Interview

Frankfurter Allgemeine Zeitung : « Être indépendant, c’est être pragmatique »

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

31 Mars 2023
François Villeroy de Galhau intervention

Interview de François VIlleroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.

Monsieur le Gouverneur, les banques sont à nouveau une source d'inquiétude. Est-ce qu'on peut séparer la stabilité des prix et la stabilité des marchés financiers ?

Les deux crises récentes –SVB et Crédit Suisse- ont eu lieu hors de la zone euro. Le secteur financier européen est solide et en particulier le secteur bancaire. Quand on le compare à la situation de 2008/2009, il est aujourd'hui beaucoup mieux supervisé avec l'Union bancaire, et il est beaucoup plus sécurisé grâce à Bâle III qui a renforcé sa situation de fonds propres et de liquidité.

 

Y-a-t-il un conflit d’objectifs entre la politique monétaire et la stabilisation des banques ?

Cette thèse est à la mode aujourd’hui, mais je la trouve très exagérée. Les objectifs ne sont pas nécessairement contradictoires, et nous avons des instruments différents pour les traiter. Pour la grande majorité des banques européennes, la remontée des taux d'intérêt est favorable. Au contraire de Silicon Valley Bank, elles ont une base de dépôts diversifiée et n’ont pas des investissements massifs en titres obligataires : elles ne souffrent donc pas de la hausse des taux. S'il fallait cependant agir du côté de la stabilité financière, ce serait avant tout par des instruments de liquidité temporaires, sans entrer en conflit avec la remontée des taux d’intérêt nécessaire à la stabilité des prix.

 

Le désastre de Crédit Suisse avait une histoire, mais le crash n'était pourtant pas attendu aussi rapidement. Quel est le plus grand risque pour le système financier dans la zone euro ?

Les deux problèmes de Crédit Suisse étaient depuis plusieurs années la rentabilité faible et la prise de risque excessive. Je ne vois aucune banque européenne significative qui présente aujourd'hui ces deux problèmes-là. Credit Suisse avait commencé à traiter ses problèmes spécifiques, mais trop lentement, et il y a eu une accélération de l'histoire à cause de l'effet américain et d’une déclaration de son actionnaire saoudien.

 

Donc il ne faut pas avancer dans la réglementation des banques en Europe ?

Nous l’avons fait, fortement ! On peut toujours perfectionner la régulation ou la supervision. Mais globalement, la réglementation de Bâle III, plus la supervision harmonisée dans l'Union bancaire, font en Europe une paire solide. Nous, Européens avons tiré les conséquences de la crise financière de 2008/2009. On a vu aux États-Unis ce qui risque de se passer quand la supervision reste trop régionale, et Bâle III pas assez appliqué.

 

Venons-en à l’inflation. La BCE a injecté énormément d'argent aux marchés pendant des dernières années. Est-ce qu’on voit maintenant la conséquence de cette politique monétaire expansive ?

Non. Il y avait une menace de déflation en mars 2020. Aujourd’hui, il y a à l’inverse trop d'inflation en Europe et donc la politique monétaire depuis plus d’un an réagit à cette nouvelle situation. Mais personne ne peut avancer sérieusement que l’inflation est à cause de l'excédent de liquidité : elle est due à des chocs d’offre. Quand vous regardez la masse monétaire en Europe, elle a énormément ralenti. Donc si c'était une inflation par la masse monétaire et les liquidités, les chiffres actuels sembleraient même rassurants, mais à tort…

 

… même si les chiffres de la masse monétaire ne sont pas fiables, est ce qu'on voit déjà les effets des augmentations des taux sur la masse monétaire ?

Je ne dis pas que les chiffres des agrégats monétaires ne sont pas fiables, mais qu’ils ne prédisent pas l'inflation. Sans vouloir faire trop de théorie économique, les théories monétaristes ont été utiles en leur temps sur une relation simple entre les agrégats monétaires et l'inflation ; mais elles reposaient notamment sur l'hypothèse d'une stabilité de la vitesse de circulation de la monnaie qui ne vaut plus, pour diverses raisons économiques et technologiques. Ce lien mécanique n’existe donc plus.

 

Quel est alors l'effet des taux d'intérêt sur l'inflation ?

On estime que le délai de transition est de l'ordre d’un à deux ans. Nous avons annoncé les relèvements de taux il y a près d’un an, puis depuis juillet nous sommes passés à l'action massivement : +3,5% de taux d’intérêt en huit mois, la hausse la plus rapide jamais effectuée. Donc il y a un effet assez puissant devant nous. Il est intéressant de voir la décélération de l’inflation aux États-Unis et surtout au Canada, qui ont commencé plus tôt à relever les taux d'intérêt. Partout et toujours, l’arme des taux d'intérêt est efficace.

 

De quelle manières est-elle efficace ?

Premièrement il y a le canal des anticipations : Quand la banque centrale dit de façon indépendante et crédible qu'elle fera tout ce qu'il faut pour ramener l'inflation à 2 %, elle oriente les anticipations des marchés financiers, des entreprises et des ménages. Deuxièmement il y le canal réel, le durcissement des conditions financières et le fait que le crédit devient plus cher et du coup moins abondant. Ce canal permet d'éviter que la demande soit excessive par rapport à l'offre.

 

Mais l'inflation alimentaire a été vraiment explosive dans les derniers mois. Comment freiner ce dynamisme ?

Avec la reprise post Covid de 2021, puis l’invasion de l’Ukraine début 2022, les chocs d'offre sur l'énergie, et ensuite sur les prix agricoles et donc l'alimentation ont été très spectaculaires. Ce sont les plus sensibles pour nos concitoyens. Mais ils devraient être temporaires. J'y insiste : les prix mondiaux d’énergie ont commencé de baisser à partir de mi 2022. C’est pour cela que l'inflation totale recule depuis quelques mois : elle a diminué pour la zone euro de 10,6 % en octobre dernier à 6,9 % en mars, ce qui est une bonne nouvelle. Il devrait se passer la même chose sur les produits alimentaires : nous voyons une baisse des prix agricoles mondiaux depuis la fin de l'année dernière et il faut quelques trimestres pour que cela se transmette. Dans nos prévisions pour la zone euro, les prix alimentaires après une bosse sensible, devraient décroître assez significativement d'ici la fin de l'année, et l’inflation totale baisser de ce fait.

 

Voulez-vous dire que vous avez assez réglé suffisamment le problème de l'inflation ?

Non ! L’énergie et l’alimentation, ce n'est qu’un quart du panier de consommation en moyenne en Europe. Restent les autres trois quarts, la fameuse « inflation sous-jacente », une moitié de services et un quart de biens manufacturés. Là, l'inflation est moins forte à 5,7 %, mais elle risque d'être plus persistante. Nous n'aurons gagné la bataille contre l'inflation que quand nous aurons traité aussi cette inflation sous-jacente. La BCE ramènera l'inflation vers 2 % d'ici fin 2024 à fin 2025 : ce n'est pas seulement une prévision, c'est un engagement. C'est pour cela qu'il n'est pas question de lâcher le cap. Nous avons fait la majeure partie de la route des hausses de taux, mais nous avons possiblement encore un peu de chemin à faire, et il faudra tenir ensuite la durée nécessaire.

 

Comment voyez-vous la relation entre la politique monétaire et la politique budgétaire ?

Il y a eu un moment où les deux étaient spontanément dans la même direction, c'était la réponse accommodante nécessaire face au choc Covid. Maintenant la politique monétaire doit d'abord combattre l'inflation. Nous ne sommes pas là pour financer les dettes, soit des États, soit des acteurs privés. Sur la politique budgétaire, il faut viser le désendettement progressif. Je souhaiterais en outre un débat plus qualitatif : on parle des grands chiffres, pas du contenu et de ce qu'on attend des dépenses. Il faudrait mieux maîtriser les dépenses courantes et de fonctionnement, mais davantage de dépenses d'avenir.

 

L’inflation en France est moins élevée à cause d’un bouclier sur l’énergie qui a été mis en place plus tôt qu’en Allemagne. C’était une bonne mesure ?

Je crois qu’un tel bouclier joue un rôle pour amortir le choc et pour éviter ce qu'on appelle des effets de second tour, c'est à dire immédiatement des augmentations salariales pour compenser l'augmentation des prix de l'énergie. Cela laisse du temps aux acteurs économiques pour s’adapter. Mais dans la durée, cela ne fait pas disparaître les nouveaux prix de l’énergie. Nous avons même dit avec Christine Lagarde que si les mesures budgétaires duraient trop dans les pays européens, elles risquent en soutenant la demande d’énergie d’alimenter la persistance de l'inflation. À moyen terme, le rôle des États est plutôt de favoriser la transformation de l’économie et d'accroître l'offre productive.

 

On parle de la politique de l'offre depuis longtemps mais ce ne sont en fait pas les banques centrales qui la font ?

Certes, mais vous soulevez un point très important : depuis trois ans, les dirigeants publics gèrent les urgences, le Covid, le retour de l'inflation et malheureusement la guerre en Ukraine. Le risque est que cela fasse perdre de vue nos objectifs de long terme. Or notre Europe a du retard quant aux deux grandes transformations, énergétique et numérique. Ces transformations sont vues comme moins urgentes et elles ne sont pas toujours très populaires. Mais elles sont indispensables si nous voulons en musclant notre capacité productive, maîtriser l'inflation dans la durée et surtout augmenter notre potentiel de croissance : c’est ainsi que nous dégagerons plus de moyens pour financer la transition climatique, ou l'éducation. Si on veut renforcer l'économie en Europe, on ne le fera pas durablement par les politiques de court terme que sont le budget et la monnaie. L’Europe a heureusement initié le fameux programme Next Generation EU en 2020, et il faut être exigeant sur les réformes qui accompagnent ces investissements. Je trouve au passage que c'est un bel agenda pour le couple franco-allemand.

 

… avec la finalisation de l’union des marchés des capitaux, par exemple, c’est ce qu’on dit souvent. Est-ce vraiment un projet si important ?

J’en suis convaincu, avec mon collègue et ami Joachim Nagel. D’un côté, les deux transformations dont j’ai parlé vont générer de grands besoins d'investissements ; de l’autre, nous Européens avons les ressources avec notre épargne privée. Quand on parle de l'union des marchés de capitaux, on pense souvent que c'est de la « plomberie » financière. Non : c'est le moyen de financer notre avenir. Pour citer un exemple : avoir un financement davantage en fonds propres de nos entreprises, avec des capitaux transfrontières, facilitera l'innovation. Les fonds propres des entreprises en proportion du PIB sont deux fois et demi plus élevés aux États-Unis qu’en Europe.

En supposant que les faucons et les colombes dans la politique monétaire existeraient, on dit que ce ne sont pas eux qui décident du résultat, mais ceux qui se trouvent au milieu. Et là, il y a des experts en matière politique en Allemagne qui disent que c'est vous qui faites la différence. Est-ce vrai ?

Ce qui est vrai, c’est que j'ai toujours refusé d'être un faucon ou une colombe. J'ai toujours revendiqué d’être un pragmatique. Vous connaissez mes liens personnels avec l'Allemagne. Je crois énormément à l'indépendance, et je rends hommage au fait que c'est un héritage que nous devons à la Bundesbank. Mais quand on parle d'indépendance, ce n’est pas seulement par rapport aux intérêts politiques ou privés, c'est aussi par rapport à des pré-déterminations théoriques. Je suis parfois surpris par certaines déclarations un peu systématiques ou prématurées. Si je ne regardais pas d’abord les faits, je ne serais pas efficace en termes de résultats.  Piloter maintenant nos instruments réunion par réunion, au vu de nos cadrans économiques, c’est respecter notre mandat au service des Européens. Être indépendant, c'est être pragmatique.