Discours

Les progrès passés induisent de nouveaux défis : des ambitions plus élevées en matière de normes de publication, d’exigences prudentielles et de gouvernance collective

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

27 Octobre 2022
François Villeroy de Galhau intervention

Climate Finance Day – Paris, 27 octobre 2022
Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand plaisir de prononcer ce discours « Perspectives » à l’occasion de ma cinquième participation au Climate Finance Day, ici à Paris. Les banques centrales et les superviseurs sont en train de réaliser ce qu’ils avaient promis : l’Eurosystème intègre le changement climatique dans les opérations de politique monétaire de la BCE, comme annoncé par la présidente Christine Lagarde début juillet. En tant que superviseur, l’ACPR, l’autorité de supervision française, a réalisé les premiers stress tests pilotes consacrés aux risques climatiques en 2021, suivie par la BCE en 2022. Notre NGFS (le Réseau pour le verdissement du système financier), qui est implanté à la Banque de France et dont le président Ravi Menon est asiatique, compte à présent plus de 120 membres. De plus, s’agissant de nos portefeuilles non liés à la politique monétaire, la Banque de France a déjà atteint l’objectif des 2°C. Je suis heureux d’annoncer aujourd’hui que nous allons à présent les aligner sur l’objectif de 1,5°C, en commençant par les actions européennes d’ici fin 2023, et en poursuivant par un alignement complet d’ici fin 2025.

Cette accélération de notre rythme est plus que nécessaire face à une urgence climatique toujours plus pressante : l’été et l’automne extrêmement chauds que nous connaissons cette année donnent raison aux derniers rapports du GIEC. Même si le réchauffement climatique est actuellement de 1,1°C, cela nous montre clairement à quoi ressemblera le futur si nous laissons la température augmenter au-delà de 1,5°C. Les dernières études suggèrent que les premiers points de bascule pour le climat au niveau mondial devraient être franchis entre 1,5°C et 2°C : l’effondrement des calottes glaciaires au Groenland et dans l’Antarctique occidental, qui entraînerait une élévation très importante du niveau de la mer ; une fonte brutale du permafrost riche en carbone ; et éventuellement la disparition d’un courant essentiel dans l’Atlantique Nord, qui déréglerait les pluies dont dépend l’alimentation de milliards de personnes.

D’autres acteurs, privés et publics, jouent évidemment également leur rôle. Cependant, nos progrès passés induisent de nouveaux défis. Je souhaiterais évoquer trois d’entre eux aujourd’hui : le passage du volontariat à l’obligation en matière de publication d’informations (I) ; le passage des stress tests à des exigences prudentielles de fonds propres pour les banques (II) ; et la gouvernance collective de la finance verte en France, qui après avoir reposé sur des engagements pris à titre individuel va devoir s’inscrire dans le cadre d’une « planification écologique » (III).

I. Le passage du volontariat à l’obligation pour la publication d’informations

Il y a deux jours, l’ACPR et l’AMF ont publié leur troisième rapport conjoint dans lequel elles évaluent les engagements climatiques publiés par les institutions financières françaises. Ce rapport appelle à combler rapidement l’écart entre la situation actuelle en matière de publication d’informations et les exigences réglementaires à venir. L’Europe a été pionnière dans l’élaboration de nouvelles réglementations afin de rendre obligatoire la publication d’informations relatives à la durabilité. Avec un engagement fort de Patrick de Cambourg, l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) a développé des projets de normes qui recouvrent tous les thèmes de la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD). Ces normes européennes incluront la biodiversité et les risques liés à la nature, pour lesquels nous devons, avec un décalage de quelques années, suivre la même feuille de route que pour le climat.

Dans le même temps, l’ISSB (International Sustainability Standards Board) nouvellement créé a publié, grâce à Emmanuel Faber – un autre contributeur français majeur – deux projets de normes concernant les exigences générales de publication d’informations et les publications d’informations liées au climat, en s’inspirant directement des travaux de la TCFD. En outre, la Securities and Exchange Commission (SEC) des États-Unis a également publié une proposition pour de nouvelles exigences liées au climat qui – si elles sont adoptées – entreraient progressivement en vigueur entre 2024 et 2026.

Ces initiatives internationales sont évidemment les bienvenues : le changement climatique est un sujet mondial. Et nous ne pouvons pas, même si nous le voulions, avoir une norme unique : pour en donner un exemple évident, on peut s’attendre à ce que les exigences européennes soient plus avancées que les autres. Par conséquent, nous devons collectivement nous assurer que ces normes sont interopérables dans toute la mesure possible : en résumé, quand une entité respecte un ensemble d’exigences édictées par une juridiction, cela doit signifier qu’elle respecte également la norme de référence mondiale fournie par l’ISSB. Nous ne pouvons pas nous permettre de créer un puzzle de normes réglementaires nationales ou régionales ; les divergences actuelles entre les principaux ensembles de normes doivent par conséquent être surmontées.

À ce stade, aucun ensemble de norme n’est gravé dans le marbre, et nous devons utiliser le temps dont nous disposons pour œuvrer à leur convergence. L’EFRAG et l’ISSB doivent assurer une interopérabilité totale – notamment s’agissant des définitions détaillées. Je comprends que des progrès importants sont déjà en cours, grâce aux efforts constants des deux côtés de la table, et c’est une bonne nouvelle. J’espère que nous parviendrons à une convergence complète d’ici fin 2022 au plus tard. En parallèle, la coopération entre la SEC américaine et l’ISSB est tout aussi nécessaire pour garantir un autre alignement essentiel, et constitue donc un prérequis pour que la norme de référence mondiale s’impose dans le monde entier.

II. Les outils de supervision : des stress tests aux exigences de fonds propres

J’en viens maintenant à la deuxième transition en cours, à savoir le passage à des exigences prudentielles qui prennent en compte les risques climatiques auxquels les banques et les compagnies d’assurance sont exposées. La première évaluation de ces risques a été réalisée dans le cadre des stress tests climatiques. La France et l’Europe ont été pionnières, comme je l’ai indiqué, mais de nombreuses juridictions (36 à ce stade) suivent désormais la même voie, celle de « tester et apprendre ». Jusqu’à présent, les tests ont généralement conclu que les risques climatiques devraient être gérables pour la plupart des établissements, mais ils ont également révélé une sous-estimation significative des probabilités de défaut, et la nécessité d’améliorer la gouvernance des risques. La publication l’été dernier de six scénarios actualisés du NGFS, qui intègrent mieux les impacts macroéconomiques combinés des risques physiques et de transition, ainsi que les efforts pour élaborer des scénarios à court terme, permettront d’améliorer les évaluations. En outre, en Europe, la Commission a demandé aux agences de supervision de réaliser un exercice coordonné d’ici 2024 dans le cadre de sa stratégie « Ajustement à l’objectif 55 ». Nous devons maintenant aller plus loin.

Pour compléter les stress tests, nous disposerons d’une mesure aussi fidèle et exhaustive que possible si nous nous appuyons sur des plans de transition robustes. Les plans de transitions sont non seulement préconisés par des initiatives du secteur privé telles que GFANZ, mais ils seront également exigés des banques en Europe dans le cadre de la directive européenne sur les exigences de fonds propres (CRD6), et sont prévus par d’autres normes pour les entreprises en général (CSRD, ISSB, SEC). Cela permettra une approche dynamique, holistique et fondée sur les risques, qui, à mon avis, est de loin préférable au facteur de soutien vert et au facteur brun pénalisant, qui sont statiques et non basés sur les risques.

La question est à présent de savoir comment « opérationnaliser » ces stress tests et ces plans de transition. À mon avis, la manière la plus simple et la plus internationale de progresser consiste à les intégrer, en première approche, dans les exigences de fonds propres de Bâle, au titre du pilier 2 sur la gouvernance des risques. Les réglementations devraient explicitement prévoir des exigences de fonds propres supplémentaires au cas où les plans de transition individuels des banques apparaîtraient déficients ou mal alignés. Cela soulèvera un certain nombre de questions méthodologiques, qui seront tranchées par l’ABE en Europe.

À ce stade, si des progrès ont été réalisés sur les piliers 2 et 3, le pilier 1 soulève toujours plusieurs questions. Sa mise en œuvre – qui pourrait intervenir ultérieurement – nécessitera des données standardisées et utilisables qui n’existent pas à ce jour, ainsi que la capacité d’analyse permettant de distinguer les risques devant relever respectivement d’approches prudentielles et réglementaires. Enfin, l’approche macroprudentielle est, dans tous les cas, moins pertinente que les actions et exigences microprudentielles.

III. Quelle gouvernance pour la finance verte en France ?

Permettez-moi à présent d’aborder la troisième et dernière question de la journée : quelle gouvernance est la mieux adaptée pour la finance verte en France ? Cette année, le gouvernement lance un processus de « planification écologique », qui doit être mis en œuvre ministère par ministère, sous l’égide du cabinet de la Première ministre. En matière de finance verte, nous pourrions également nous appuyer sur la vision présentée par Yves Perrier et sur deux de ses messages importants. Premièrement, la nécessité d’amorcer (et d’entretenir) une dynamique de transformation collective – une dynamique au sein de la communauté financière dans toute sa diversité, ainsi qu’une dynamique qui rassemble les acteurs financiers et les acteurs économiques. Deuxièmement, l’importance du renforcement des compétences : je salue les efforts des écoles de commerce et des universités françaises pour proposer des cours et des programmes de masters adaptés.

Permettez-moi d’exposer quelques convictions personnelles pour construire une gouvernance collective solide et efficace, qui est à l’évidence fondamentale.

Premièrement, l’influence française en Europe est au moins aussi décisive qu’une gouvernance française solide. Même les plans et les initiatives les mieux conçus à Paris sont susceptibles de manquer leur objectif s’ils restent circonscrits à nos frontières. De fait, la transformation écologique a vocation à être déployée au niveau de l’économie européenne et, à terme, au niveau de l’économie mondiale. Les voix françaises sont nécessaires en Europe, au sein de vos organisations professionnelles – Insurance Europe, AFME, PRI ou GFANZ entre autres –, dans votre engagement auprès des autorités européennes, dans vos échanges avec vos homologues européens.

Deuxièmement, nous devons construire le « chemin de compatibilité » entre la crise énergétique actuelle liée à la guerre en Ukraine et la transition écologique. Le soutien apporté par les autorités publiques aux ménages et aux entreprises est compréhensible, mais il ne doit pas alimenter la demande d’énergie. Des mécanismes de tarification modulée (« tiered pricing mechanisms »), tels que prévus aux Pays-Bas et probablement en Allemagne, subventionnent les prix de l’énergie seulement jusqu’à un certain niveau de consommation. Le seuil peut être identique pour tout le monde comme décidé aux Pays-Bas ou proportionnel à la consommation passée comme envisagé en Allemagne, jusqu’à 80 % pour les ménages et 70 % pour les entreprises. La tranche résiduelle au-delà de ce seuil reste aux prix du marché, maintenant ainsi l’incitation à réduire la consommation d’énergie. Et nous devons évidemment tenir le cap à long terme vers l’augmentation du prix du carbone.

Troisièmement, une gouvernance collective solide doit s’accompagner de bon sens. Par exemple, en matière de déclaration et de publication de données, il est primordial de clarifier, d’unifier et d’appliquer des cadres de référence communs : obtenir des résultats, de qualité, vaut mieux que rechercher la perfection. Aucune entreprise, aucune institution financière ne peut plus avoir sa propre norme ou son référentiel préféré. De plus, au-delà des engagements réitérés, nous avons besoin de résultats concrets ; sinon, l’impression de « déjà vu » résultant d’annonces répétées se transformera rapidement en soupçon d’écoblanchiment. Enfin, il conviendrait d’éviter un trop grand nombre d’organismes publics et de comités ; il faudrait plutôt renforcer la coordination et la gouvernance au sein du secteur financier et des entreprises privées, en impliquant les interlocuteurs, les institutions et les ONG au bon niveau. Ce que nous devons réaliser demande des efforts, du temps et de l’argent, des choses trop rares pour en faire mauvais usage.

Si Paris et son écosystème financier y parviennent, je crois sincèrement qu’ils peuvent entraîner toute l’Europe en matière de finance verte.

En conclusion, permettez-moi de reprendre les mots de Henry Ford : « Se réunir est un début. Rester ensemble est un progrès. Travailler ensemble est la réussite. » D’autant plus lorsqu’il s’agit de lutter contre le changement climatique. La route est encore longue, mais depuis décembre 2015 et l’Accord de Paris, depuis décembre 2017 et la création du NGFS, nous nous sommes réunis et nous restons ensemble. La tâche urgente à présent est la mise en œuvre de la gouvernance, au niveau international et national, et à l’échelle de chaque entreprise, pour garantir que nous travaillons effectivement ensemble. Soyez assurés de notre engagement infatigable pour la mener à bien.