépendre de processus manuels et qui manquent de standardisation, tels que les marchés de gré à gré (OTC) et les actions non cotées. Une première étape cruciale consistera à mettre de la monnaie de banque centrale à disposition sur cette infrastructure : il est donc d’autant plus important de proposer à court terme une solution de MNBC interbancaire pour préparer cet objectif à long terme.
Je conclurai en citant Billy Wilder, le réalisateur de Certains l’aiment chaud, qui donnait ce conseil avisé : Si vous avez un problème avec le troisième acte, le vrai problème se trouve dans le premier acte ». Cela me conduit à une double conclusion : premièrement, il est dès à présent le bon moment pour s’engager dans la conception et l’expérimentation des infrastructures de marché de demain ; deuxièmement, les transformations rapides ne doivent pas se faire au détriment des acquis en matière de stabilité financière, et elles ne doivent pas accroître les risques. Tokenisée ou non, la monnaie de banque centrale doit demeurer l’actif de règlement au cœur du système financier. C’est à cette condition que nos percées technologiques communes pourront contribuer à répondre à nos défis majeurs. Je vous remercie de votre attention.
iRèglement (UE) n° 909/2014 concernant l’amélioration du règlement de titres dans l’Union européenne et les dépositaires centraux de titres
iiAutorité européenne des marches financiers, ou ESMA (European Securities and Markets Authority)
iiiESMA proposes to move to T+1 by October 2027, le 18 novembre 2024.
ivDLT signifie « technologie de registres distribués », qui sous-tend la tokenisation des actifs.
vVilleroy de Galhau (F.), « L’innovation par les banques centrales : le plus tôt est le mieux », discours au BIS Innovation Summit, 6 mai 2024.
viVilleroy de Galhau (F.), MNBC de gros : tout aussi décisive que la MNBC de détail, et activement expérimentée, discours, 3 octobre 2023.
viiBCE, Exploratory work on new technologies for wholesale central bank money settlement, 4 décembre 2024.
viiiCarstens (A.) et Nilekani (N.), « Finternet: the financial system for the future », document de travail de la BRI, 15 avril 2024.
ixBRI (Banque des règlements internationaux), « Project Agora: central banks and banking sector embark on major project to explore tokenisation of cross-border payments », actualisé le 16 septembre 2024.
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