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Philosophie Magazine : « La valeur de la monnaie est fondée sur la confiance que nous, banque centrale, inspirons »
Intervenant

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 18 Février 2025

Entretien du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, à Philosophie Magazine du mois de février 2025.
François Villeroy de Galhau : L’argent dans notre société ou pour chacun, c’est bien sûr davantage que des chiffres économiques. Mais pour commencer concrètement par l’argent reçu et perçu, on peut parler du pouvoir d’achat. En moyenne, les Français ont gagné environ 1% de pouvoir d’achat par année depuis 25 ans. Il faut constater à la fois que ces chiffres sont objectifs - ils sont calculés très professionnellement par l’INSEE, non par la Banque de France-, et que le ressenti collectif en est éloigné. Ce sont là deux réalités dont nous devons prendre acte. Depuis 1999, si l’on tient compte de l’inflation, mais aussi de l’évolution de l’ensemble des revenus- salaires, transferts sociaux, prélèvements fiscaux -, en moyenne le pouvoir d’achat des Français a objectivement augmenté plus rapidement que celui de la plupart des autres Européens. L’amélioration du marché du travail y a aussi aidé, la France ayant créé plus de 2 millions d’emplois depuis 2014.
Pourquoi nos concitoyens n’ont-ils pas cette impression ? Il y a plusieurs explications. D’abord, nous sortons d’un épisode de forte inflation, qui a affecté en particulier les achats du quotidien, le prix du carburant à la pompe en 2022 et les denrées alimentaires en 2023. Comme consommateurs, nous sommes beaucoup plus sensibles aux prix qui augmentent qu’à ceux qui restent plus stables, comme ceux des services et des loyers. Or le calcul de l’inflation repose sur une moyenne. Ensuite, la hausse des prix de l’énergie n’a pas été ressentie de façon uniforme sur le territoire : c’est en zone rurale que vous avez le plus besoin d’essence, mais aussi de chauffer votre maison individuelle. Il y a là une inégalité selon le lieu de résidence, et non pas selon le revenu. Surtout, l’indice de l’inflation est annuel, mais nous avons tendance à raisonner en inflation cumulée. Ce que nous voyons, c’est que le niveau des prix - l’inflation cumulée depuis trois ans - a augmenté de 12 à 15 %. Ce que nous voyons moins, c’est que nos revenus ont augmenté d’à peu près autant : c’est en particulier le cas du SMIC, qui est heureusement indexé en France sur l’inflation, des retraites, des diverses prestations sociales. Or les banques centrales ne savent pas et ne veulent pas faire revenir en arrière ce niveau des prix, ni ce niveau de revenus : ce serait la déflation, qui est pour l’économie la maladie inverse de l’inflation. Notre engagement c'est de ramener la hausse des prix à l’objectif de 2% par an : pour la France, cette inflation est même redescendue autour de 1,5 %. Avec le temps, les perceptions et les réalités chiffrées devraient converger: souvenez-vous du sentiment –excessif - il y a une vingtaine d’années que le passage à l’euro avait augmenté les prix. Cette crainte s’est peu à peu dissipée, et la confiance dans l’euro est aujourd’hui très forte.
Nathalie Sarthou-Lajus : Pour compléter ce que vous nous dites à propos du décalage entre l’inflation réelle et l’inflation perçue, je crois également que le rapport à l’avenir s’est dégradé. J’ai été marquée par le livre du sociologue Nicolas Duvoux, L’Avenir confisqué [PUF, 2023], qui compare notre situation aux Trente Glorieuses. Le taux de pauvreté était plus important, les inégalités fortes, et pourtant la perception tout à fait différente, car il y avait la possibilité de se projeter dans l’avenir, des perspectives d’ascension sociale. Si l’on ne parvient plus à se projeter, s’il n’y a pas vraiment de trajectoire collective ou individuelle d’ascension, qu’on est même persuadé que la situation de nos enfants sera plus difficile que la nôtre, les difficultés du présent prennent un tout autre relief. Ce facteur a joué, me semble-t-il, dans le mouvement des « gilets jaunes ». De plus, beaucoup de gens n’ont plus le sentiment d’avoir un filet de sécurité familial – les familles monoparentales, l’isolement accentuent la vulnérabilité.
FVG : Ce que vous dites est vrai, nous avons moins confiance en l’avenir, et nous nous faisons moins confiance les uns aux autres. Un symptôme pratique en est la tendance des Européens, si on les compare aux Américains, à placer leur épargne dans des obligations, des Livrets A , dans la pierre, à choisir la sécurité, et non pas des investissements plus risqués, dans les entreprises, en actions. On sait qu’en moyenne c’est cet investissement en actions qui rapporte le plus sur dix ou quinze ans. Néanmoins les Européens sont réticents à prendre le risque, les Anglais tenant une position médiane entre les mentalités européenne et américaine.
Le rapport à l’avenir est aussi assombri par la menace climatique. Pour décarboner nos économies, un « signal prix » aiderait, mais il y a plusieurs manières d’envoyer ce signal. Soit vous augmentez le prix des énergies fossiles pour les consommateurs, et il faut l’accompagner de mesures sociales. Soit vous imposez les quotas d’émissions payants pour les grands industriels. Une voie complémentaire, certes plus coûteuse pour les finances publiques, est de subventionner les investissements verts : c’était l’objectif du plan Biden aux États-Unis, dont on peut craindre que Donald Trump le remette en cause. Je pense en tout cas qu’il n’y a pas à demander aux ménages de choisir « entre la fin du monde et la fin du mois ». L’enjeu de la démocratie a toujours été de trouver la meilleure façon de rendre conciliables des impératifs apparemment contradictoires. Si vous me permettez une allusion à Notre-Dame-de-Paris et aux bâtisseurs de cathédrales, j’aime beaucoup l’image des arcs boutants. Il y a deux réalités, deux forces a priori opposées, et néanmoins, quand vous les construisez par le haut et vers le long terme, elles convergent et s’étayent l’une l’autre. Je crois que l’écologie et le social devraient être envisagés de cette façon.
NSL : Évoquer l’enjeu des subventions publiques, c’est aussi aborder la question de la dette. J’ai signé un Eloge de la dette, même si je suis bien sûr consciente que nous avons en général une image très négative de cette dernière. Dans l’Antiquité, on peut être réduit à l’esclavage pour dettes, et la prison pour dettes a existé en France jusqu’en 1869. La dette est donc historiquement liée à la servitude. Le surendettement demeure une situation honteuse. En allemand, le mot « Schuld » désigne à la fois la dette et la faute. Mais j’ai tenté d’en saisir un autre versant, plus positif, en me fondant sur deux ouvrages, La Généalogie de la morale [1887] de Friedrich Nietzsche et l’Essai sur le don [1925] de Marcel Mauss. Nietzsche nous permet de comprendre que la dette est une manière de contracter des engagements mutuels, qu’elle a forgé l’homme responsable, sur lequel on peut compter. Selon lui, la dette est au fondement du lien social. La dette est une promesse, un moyen d’anticiper l’avenir, d’investir, de réaliser des projets. Elle nous rappelle notre interdépendance : nous nous devons les uns aux autres. La prise de conscience des limites de nos ressources, le fait de se reconnaître comme l’obligé des autres et d’un milieu de vie sont chargés d’une épaisseur morale qui renvoie à une dette fondamentale à laquelle certains voudraient échapper. Le problème, c’est la dette insolvable. Je ne peux que souligner la fragilité d’une économie qui repose sur une spéculation de la dette et sur les injustices du surendettement. L’individu néolibéral entrepreneur de lui-même qui a voulu s’affranchir de la dette est aujourd’hui rattrapé par le poids d’une dette insolvable, à cause d’une addiction au crédit pour satisfaire des désirs qui sont déconnectés des besoins réels. Quand la dette accumulée au lieu d’ouvrir l’avenir, le ferme, elle entraîne des politiques d’austérité.
FVG : Accord complet sur le plan anthropologique ! Maintenant, si l’on parle de la dette économique et financière, il y a deux axes dont je me méfie, et deux principes auxquels je crois. Je me méfie de la lecture morale de la dette économique. Je sais ce que vous avez rappelé à propos de l’allemand Schuld - du reste en latin debita a le même sens. En tirer une culpabilisation de principe sur la dette serait de mauvais aloi. Par ailleurs, le système néolibéral ne me parait pas avoir pour modèle des personnes sans dettes. Au contraire, il peut encourager d’énormes niveaux d’endettement privé.
Quant à mes deux principes, le premier est celui de finalité de la dette économique. La France est lourdement endettée, nous allons donc transférer aux générations futures une dette beaucoup plus importante que celle que nous avions reçue. Est-ce pour améliorer leur condition à eux ou pour notre bien à nous ?
NSL : Vous faites référence aux investissements qui seraient nécessaires à la transition énergétique ?
FVG : Oui, et aussi aux infrastructures ou à l’éducation. Mais de fait nous avons plutôt fabriqué de la dette pour financer nos dépenses courantes et notre confort, parce que nous vivons au-dessus de nos moyens: cela me paraît poser un sérieux problème de solidarité intergénérationnelle. L’autre principe est celui de la responsabilité, de notre capacité à payer nos dettes. Pour paraphraser Emmanuel Mounier, « le réel est notre maître ». La France n’est bien sûr pas en faillite, mais les intérêts dus sur la dette vont dépasser à partir de l’année prochaine le budget de l’Éducation nationale, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps dans notre histoire. Nos dépenses héritées du passé pèsent sur notre capacité à dépenser pour l’avenir. Alors, nous ne sommes plus en situation de choisir, mais de subir.
NSL : Néanmoins, je ne suis pas à l’aise avec le concept d’« austérité », je trouve que c’est une autre version de la croissance illimitée. On reconnaît l’existence du désir ou la volonté de consommer toujours plus, mais on les bride – c’est ce que je comprends dans l’exigence d’austérité. Elle est punitive, aussi je lui préfère le concept de « sobriété » ou de « sobriété choisie », dont d’ailleurs le pape François a fait usage dans son encyclique Laudato si’. La sobriété n’est pas l’excès ni l’ascèse, mais la proposition de sortir du capitalisme addictif. J’observe que certains militants écologistes, dans une tentation toujours dangereuse de pureté, sont au bord du burnout car une telle exigence d’ascétisme finit par vous faire craquer. La sobriété est compatible avec des moments de dépense salutaire et joyeuse. Le terme philosophique pour désigner cela, ce serait la « tempérance », ou encore la vertu de modération. Il ne s’agit pas, selon moi, de réduire mes désirs mais de désirer mieux, par exemple par une intensification de nos relations aux autres, à notre milieu de vie. Je ne crois pas que l’austérité soit un remède aux crises que nous traversons.
FVG : Je relève que tout le monde en France parle de l’austérité et la craint, mais que personne ne la définit. Je vais donc le tenter : l’austérité consisterait, et j’insiste sur le conditionnel, à un recul général des dépenses publiques. Nous n’avons de fait jamais pratiqué cela. La France est au contraire le pays développé qui a le plus haut niveau de finances publiques. Le choix collectif des Européens, auquel je crois, c’est de payer des impôts importants, mais que la santé, l’éducation ou la culture soient largement gratuits, là où dans le modèle américain ils ont un coût parfois faramineux. Reste que nous Français avons deux problèmes : ce modèle social européen nous coûte nettement plus cher qu’à nos voisins, avec beaucoup plus de dépenses. Et nous n’aimons pas payer l’impôt pour les financer, d’où l’accumulation des déficits et de la dette.
Pour résoudre ce problème de la dette, nous n’avons pas besoin de recourir à l’austérité, soit le recul général des dépenses publiques: il s’agirait déjà de les stabiliser enfin en volume, déduction faite de l’inflation. Je ne dis pas que c’est facile, mais c’est faisable. Du côté recettes fiscales ensuite - j’ai été directeur général des Impôts il y a vingt ans -, je mesure que si payer l’impôt est un acte essentiel de civisme, chaque citoyen est ainsi fait qu’il s’y plie sans enthousiasme : c’est humain ! Pour faire accepter l’impôt, le sentiment de justice fiscale est essentiel. Pour prendre ici un exemple évident, le principe d’un impôt sur le revenu progressif me paraît clé, alors qu’on voit fleurir dans certains pays libéraux l’idée de la « flat tax », c’est-à-dire d’un impôt simplement proportionnel, bénéficiant aux plus favorisés.
NSL : Mais n’y a-t-il pas des moyens pour les plus riches d’échapper à l’effort contributif, par exemple par l’évasion fiscale?
FVG : L’administration fiscale lutte contre ces pratiques. Mais reconnaissons là aussi nos contradictions : les Français n’aiment pas les contrôles fiscaux qui sont cependant le meilleur moyen de s’assurer que tous contribuent. Sur ce sujet, je note qu’il y a eu certains progrès à l’échelle internationale, même s’ils sont encore insuffisants. Le Groupe d’action financière internationale, le GAFI, créé en 1989 et installé à Paris, publie des listes noires de certains pays trop complaisants. Plus récemment, sous l’égide de l’OCDE, également installée à Paris, il y a eu un accord de 140 pays pour exiger un impôt minimum de 15% aux sociétés, avec l’harmonisation des règles d’assiette fiscale, notamment face aux multinationales. J’espère qu’on pourra aller au bout, y compris aux États-Unis.
NSL : Pour revenir au rapport ambivalent à la dette et à l’argent, on trouve dans l’évangile selon Saint-Matthieu un curieux passage, la parabole des Talents. Un maître confie différentes sommes d’argent, en talents (une monnaie de l’époque), à trois serviteurs. Ce qui compte, ce n’est pas tant le nombre de talents reçus mais d’être capable de les faire fructifier et d’obtenir un gain supplémentaire. Le dernier serviteur est sévèrement condamné comme un « propre à rien » parce qu’il n’a pas couru le risque du don. Il n’a rien donné en propre et a enterré le seul talent qu’il avait reçu. Il est resté prisonnier de l’angoisse de la dette. Il a vécu dans une économie de la vie, dans l’avarice, paralysé par la peur de perdre le peu qu’il avait. La dette qui n’ouvre pas sur le risque du don, aliène.
FVG : Ici revient l’exigence de finalité que j’évoquais précédemment : le « pourquoi » ou le « pour qui » comptent encore plus que le « combien ». On prête à sainte Thérèse d’Avila cette jolie phrase : « Quel excrément que l’argent… mais pour la terre quel engrais ! » Alexandre Dumas fils, dans La Dame aux camélias, exprime autrement cette idée : « L’argent est un bon serviteur et un mauvais maître. »
Vous avez évoqué l’indispensable confiance : celle-ci est au cœur de la monnaie, qui est plus que l’argent. Je m’explique, d’autant plus que je dirige une institution, la Banque de France, qui a, conjointement à la Banque centrale européenne, pour mission d’être gardienne de la monnaie. Il y a trois dimensions supplémentaires dans la monnaie par rapport à l’argent privé : un élément de souveraineté publique – ce n’est pas pour rien qu’on a appelé certaines monnaies des souverains ou des napoléons. Ensuite la confiance ; le sociologue allemand Georg Simmel, dans sa Philosophie de l’argent [1900], cite le cas d’une ancienne pièce maltaise, sur laquelle était inscrite cette devise : « Non aes, sed fides », « Ce n’est pas du bronze, c’est de la confiance ». La valeur de la monnaie est fondée in fine sur la confiance que nous, Banque centrale, inspirons. Et au croisement de la souveraineté et de la confiance, une troisième dimension de lien social et d’échange. Dans la vie normale, cela ne se perçoit guère, c’est un peu comme l’air qu’on respire. Mais quand une monnaie n’est plus jugée fiable, comme cela arrive au Liban aujourd’hui, ou comme c’était le cas en Argentine récemment, cela provoque un véritable drame social.
NSL : On en revient à l’idée que la monnaie est un bon serviteur et que l’argent ne devrait jamais devenir une idole ! Mais je trouve ça salutaire d’aborder ces questions de façon directe, parce qu’au fond, l’argent reste un tabou – dans le couple, entre amis, entre collègues... On a déjà tellement de mal à demander une augmentation de salaire, c’est si intimidant… Il est tout de même dommage d’entourer d’une telle opacité un sujet aussi fondamental pour notre humanité commune.
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Mise à jour le 24 Février 2025