Interview

L’Express : Entretien croisé du Gouverneur avec Joachim Nagel (Bundesbank)

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

24 Janvier 2023
François Villeroy de Galhau intervention

Interview de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.

La guerre en Ukraine a chamboulé tous les équilibres. Dans quelle mesure a-t-elle accentué les tensions entre la France et l'Allemagne ?I

Joachim Nagel : En ce qui concerne la conduite de la politique monétaire, il n'y a aucune tension. François et moi partageons totalement l'idée que nous devons lutter résolument contre l'inflation. L'attaque de la Russie contre l'Ukraine a été un choc. Cela appelait une réponse forte et c'est ce que nous avons fait en 2022 au Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne en remontant fortement les taux d'intérêt. Cette menace a encore renforcé nos efforts communs pour remplir notre mandat : nous sommes les responsables de la politique monétaire. Notre travail consiste à maintenir la stabilité des prix dans la zone euro. Et la hausse des prix est aujourd'hui encore beaucoup trop élevée dans toute l'Europe.

François Villeroy de Galhau : Je vais plutôt répondre en élargissant la focale. Nos deux pays subissent avec cette invasion terrible de l'Ukraine une menace commune, qui prend plusieurs formes. D'abord une défiance accrue envers nous de nos partenaires d'Europe de l'Est. Ensuite l'accélération de l'inflation : nous y avons répondu partiellement ensemble par la normalisation de la politique monétaire. Reste à construire une réponse commune pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles extérieures et accélérer la décarbonation de nos économies. La comparaison avec le Covid est encourageante : au début, l'Europe a donné l'impression de jouer la carte du chacun pour soi. Et puis, nous avons réussi à mettre en place des réponses coordonnées très efficaces : l'achat de vaccins en commun, le grand plan de relance "Next Generation EU". Nous devons aussi y arriver aujourd'hui.

La France a vécu ces dernières années dans une forme de complexe par rapport à la supériorité économique de l'Allemagne. Pensez-vous que la situation est en train de se rééquilibrer entre les deux pays?

F. V. de G. : En fait, le complexe dont vous parlez est plutôt une caractéristique de l'Europe : son manque de confiance quand elle se compare avec le reste du monde, notamment les Etats-Unis ou la Chine. Concernant la relation avec l'Allemagne, nous, Français, n'avons pas de complexe à avoir. J'admire la réussite allemande mais la France a aussi ses atouts : la démographie, l'énergie nucléaire, la défense... La seule véritable compétition qui compte est celle de l'Europe avec le reste du monde.

J. N. : Je ne comprends pas bien cette idée de complexe! Nos pays se sont développés en encourageant une saine concurrence entre les différentes idées et solutions. Cela vaut autant pour l'économie que pour le sport... Et nous avons tout à gagner à cette concurrence.

La guerre en Ukraine a révélé la fragilité du modèle allemand avec une double dépendance, au gaz russe pour ses approvisionnements en énergie, à la Chine pour ses exportations. Le modèle allemand est-il en danger?

J. N. : En finance, la bonne stratégie est de diversifier son portefeuille. Et pourtant, avant le 24 février 2022, l'Allemagne s'approvisionnait pour environ la moitié de son gaz en Russie. Aujourd'hui, nous sommes parvenus à diversifier nos sources et à réduire les risques de dépendance. En ce qui concerne l'approvisionnement énergétique de l'Allemagne, le gaz naturel liquéfié est une étape intermédiaire vers un modèle énergétique moins risqué et plus pérenne. Pour ce qui est des exportations allemandes, je ne doute pas que les entreprises examinent aujourd'hui toutes les possibilités d'accroître leur résilience.

F. V. de G. : Je suis toujours prudent avec la notion de "modèle". Rien n'est jamais acquis. Ce qui est important, c'est la capacité d'adaptation d'un pays. Et là, celle de l'Allemagne reste remarquable. Pensez à la qualité du dialogue social outre-Rhin et la capacité de compromis, à l'équilibre entre les territoires, à la force des ETI ou Mittelstand . Je n'enterrerais donc pas trop vite le modèle allemand : rappelez-vous qu'à la fin des années 1990, on parlait de l'Allemagne comme de l'homme malade de l'Europe.

Le choc inflationniste est en partie de nature exogène. Certains économistes affirment que la stratégie consistant à continuer à augmenter les taux d'intérêt ne serait pas la bonne... Cela vous agace?

J. N. : La vérité est que l'inflation avait déjà commencé à augmenter avant la guerre en Ukraine. La pandémie a provoqué des chocs d'offre et de demande, tout comme la levée des restrictions qui ont suivi. La guerre a été un catalyseur majeur. Les prix de l'énergie sont montés en flèche et, au fil du temps, les pressions inflationnistes se sont étendues à l'ensemble de l'économie. Il suffit de de suivre le coeur de l'inflation, c'est-à-dire l'augmentation des prix hors énergie et alimentation. En décembre, il a atteint 5,2 % en glissement annuel dans la zone euro. C'est beaucoup trop élevé. Et socialement injuste. Tout le monde est touché : les familles, les entreprises, mais les personnes les plus frappées sont celles qui ont très peu au départ, les plus pauvres. Notre travail n'est pas encore terminé.

F. V. de G. : Oui, nous atteindrons probablement le pic sur les taux d'intérêt d'ici l'été prochain, et l'inflation redescendra vers le seuil des 2 % d'ici la fin 2024 à 2025.

Compte tenu des niveaux d'endettement en Europe, n'avez-vous pas peur d'une nouvelle crise des dettes en Europe, surtout si les taux d'intérêt continuent de progresser?

J. N. : Les gouvernements ont eu raison d'agir avec force aux conséquences de la guerre contre l'Ukraine. Mais maintenant, il faut que les choses rentrent dans l'ordre, que des finances publiques plus saines soient rétablies. Les gouvernements ne devraient pas essayer de stimuler la demande par des programmes à grande échelle lorsque l'inflation est si élevée!

F. V. de G. : Je vais être très franc : je suis préoccupé par la dérive de la dette publique en France. En 1980, le taux d'endettement public était de 20 % du PIB, il atteignait 100 % avant le Covid et il culmine aujourd'hui à 112 %. Nous devons sortir de deux illusions. La première, c'est que la dette ne coûterait rien : les taux ultra-bas ont été une parenthèse. La seconde, c'est qu'il faudrait toujours plus de dépenses publiques et de dette pour générer de la croissance. C'est faux. Sinon, nous Français, serions les champions du monde de la croissance! Nous devons absolument avoir un débat sur la qualité de notre dépense publique. Elle coûte environ 10 points de PIB de plus que chez nos voisins européens. Je crois profondément à notre modèle social commun, mais en étant plus exigeants sur notre efficacité publique.

Quelle grande avancée doit aujourd'hui entamer l'Europe?

J. N. : En ce qui concerne les marchés financiers sans hésiter : l'union des marchés de capitaux. Pour mener à bien la transition énergétique, plusieurs centaines de milliards d'euros devront être investis en Europe chaque année. Les Etats ne peuvent pas tout et la majeure partie de cette somme devra provenir du secteur privé. Or, les marchés financiers sont aujourd'hui trop cloisonnés, et les réglementations pas toutes harmonisées. Les fonds d'investissement et plus globalement le capital-risque en Europe sont trop petits par rapport à ce que nous observons aux Etats-Unis. Nous devons créer un marché unique du financement.

F. V. de G. : Oui! L'Europe a énormément d'épargne et énormément de projets verts à financer. Il faut donc créer un canal puissant entre les deux. Malheureusement, nous sentons peu d'appétit de la part des dirigeants politiques pour ce sujet...

Qu'est-ce que l'Allemagne peut copier du modèle français et inversement que doit apprendre la France de son voisin d'outre-Rhin?

J. N. : Le pragmatisme français.

F. V. de G. : Le dialogue social allemand. Et je trouve intéressante la réponse de Joachim sur la France!