Discours

Le futur du multilatéralisme : trois faits concrets, trois exigences et une conviction

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

11 Octobre 2023
François Villeroy de Galhau intervention

Réunion mondiale du Forum des marchés émergents 2023 – Marrakech, 11 octobre 2023

Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux d’être parmi vous pour cette réunion mondiale du Forum des marchés émergents 2023, que nous avons eu l’honneur d’accueillir l’année dernière à Paris. Avant de commencer, je souhaiterais exprimer ma grande solidarité avec le peuple marocain après le terrible tremblement de terre qui a touché le pays. Nous nous tenons tous aux côtés du Maroc.

Le thème de mon discours n’est pas non plus source de réjouissance. Nous sommes collectivement témoins d’une crise croissante du multilatéralisme, qui pourrait conduire à un monde de plus en plus fragmenté. En tant qu’Européen convaincu – mais pas eurocentrique –, je crois fermement que le multilatéralisme constitue notre intérêt général supérieur. Par conséquent, nous devons d’abord reconnaître que sa forme actuelle est plus qu’imparfaite, et qu’elle a besoin d’être adaptée aux nouvelles réalités internationales. Aujourd’hui, je souhaiterais partager avec vous quelques points de vue personnels (sans prétendre que ce soit les points de vue officiels de la France) sur trois faits concrets (A), trois exigences pour y répondre (B) et un espoir concernant l’avenir du multilatéralisme (C). 3+3+1 égal sept et je ne prétends pas me comparer au grand T.E. Lawrence et à ses « Sept Piliers de la sagesse »... Mais essayons de planter quelques graines de sagesse dans ce monde bouleversé.

A. Permettez-moi de commencer par les trois faits concrets.

A1. La maladie du nationalisme se répand

et elle est souvent associée au populisme, à une politique de puissance et au protectionnisme. Son expression la plus extrême réside bien évidemment dans l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle s’est également propagée à d’autres pays dans le monde et a, en particulier, sous-tendu l’ascension de la Chine. Mais reconnaissons que nous sommes tous contaminés à différents degrés, avec les exemples de l’affirmation de l’Inde, ou de la politique « America First » aux États-Unis qui alimente une guerre commerciale. Elle a agi comme une force motrice du Brexit en Europe, tout en mettant à l’épreuve l’unité franco-allemande. Il y a un mois, The Economist titrait « How paranoid nationalism corrupts » [i]. Si nous n’y prenons garde, les années 2020 pourraient nous ramener à une situation rappelant les heures les plus sombres de l’histoire européenne des années 1930. Les événements tragiques survenus en Israël depuis samedi nous le rappellent bien tristement.

A2. La maladie du nationalisme menace la coopération internationale précisément au moment où nous en avons le plus besoin. C’est ce que j’appelle le paradoxe des « biens publics mondiaux ».

Je m’explique. Plus que jamais probablement, la communauté mondiale doit préserver et fournir des biens publics essentiels – voire existentiels : transition écologique pour lutter contre le changement climatique, préparation aux pandémies, transformation numérique et cybersécurité, stabilité financière face à l’accroissement de la dette mondiale, pour n’en citer que quatre.

Ces problèmes ne peuvent être résolus que de manière collective et concertée : aucun d’entre nous ne peut les affronter seul. Or, le multilatéralisme connaît une crise sans précédent. Autrefois symbole de grand progrès, le G20 est clairement sous-performant compte tenu des défis internationaux auxquels nous faisons face. En dépit de l’impact croissant du changement climatique, je crains que cette priorité ne s’estompe, comme nous l’observons dans nos dernières discussions internationales et au G20, en raison également de la polarisation accrue des débats politiques autour des questions climatiques et environnementales aux États-Unis. L’Europe est en avance ; le reste du monde ne doit pas se laisser distancer – ceci constitue un espoir, un appel pour l’agenda de ces prochains jours à Marrakech. À mesure que les dissensions géopolitiques s’accentuent et que la confiance s’érode, il devient de plus en plus difficile pour les instances internationales, y compris le FMI et les banques multilatérales de développement, de remplir leurs missions. Mais soyons francs : le multilatéralisme est avant tout victime de la guerre menée par la Russie, mais également en partie d’une réaction contre la prédominance du Nord global et l’ordre international d’après la Seconde Guerre mondiale. Seul un système dans lequel chaque pays s’estime légitimement représenté sera viable à long terme. Nous devons trouver des façons pragmatiques d’avancer : je reviendrai sur ce point.

A3. Quelques enseignements tirés de la coopération européenne.

Aussi imparfaite soit-elle, l’Union européenne constitue une expérience historique montrant qu’on peut surmonter des décennies de rivalité nationaliste, expérience dont nous pouvons tirer trois enseignements utiles pour répondre aux défis multilatéraux actuels.

Le premier enseignement se rapporte aux objectifs de la coopération. Pour obtenir des résultats et cimenter la solidarité, l’action multilatérale doit se concentrer sur des objectifs limités, pragmatiques et partagés. C’était précisément l’esprit des pères fondateurs de l’Europe, comme l’illustre la déclaration Schuman de 1950 : « [L’Europe] se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait » [ii]. Tout a commencé avec la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951) – ce n’était pas très glamour, mais c’était concret – suivie de la Politique agricole commune (1957), du marché unique (1993), puis de l’avènement de l’euro (1999)... et à présent du Pacte vert (2030-2050). Nous devrions adopter une stratégie similaire au niveau international : plutôt que de poursuivre des ambitions irréalistes, nous devons concentrer les efforts multilatéraux sur une sélection de quelques enjeux mondiaux, qui présentent des intérêts communs clairs – c’est ce que j’appelle le « multilatéralisme ciblé » ou « pragmatique ».

Un deuxième enseignement concerne la gouvernance. L’Europe est une initiative unique de gouvernance partagée entre des États souverains, avec plusieurs caractéristiques intéressantes : a) un secrétariat puissant sous la forme de la Commission européenne ; b) un changement de ses règles de vote de l’unanimité à la majorité qualifiée sur la plupart des sujets au Conseil de l’Union européenne – un organe de décision qui réunit les ministres des États membres – ce qui signifie qu’aucun pays ne dispose d’un droit de veto ; et c) une hiérarchie claire des normes juridiques – la loi européenne prévalant sur les législations nationales des États membres – garantie par la Cour de justice européenne.

Le troisième enseignement a trait à sa géographie. L’Union européenne s’est adaptée et a évolué par le biais d’élargissements successifs à de nouveaux États membres : elle est passée des six pays fondateurs à l’Union actuelle qui compte 27 membres. Au cours du processus, l’Union a vécu de profonds changements, avec un rééquilibrage notable en faveur de l’Europe orientale. L’Union a traversé ces changements grâce à sa flexibilité, introduisant des possibilités de participation (opt-in) ou de non-participation (opt-out), et permettant des cercles de coopération plus restreints – dont la zone euro constitue l’exemple par excellence. Les institutions de Bretton Woods pourraient s’en inspirer afin de demeurer un forum central où le Nord global et le Sud global se rencontrent et coopèrent efficacement.

B. Pour répondre à ces trois faits concrets, trois exigences doivent être remplies.

B1. La première étape consiste à honorer nos engagements en ce qui concerne les réformes des institutions financières internationales de Bretton Woods.

Certaines d’entre elles sont déjà sur la table, et une réforme a déjà été menée à bien : la communauté mondiale a tenu son engagement de réorienter au moins 100 milliards de dollars de DTS vers les pays qui en ont le plus besoin. La majorité de ces réallocations seront redirigées vers le Fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité (Resilience and Sustainability Trust, RST) et le Fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté (Poverty Reduction and Growth Trust, PGRT), au profit des pays à faible revenu. Toujours à propos du FMI, des progrès peuvent, je l’espère, être réalisés sur deux fronts. Premièrement, nous devons encore trouver des ressources supplémentaires pour financer le compte de bonification du PRGT dans un contexte de demande croissante et de hausse des taux d’intérêt. Deuxièmement, la 16e Révision générale des quotas qui est en cours devrait renforcer la force de frappe du Fonds, en aboutissant à une augmentation d’au moins 35 % des quotas globaux. De plus, la gouvernance du Fonds serait améliorée si, comme c’est actuellement en discussion, un 25e siège était créé au Conseil d’administration pour les pays africains.

Au-delà du FMI, nous devons agir pour moderniser aussi vite que possible les banques multilatérales de développement (BMD). La déclaration des chefs d’État et de gouvernement du G20 [iii] a appelé à juste titre à accroître la capacité financière de la Banque mondiale et, plus généralement, à travailler pour « améliorer, consolider et rendre plus efficaces les BMD ». Le G20 a approuvé une Feuille de route dédiée qui pourrait doter les BMD d’une marge de manœuvre supplémentaire en matière de prêts d’environ 200 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie : les progrès devront être suivis avec attention afin d’assurer une mise en œuvre concrète des recommandations du Capital Adequacy Framework afin de maximiser l’effet de levier des augmentations de capital potentielles.

Ces avancées doivent être mises en œuvre avec efficacité et dès que possible : il y a eu trop de promesses non tenues dans le passé. Redonner confiance à tous et notamment au Sud, dans le multilatéralisme, c’est d’abord, aujourd’hui et enfin, passer des mots aux actes.

B2. La prochaine étape consiste à aller au-delà de ces mesures pour véritablement revitaliser la coopération multilatérale et remédier aux imperfections du système actuel.

Le multilatéralisme se trouve à la croisée des chemins, ou disons à un moment « darwinien » [iv] : il doit évoluer pour survivre, sinon il pourrait disparaître. Pour cela, pourquoi ne pas commencer par créer un groupe de travail ad hoc, qui serait un amplificateur du Groupe de personnalités éminentes de 2017, avec une représentation équilibrée de la communauté internationale. Ce groupe indépendant aurait pour mission de proposer des pistes plus ambitieuses pour réformer le système financier international. Permettez-moi de rêver un peu et de donner matière à réflexion, en m’appuyant sur les enseignements tirés de l’expérience européenne.

Premièrement, nous devons évoluer vers une équité indiscutable dans la gouvernance des institutions financières internationales, comme également préconisé par le Président français, Emmanuel Macron [v]. Cela signifie garantir une place plus juste autour de la table aux pays émergents et en développement. À terme, une révision de la distribution des quotas du FMI sera inévitable. Mais les pays émergents qui en bénéficieront – dont la Chine – devront accepter des règles du jeu communes ; cela inclut leur juste part dans les restructurations de dette et dans le financement des biens publics mondiaux, à commencer par le climat. Cette révision pourrait également être l’opportunité de créer de nouveaux groupes d’intérêt au Conseil des gouverneurs. Nous devons également envisager d’ajuster les règles de vote à la majorité au FMI afin de limiter le droit de veto : en 2011, l’initiative du Palais Royal [vi] dirigée par Michel Camdessus avait déjà recommandé d’abaisser la règle de majorité par rapport aux 85 % actuels.

Deuxièmement, la gouvernance économique mondiale devrait être formalisée et bénéficier d’une forte impulsion politique, en s’appuyant sur le rôle clé joué par le G20 dans ce domaine. Par exemple, certains ont suggéré l’activation d’un « Conseil » déjà inscrit dans les statuts du FMI, qui réunirait les 24 membres du Comité monétaire et financier international du FMI et les ministres des Finances et gouverneurs des banques centrales du G20 [vii]: l’organe qui en résulterait serait chargé de prendre des décisions stratégiques pour le système financier international.

En termes opérationnels, ce G20 ou G24 revitalisé pourrait disposer de règles formelles de gouvernance, y compris le vote à la majorité qualifiée dans certains domaines, tandis qu’un secrétariat permanent pourrait être assuré par des institutions financières internationales rénovées (FMI et Banque mondiale). Pour obtenir des résultats concrets, il devrait s’appuyer sur ce que j’ai appelé le « multilatéralisme pragmatique » et s’en tenir à un agenda limité avec un horizon à moyen terme (par exemple 2030). Les enjeux mondiaux vers lesquels les intérêts et les objectifs pourraient converger comprennent l’atténuation du changement climatique – en tant que bien public mondial canonique –, la restructuration de la dette et la préparation aux pandémies.

B3. La troisième exigence se rapporte au fonctionnement du système monétaire international (SMI).

Malgré la fin du système de Bretton Woods dans les années 1970, le dollar américain y joue toujours un rôle prépondérant. Toutefois, la baisse – même très progressive – de sa part dans les réserves de change mondiales et la situation géopolitique actuelle relancent le débat sur le maintien du dollar comme ancre du système monétaire international. Mais il serait pire que tout de passer d’un système fondé sur le dollar à un « non-système » confrontationnel. La fragmentation, surtout si elle est désordonnée, générerait instabilité et inefficacité, en particulier du point de vue de la gestion des crises : un filet de sécurité financier mondial (global financial safety net – GFSN) fragmenté est un filet inefficace. Cela compromettrait la convertibilité des réserves et entraînerait une accumulation excessive de réserves inefficace et coûteuse.

Cela dit, soyons plus positifs et concentrons nos efforts sur la « frontière créative » d’un système multipolaire résilient et véritablement équilibré. La communauté internationale aurait tout intérêt à discuter de l’évolution du SMI dans le cadre d’un dialogue international coordonné reposant sur quelques principes directeurs pratiques :

  1. Favoriser les paiements transfrontières et la numérisation pour parvenir à un système international de paiements plus efficace, car cela pourrait représenter un levier important pour accroître les échanges, réduire les coûts et promouvoir l’intégration entre les pays.
  2. Concevoir un cadre réglementaire et de supervision cohérent qui garantisse que le développement des crypto-actifs et de stablecoins privées n’entame pas la confiance du public dans le système financier.
  3. Les devises de ce système multipolaire – dont bien sûr l’euro, et sans doute pour commencer celles du panier de DTS – devraient toutes s’engager à des règles de convertibilité et de stabilité : je pense en particulier à une « ancre d’inflation » commune, comme il en existe de fait entre l’euro, le dollar, le yen et la livre autour de 2 %. Jean-Claude Trichet l’a souvent  souligné[viii].
  4. Redynamiser notre capacité de prévention des crises, conformément aux principes du cadre de politique intégrée du FMI, qui permet une combinaison équilibrée d’outils comprenant l’intervention sur le marché des changes ainsi que des mesures macroprudentielles et de gestion des flux de capitaux.

C. Le dernier point que je voudrais partager avec vous – appelons-le le septième pilier de la sagesse – est une conviction forte. Face aux turbulences actuelles sur la scène internationale, une Europe forte est essentielle à la coopération internationale.

Elle représente une entreprise unique dans laquelle des pays ont décidé librement et pacifiquement d’unir leurs efforts, sur la base des valeurs de liberté, de démocratie et d’État de droit [ix]. Il ne peut donc y avoir aucun doute sur le côté où nous nous situons face à l’agression russe. L’Europe est soutenue par un soft power fondé sur le respect des règles internationales, l’aide publique au développement la plus élevée au monde et l’ouverture sur le Sud. Dans un contexte de rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine, l’Union européenne met en place un modèle de puissance non hégémonique, mais dotée de valeurs fortes : l’Europe a été au XXe siècle un modèle pionnier de progrès social, combinant des niveaux d’inégalité plus faibles avec un niveau plus élevé de services publics, et avec un dispositif de sécurité sociale. Elle forge aujourd’hui un modèle environnemental pionnier pour le XXIe siècle. L’environnement international fragmenté nécessite assurément de nouvelles compétences institutionnelles... et pour citer à nouveau Robert Schuman, « la contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques » [x].

Nous vivons une décennie de choix décisifs. L’ordre mondial est confronté à un triangle destructeur « fragmentation/isolement/confrontation ». Ouvrons une perspective plus prometteuse avec un triangle alternatif « concurrence/solidarité/coopération » ; pour reprendre les mots de Jacques Delors, « nous avons besoin d’une compétition qui stimule, d’une coopération qui renforce, et d’une solidarité qui unit » [xi]. L’Europe a montré que ce triangle pouvait devenir réalité, malgré son histoire faite de rivalités et – oui – d’imperfections. Je vous remercie d’avoir écouté ces réflexions personnelles que je souhaitais partager avec vous ici à Marrakech.

 

[vii] Initiative du Palais Royal, ibid.

[viii] Jean-Claude Trichet, L’avenir du système monétaire et financier international, Politique étrangère, IFRI, 2019.

[x] Déclaration Schuman, ibid.

[xi] Jacques Delors, « Le marché unique, pierre d’angle de L’UE », Tribune, Notre Europe – Institut Jacques Delors, 22 novembre 2012