Discours

Le rôle des banques centrales dans le verdissement de l’économie

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

11 Février 2021
François Villeroy de Galhau intervention

Paris, 11 février 2021

Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.

 

Bienvenue à la Banque de France pour cette 5ème édition des rencontres dédiées au « Climat et à la finance durable », co-organisée avec Option Finance. L’engagement des banques centrales en faveur de la cause climatique peut apparaitre aujourd’hui comme une évidence, que l’urgence Covid ne diminue en rien. Mais il n’était pas écrit il y a encore cinq ans, et peu de sujets ont été marqués par un changement aussi rapide et massif des esprits, et de l’action. À la Banque de France et de plus en plus au sein de l’Eurosystème, nous sommes animés d’une ambition simple mais tenace : faire tout notre possible pour soutenir et compléter l’action collective en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Nous ne pouvons pas tout faire – rien ne remplacera un prix du carbone approprié et donc, disons-le, une taxe carbone sous une forme ou sous une autre. Mais nous pouvons faire beaucoup. La Banque de France porte depuis l’origine le Réseau pour le verdissement du système financier (plus connu sous son acronyme anglais « NGFS ») né à Paris en décembre 2017, et présidé par notre collègue néerlandais Frank Elderson… Ce réseau – qui a déjà beaucoup agi sur la supervision des banques et des assurances – compte désormais plus de 80 membres dont la Réserve fédérale américaine depuis le 15 décembre dernier. La Banque de France a aussi été depuis 2019 la première banque centrale de l’Eurosystème à publier un rapport complet sur sa politique d’investissement responsable ; nous nous sommes engagés à sortir complètement du charbon d’ici 2024. Notre Banque centrale européenne quant à elle a été, autour de Christine Lagarde, la première banque centrale à inscrire la lutte en faveur du climat au sein de sa revue stratégique.

Aujourd’hui supervision, investissement responsable, soutien à la finance verte dont Bruno Le Maire vient de parler avec force… et demain verdissement de la politique monétaire elle-même : c’est cette nouvelle frontière devant nous, la moins évidente peut-être mais une des plus importantes, que je veux explorer avec vous ce matin. Le voyage sera parfois un peu technique – j’en conviens – mais la feuille de route n’en sera que plus précise. Je reviendrai d’abord sur le sens de notre action monétaire face au changement climatique (I). Puis, j’en présenterai trois leviers concrets d’accélération (II).

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I. Pourquoi l’Eurosystème doit-il intervenir face aux changements climatiques ?

Faut-il « verdir » la politique monétaire ? Le sujet est facilement passionnel : d’un côté, il y a les « traditionnels » – pour ne pas parler des climato-sceptiques – qui tiennent à la seule action des banques centrales contre l’inflation, et dénoncent les risques de « politisation » et de « glissement de mission » au-delà du mandat (mission creep). Et de l’autre les « militants » qui demandent un changement de mandat, avec priorité à la lutte contre le changement climatique et reconversion des instruments – dont le mouvement américain pour un « Green QE ». La vérité me parait plus simple, et plus forte. La prise en compte du changement climatique par l’Eurosystème n’est ni un abus de mission, ni une simple conviction militante ou une mode ; c’est un impératif que nous devons poursuivre au nom même de notre mandat actuel et pour assurer la bonne mise en œuvre de la politique monétaire.

1.1 Au nom même de notre mandat

Sans avoir même à invoquer nos objectifs « secondaires » qui incluent la protection de l’environnement, le climat est lié au cœur du mandat monétaire de l’Eurosystème : la stabilité des prix. Les chocs dus au changement climatique sont potentiellement difficiles à gérer pour la banque centrale en raison de leur nature stagflationniste, car ils pourront provoquer à la fois des tensions à la hausse sur les prix et un ralentissement de l’activité. Les politiques de transition – qui se traduisent par des évolutions fiscales, à l’image de la taxe carbone par exemple, ou réglementaires – peuvent se répercuter sur les prix – à commencer par ceux de l’énergie –, engendrer des pressions inflationnistes et peser sur l’activité, comme c’est déjà le cas dans le secteur automobile. Outre les risques de transition, les évènements climatiques ont des effets de plus en plus visibles dès aujourd’hui sur l’activité et les prix alimentaires. Le prix du blé, en partie pour des raisons climatiques, atteint ainsi actuellement des sommets historiques. En Europe même, la sécheresse de l’été 2018 avait porté le Rhin à un niveau historiquement bas et ralenti la croissance en Allemagne en perturbant le transport fluvial.

À plus long terme, le changement climatique pèsera sur la croissance potentielle de nos économies. De nombreuses études montrent qu’une température plus élevée réduit la productivité du travail d’environ 2 % pour chaque degré au-dessus de 25°C. Selon des simulations de la Banque de France, le PIB réel en Europe serait inférieur de 2 à 6 % en 2050, en cas de transition climatique désordonnée plutôt qu’ordonnée.

 

1.2  Pour la bonne mise en œuvre de la politique monétaire

Les risques climatiques constituent également une source de risque financier.

Il est donc essentiel, comme le dit mon collègue et ami Jens Weidmann, Président de la Bundesbank, que « les banques centrales [puissent pratiquer] ce qu’elles prêchent » pour les banques qu’elles supervisent, c’est-à-dire mieux intégrer les risques climatiques dans leurs propres opérations. En outre, préserver la stabilité financière est une condition sine qua non pour la bonne transmission de la politique monétaire, comme l’a également récemment rappelé le NGFS.

Reconnaissons-le : le bilan de la BCE est « exposé » aux risques climatiques par le biais des titres qu’elle achète et des actifs remis en garantie par les contreparties bancaires, dans une mesure insuffisamment prise en compte. Cela s’explique d’abord par le manque d’information complète et standardisée qui est nécessaire pour que tous les agents économiques intègrent les risques climatiques. Je reviendrai sur ce besoin de standardisation plus tard. Mais plus fondamentalement, les difficultés de « pricing » des risques climatiques sont dues aux caractéristiques même de ces risques, et en particulier à ce que nous appelons les « cygnes verts », qui génèrent une incertitude radicale et dont les conséquences peuvent être systémiques. À ce propos, la neutralité de marché – qui guide l’exécution de nos opérations de marché – ne doit pas être un frein à la neutralité carbone. Les opérations de marché sont conduites de façon neutre pour autant qu’elles respectent les règles de maitrise des risques de la banque centrale. Or, précisément le risque climatique est un risque financier insuffisamment mesuré par les marchés aujourd’hui.

Une autre difficulté est souvent avancée mais peut être dépassée : le risque climatique est à long terme ; beaucoup de nos mesures du risque sont à court – moyen terme. C’est un vrai défi technique : la « probabilité de défaut » est ainsi à un an usuellement ; nos prévisions économiques sont à horizon de deux – trois ans. Nous devons donc travailler à « allonger » nos mesures mais le fait qu’existe une « tragédie de l’horizon» n’est pas un appel au statu quo. Au contraire ! Le climat exige une action d’autant plus précoce et résolue que, pour l’essentiel, les bénéfices des mesures correctrices n’interviendront qu’à plus long terme.

II. Comment la banque centrale doit-elle intervenir ?

Comment y parvenir concrètement ? Je veux d'abord insister sur un point essentiel : la politique monétaire très accommodante de l'Eurosystème favorise déjà le financement de la transition grâce à des taux d'intérêt très bas et des liquidités abondantes. Les investissements verts devront être très significatifs, nous le savons – avec plus de 1 000 milliards d’euros d’investissements publics et privés prévus dans le cadre du Green Deal européen; mais jamais la politique monétaire n’a été aussi favorable à leur réalisation. Le verdissement de l’action de la banque centrale n’est donc pas une question d’assouplissement additionnel de la politique monétaire mais de recalibrage de ses outils. Nous déciderons au sein du Conseil des gouverneurs d’ici septembre prochain et les conclusions de notre « Revue stratégique ». Pour éclairer la discussion, je propose aujourd’hui d’articuler notre ambition autour d’un triptyque simple : prévoir, publier et incorporer le risque climatique.

2.1 Prévoir, et donc modéliser

Première ambition : pousser plus loin notre compréhension des effets du changement climatique non seulement sur les prix mais aussi sur la croissance, et ce tant sur la durée du cycle économique qu'à des horizons beaucoup plus lointains. Nous ne partons pas d’une page blanche ! De nombreux progrès ont déjà été réalisés, notamment sous l’impulsion du NGFS. Nos modèles intègrent déjà, sur un horizon de trois ans, les effets des mesures fiscales de transition, comme la taxe carbone. Toutefois, les changements de comportements des agents économiques sont plus difficiles à prendre en compte, alors même que – via les anticipations – leurs conséquences économiques pourraient se faire sentir bien avant leur mise en œuvre. Il nous faudra également approfondir l’impact du secteur énergétique sur les dynamiques économiques, notamment sur le commerce international ou la valorisation de certains actifs financiers. Au-delà de l'horizon de la politique monétaire, il est important d'évaluer l'impact des risques climatiques sur la croissance potentielle et ses conséquences sur la marge de manœuvre de la banque centrale pour atteindre son objectif primaire. Je pense notamment aux effets à long terme des évènements climatiques extrêmes, plus fréquents et plus sévères, sur l’accumulation du capital, le marché du travail et les flux migratoires.

2.2 Publier, et pour cela imposer nos standards

J’en viens à notre deuxième ambition : imposer la transparence à toutes nos contreparties, non seulement financières mais aussi entreprises (corporate), pour le collatéral comme pour les programmes d’achat de titres. Cette transparence est une condition sine qua non pour mieux appréhender les risques. Pour ce faire, l’Eurosystème devra à mon sens exiger des émetteurs qu’ils publient leurs expositions au risque climatique selon une métrique à harmoniser. Concernant les agences de rating elles-mêmes, nous pourrions ne travailler qu’avec celles qui incluent suffisamment les risques liés au climat.

Cette exigence de transparence va de pair avec un cadre réglementaire harmonisé. Je le répète et je le regrette : ni en Europe, ni même en France, nous ne sommes en mesure aujourd’hui de comparer – et donc d’évaluer correctement – les données hétérogènes publiées par les institutions financières et les entreprises.  De ce point de vue, la standardisation des données et le projet de directive européenne sur le reporting extra-financier – qui sera discuté cette année, pour adoption espérée l’an prochain sous Présidence française – seront la bataille à mener en 2021. Et il ne faudrait pas – alors que les avancées sur le climat vont dans le bon sens et que l’Europe a gagné la première manche des valeurs autour de l’exigence climatique – que cette même Europe perde la seconde manche, celle de la mesure de ces valeurs à travers les normes et les données publiées.

 

2.3 Incorporer le risque climatique, pour le réduire dans toutes nos opérations comme dans l’économie

Troisième volet de ce triptyque, le cœur même de notre action, et le plus puissant : réduire concrètement notre risque climatique, à travers nos politiques d’achat d’actifs et de collatéral. Cette ambition demande une grande dextérité ; mais elle s’ancre dans une conviction : nous avons entre nos mains les outils pour avancer, concrètement, fortement.

Je propose de commencer à décarboner le bilan de la BCE selon une approche pragmatique, progressive et ciblée sur tous les actifs corporatequ’ils soient détenus au bilan de la banque centrale (les achats) ou pris en garantie (le collatéral), sans retenir donc les titres souverains. Deux arguments au moins plaident en faveur d’une telle priorité : 1/ il est très difficile de différencier les politiques climatiques des États de la zone euro. 2/ À l’inverse, les entreprises non financières sont clairement identifiées comme les acteurs dont les activités sont les plus intensives en carbone. Grâce à leurs efforts en matière de transparence, nous savons aujourd’hui calculer des indicateurs climatiques pour plus de 90 % de la valeur des titres obligataires d’entreprises éligibles auprès de l’Eurosystème. Nous savons le faire également pour les crédits bancaires des débiteurs les plus importants, qui sont aussi ceux qui comptent le plus en termes climatique. Une seconde étape nous permettrait d’étendre la stratégie de décarbonation aux titres émis par les institutions financières. Pour y parvenir, les banques devront être en mesure d’évaluer leurs émissions indirectes, induites par les activités financées.

Après avoir ciblé le périmètre, reste à définir la méthode de décarbonation. Nous devrions à mon sens rechercher un ajustement de la valorisation de tous ces actifs en fonction du risque de transition climatique. Cette solution a le grand mérite d’éviter les effets de seuil que favoriserait une simple exclusion des titres. À terme, nous devons et nous pourrons mesurer directement le risque financier supplémentaire associé au risque climatique, et diminuer d’autant la valeur des actifs : c’est notamment l’objet de toutes les méthodes de stress tests climatiques, sur lesquelles nous travaillons dur à la Banque de France et l’ACPR, comme dans le cadre du NGFS.

Mais en attendant leur mise au point solide, on pourrait retenir un bon « proxy » de ce risque, à savoir l’alignement climatique : il s’agirait de retenir l’alignement des actifs et des entreprises sur la trajectoire 2° fixée par l’accord de Paris. Concrètement, l’Eurosystème pourrait utiliser des indicateurs mesurant l’effort que réalise, sur une période donnée, un émetteur pour abaisser ses émissions de carbone par rapport à ses pairs du même secteur économique. Là, nous avons la plupart des données. Les méthodologies d’alignement 2° les plus avancées, même si elles doivent encore être stabilisées, présentent l’avantage de prendre en compte à la fois les efforts passés et les engagements futurs à réduire les émissions « carbone » à un horizon prédéterminé. Cette appréciation dynamique dans le temps et par rapport au secteur est plus incitative, et éviterait de « punir » aveuglément l’ensemble des émetteurs appartenant à des secteurs intensifs en carbone (contrairement à une logique d’exclusion).

Pour le collatéral, cet ajustement de la valeur des actifs pourrait s’appliquer directement. Mais notre ambition doit au moins autant porter sur les programmes d’achat de titres d’entreprises. Là, nous sommes obligés d’acheter au prix du marché; mais je crois possible et souhaitable un recalibrage des limites d’achat par entreprise (tilting) en fonction de critères climatiques. Ainsi, l’Eurosystème pourrait limiter ses achats de titres concernant les émetteurs dont la performance climatique ne serait pas compatible avec l’accord de Paris. À l’inverse, les titres émis par des entreprises « alignées » pourraient être achetés en plus grande quantité. Cette approche portant sur l’ensemble des entreprises et de notre programme d’achat (CSPP) serait plus complète qu’un Green QE, dont l’impact quantitatif serait plus faible car ciblé sur les seules obligations vertes.

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Ce programme d’action est ambitieux : l’Eurosystème viserait ainsi dans la lutte contre le réchauffement climatique, des effets directs – mieux mener sa politique monétaire, et réduire ses propres risques –, mais aussi des effets indirects – orienter le comportement des entreprises et institutions financières, par sa politique de publication, et d’achat comme de collatéral. Et ce programme est exigeant : il nécessite un travail approfondi sur nos modèles macro-économiques comme sur l’évaluation climatique des actifs. Mais nous pouvons le décider vite – d’ici la fin de cette année – et le mettre en œuvre ensuite en trois à cinq ans. Alors l’Eurosystème, avec la Banque centrale européenne, sous l’impulsion décidée de Christine Lagarde, et la Banque de France, seront les pionniers dans ce combat mondial. Nous le devons, au nom même de notre mandat.

Pour autant, seules, les banques centrales ne pourront pas assez. Sachons faire de ce combat une opportunité, celle d’une combinaison entre politiques budgétaire, monétaire et structurelles dans le cadre d’un véritable policy-mix vert articulant prix du carbone, investissements publics, règles par secteur, et action monétaire. « L’avenir n’est pas ce qui va nous arriver, mais ce que nous allons faire. Il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui » disait Bergson. Il est encore temps de lui donner raison.