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La souveraineté monétaire au XXIe siècle
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 14 Novembre 2023
Conférence au Conseil d’État « La souveraineté monétaire au XXIe siècle » – Paris, 14 novembre 2023
Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Monsieur le Président du Conseil constitutionnel [Laurent Fabius],
Monsieur le Vice-Président du Conseil d’Etat [Didier-Roland Tabuteau],
Monsieur le Général [André Lanata],
Madame la Présidente de section [Martine de Boisdeffre],
Mesdames, Messieurs,
Je suis très honoré de votre invitation à ce colloque sur la souveraineté. Je mesure cependant qu’elle tient peu à ma personne, mais beaucoup à l’objet que je représente : la monnaie est ici un participant naturel, presque évident. Elle est un attribut classique de la souveraineté théorisée depuis le XVIe siècle par Jean Bodin : « il n’y a que celui qui a puissance de faire la loi, qui puisse donner loi aux monnaies »i . Ce pouvoir de battre monnaie s’incarne longtemps dans la personne du Roi : Philippe IV le Bel (1285-1314) fut en France le premier à mettre les pièces d’or à son effigie. Mais c’est Louis XIII qui en 1640 leur donnera son propre nom : le terme de « Louis d’or » enjambera même en partie la Révolution, pour ensuite faire progressivement place au « Napoléon ». Par métonymie, le « souverain » (sovereign) est le nom d’une pièce d’or britannique frappée depuis 1489. Cette équivalence est donc multiséculaire ; je voudrais néanmoins la revisiter ce soir sous deux entrées : (i) d’abord celle de la relation entre souveraineté monétaire et souveraineté politique, avec deux de ses métamorphoses contemporaines, (ii) ensuite le défi le plus aigu de ce jour, mais peut-être moins perçu, qu’est – technologie aidant – la concurrence ravivée de « monnaies » privées à l’égard de la monnaie publique.
I. Souveraineté monétaire et souveraineté politique
L’affirmation de la souveraineté monétaire a certes constitué l’un des instruments les plus puissants de la construction de l’unité nationale et de la souveraineté étatique. La centralisation progressive du monopole de frappe – à l’œuvre depuis le Moyen-Âge pour la France – et la promotion des monnaies nationales ont notamment constitué un vecteur d’intégration économique nationale. Est ainsi visé un double objet : matérialiser les frontières du marché domestique, et faire face à la concurrence de monnaies étrangères internationales telles que le florin ou le ducat. Les monnaies sont également mobilisées pour leur fonction symbolique afin de forger un sentiment d’unité nationale, et servent de support à l’imagerie nationale.
C'est dans ce contexte d’affirmation conjointe de la souveraineté monétaire et nationale que les banques centrales sont créées entre le XVIIe et le XXe siècleii. Leur histoire est fortement marquée par les expériences nationales respectives : certaines voient le jour pour répondre aux besoins de financement des États telle que la Banque d’Angleterre (1694), d’autres pour faciliter les paiements, telle que la Banque des États de Suède (1668). La Banque de France est quant à elle fondée en 1800 sous le Consulat – quelques semaines à peine après le Conseil d’État… –, dans un mouvement plus vaste de construction des institutions françaises, ces « masses de granit » à même d’unifier les « grains de sable » de la nation. Autonome, mais alliée du pouvoir, la Banque de France obtient le privilège d'émission de billets (1803, 1848), et participe à la consolidation de l’unité nationale sur le territoire, notamment par le développement de son réseau de succursales. Dans l’ensemble, les fonctions des banques centrales ont convergé à partir du XIXe siècle pour aboutir progressivement à leur version moderne : opératrices de la politique monétaire, gestionnaires des systèmes de paiement, et garantes de la stabilité financière… mais non plus, dois-je le redire, financeurs des États.
Il découle de cet héritage historique une vision encore très « westphalienne »iii de la souveraineté monétaire, selon laquelle l’émission de monnaie et la gestion de la politique monétaire sont des prérogatives régaliennes gérées par les États-nations. C’est là que je voudrais toutefois en venir à deux métamorphoses contemporaines potentielles.
a) L'euro, une monnaie sans État… ou l'amorce d'une souveraineté européenne ?
Pour la vision westphalienne, le projet d’Union monétaire européenne voulu notamment par François Mitterrand et Helmut Kohl à partir de 1989-90 est sans conteste un ébranlement, jusqu’à une perte pure et simple de souveraineté pour les pays membres. Les père fondateurs de l’euro y répondent par le choix libre d’une plus grande souveraineté effective, et je cite ici Jacques Delors « C'est en partageant nos souverainetés nationales que nous pouvons mieux défendre nos intérêts communs »iv.
Soyons clairs : la politique monétaire de beaucoup était auparavant largement ancrée en pratique à celle du Deutsche Mark dans le cadre du système monétaire européen, étape nécessaire mais non suffisante. L’ordre westphalien risquait de fait de devenir un ordre monétaire allemand. L'avènement de l'euro a permis d’assurer la collégialité des décisions de politique monétaire au sein du Conseil des Gouverneurs. La BCE est en outre devenue l’une des banques centrales les plus influentes au monde – l'euro étant notamment la deuxième monnaie internationale de réserve et d’échange –, ce qui lui procure une meilleure capacité d’amortissement des chocs, doublée d’une agilité et d’une autonomie accrues dans ses décisions, y compris par rapport à la Federal Reserve américaine. Selon les mots de Mario Draghi, l’Europe a gagné une « capacité à influencer son destin »vi .
Est-ce une étape stable, autosuffisante ? Les économistes américains en doutaient fortement il y a trente ans : une monnaie sans État unitaire, cela ne pouvait fonctionner. Et pourtant, l’euro n’a cessé de se renforcer à travers les rudes crises de notre XXIe siècle, grâce à des institutions fortes et une volonté commune inébranlable des Européens. Pour les fédéralistes aussi, l’Union monétaire appelle impérativement l’Union politique : la réponse ici ne m’appartient pas. Je relève simplement, à travers toutes les réunions internationales auxquelles je participe, que l’Europe a ici inventé une forme de souveraineté monétaire reconnue – et parfois enviée – par l’ensemble du monde.
b) L’indépendance de la banque centrale, mais sous double condition politique
La deuxième métamorphose réside dans une évolution institutionnelle : au cours du XXe siècle, les banques centrales se sont progressivement vu à nouveau conférer une indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Ce mouvement pragmatique s’est généralisé dans les pays développés à partir des années 1980, en réaction notamment à la grande vague inflationniste des années 1960-70 et à deux tentations : celle du financement monétaire de la dette publique ; celle de la remontée trop tardive car toujours impopulaire des taux d’intérêt. Cette année voit aussi le 30e anniversaire de la loi de 1993 marquant l’indépendance de la Banque de Francevii, la BCE bénéficie également d’une forte indépendance en vertu des traités européensviii. Mais « indépendance » ne signifie pas « isolement », et ne peut procéder que de deux conditions politiques très claires :
(i) Une condition ex ante : l’indépendance n’est évidemment pas auto-conférée, mais attribuée par le pouvoir démocratique pour un mandat précis, celui de la stabilité des prix, fixé par les traités européens et ratifié en France par le referendum de 1992. La BCE en a précisé la définition, affinée en 2021 lors de la revue stratégique : maintenir l’inflation à 2% à moyen terme. Face à la poussée d’inflation courant 2022, la BCE a notamment remonté ses taux directeurs en conséquence : le remède n’est pas toujours agréable, mais il est efficace ; l’inflation reflue à présent à 2,9% en octobre, et nous sommes confiants que nous en assurerons le retour vers la cible de 2% d’ici 2025.
(ii) Une condition ex post : la contrepartie essentielle est de rendre des comptes aux élus et aux citoyens sur le bon accomplissement de ce mandat. La BCE est régulièrement auditionnée par les parlementaires européens, la Banque de France l’est tout autant à l’Assemblée nationale et au Sénat. Nous ne cessons de développer notre communication au plus grand public, au travers par exemple des rencontres annuelles de politique monétaire dans toutes les régions. La politique monétaire peut paraître austère, elle n’a pas à être absconse. Si nous n’avions pas de résultats sur notre mandat, si nous ne savions pas en rendre compte à nos concitoyens, alors notre indépendance perdrait sa raison d’être même. Il n’en est heureusement rien : les résultats de l’Eurosystème dans la durée permettent à l’euro de bénéficier d’un degré de confiance très élevé (78% ) – et régulièrement croissant depuis 20 ans – des 350 millions d’Européens qui le partagent.
II. Monnaie publique et monnaie privée
Je voudrais à présent revisiter la souveraineté par une autre entrée, celle de l’articulation entre monnaie publique et monnaie privée. Cette distinction est rarement perçue par le grand public, et pourtant elle est aussi vieille que la monnaie : selon les mots de Fernand Braudel, « que des marchandises s’échangent, un balbutiement monétaire s’entend aussitôt. Une marchandise plus désirée ou plus abondante joue le rôle de monnaie »xi. De même, les effets de commerce entre marchands dans les foires du Moyen-âge étaient utilisés comme des instruments de paiement privésxii ; ils sont à l’origine des premières activités de crédit bancaire, notamment par les banquiers lombards. L’introduction progressive de la monnaie « publique » de banque centrale comme actif de règlement commun et sûr est cependant depuis devenue la règle. C’est désormais un bien public considéré comme acquis, au moins dans les économies avancées.
Pour autant, l’existence de monnaies privées n’appartient pas aux livres d’histoires. Seule une fraction de la monnaie est aujourd’hui détenue sous sa forme publique ou « fiduciaire », que sont les pièces et les billets de banque centrale. Avec la dématérialisation des moyens de paiement – les virements, la carte, le mobile –, la grande majorité de la monnaie que nous détenons est de la monnaie « scripturale » de banque commerciale. L’équivalence de fait entre les deux types de monnaie n’est pas une identité en droit ; elle repose sur la garantie de fait de leur convertibilité au pair par les pouvoirs publics : la monnaie des différentes banques commerciales bénéficie donc de « l’ancre de confiance » collective de la monnaie publique.
Ces enjeux sont aujourd’hui renouvelés par les évolutions technologiques. Il y a de nouveaux supports : la tokenisation de la finance, c’est-à-dire la représentation sous forme numérique de la monnaie, mais aussi des actifs et contrats financiers intégrés dans des blockchain autonomes. Et il y a de nouveaux acteurs à l’évidence pour porter ces développements : les Bigtechs du numérique mondialisés, américains ou chinois, mais dont aucun n’est européen, ni n’est public, dans un contexte où le marché européen des paiements est déjà dominé par des opérateurs internationaux. La conjonction de ces supports et de ces acteurs pourrait donner naissance à des quasi-« monnaies » privées de portée mondiale, sans ancrage public : le projet Libra/Diem de Meta en 2019 en était un exemple. L’abandon de Libra ne doit pas faire illusion : la vraie menace sur la souveraineté monétaire me semble résider aujourd’hui ici, dans la privatisation et la « déseuropéanisation » des paiements. Une telle menace peut et doit heureusement susciter une double réaction des pouvoirs publics :
(i) Réglementer ces actifs privés afin de limiter leurs risques intrinsèques (blanchiment, protection des clients…) et leurs usages abusifs, tout en promouvant l’innovation: l’Europe a été pionnière en la matière, en adoptant une réglementation dédiée (Market In Crypto-Assets) ; les États-Unis ne l’ont hélas pas encore fait.
(ii) En outre, la monnaie publique de banque centrale, sous forme papier depuis plusieurs siècles, n’a aucune raison de rester à l’écart de la rupture technologique de la digitalisation puis de la tokenisation. C’est pourquoi avec la BCE, pour élargir le choix au-delà des billets, nous explorons actuellement les deux faces de la monnaie numérique, à la fois dans son usage de paiement de détail, mais aussi comme actifs de règlement « de gros ». L’émission potentielle d’un euro numérique doit se faire en partenariat avec les banques privées afin de poursuivre la complémentarité entre les deux types de monnaie. Mais la légitimité même des banques centrales, au nom des pouvoirs publics, reste la capacité de battre monnaie, qu’elle qu’en soit la forme. Et je fais le pari devant vous qu’un euro numérique verra le jour dans cette décennie, pour garantir durablement la souveraineté monétaire européenne.
Je voudrais conclure avec notre fondateur commun, Napoléon Bonaparte, selon lequel « l’argent n’a pas de patrie »xiii. Oui, mais la patrie a besoin d’une monnaie, et la monnaie a besoin d’un souverain. Le succès monétaire européen en modifie certes les conditions d’exercice, mais non le principe. Défendre notre souveraineté monétaire aujourd’hui, c’est renforcer encore l’euro dans un monde marqué par une nouvelle donne : digitalisation, tensions géopolitiques, et grandes incertitudes économiques. Soyez assurés que nous, banquiers centraux, sommes mobilisés dans ce combat. Merci de votre attention.
iJ. Bodin, Les Six Livres de la République, 1576.
iiLes banques centrales et l’Etat-nation, sous la direction d’O. Ferertag et M. Margairaz, 2016.
iiiS. Muruau et J. van’t Klooster, Rethinking monetary sovereignty: the global credit money system and the State, 2022.
ivJ. Delors, E. Letta, P. Lamy, Y. Bertoncini, Oui, nous sommes européens, Tribune, Institut Jacques Delors, 7 octobre 2016.
vBCE, The international role of the euro, juin 2023.
viMario Draghi, Sovereignty in a globalised world, discours, 22 February 2019.
viiLoi du 4 août 1993 relative au statut de la Banque de France et à l'activité et au contrôle des établissements de crédit.
viiiArticle 130 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne.
ixArticle 127 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne.
xStandard Eurobarometer 99 - Spring 2023.
xiF. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1967.
xiiR. de Roover. L'Évolution de la Lettre de Change: XIVe-XVIIIe Siècles, 1953.
xiiiPropos prêtés à Napoléon Bonaparte par Steve Berry, Le Mystère Napoléon, 2009.
Mise à jour le 25 Juillet 2024