Interview

France info : « Notre dette publique est une bombe à retardement potentielle pour les générations suivantes »

Les intervenants

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

13 Mars 2024
François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, invité de Jérôme Chapuis sur France info


 

Salhia BRAKHLIA
Bonjour François VILLEROY de GALHAU. Vous êtes à la tête de la Banque de France, vous êtes l’un des seuls en France à avoir une vision globale de notre économie. Ces deux dernières années ont été marquées par une forte inflation qui a lourdement impacté le portefeuille des Français. Est-ce qu’on va bientôt voir le bout du tunnel ?

François VILLEROY de GALHAU
L’inflation est la première préoccupation des Français, bien sûr. Et il y a là des bonnes nouvelles : nous sommes en train de gagner la bataille contre l’inflation. Pour situer, en termes de chiffres, il y a un an, nous étions au plus haut de l’inflation, à 7 % en France. Aujourd’hui, nous sommes redescendus à 3%. Je veux dire ce matin que nous allons ramener l’inflation à 2 % d’ici l’an prochain. Et ceci n’est pas seulement une prévision de la Banque de France : sauf surprise, c’est un engagement. Bien sûr, la perception de ceux et celles qui nous écoutent est un peu différente. Parce qu’il y a un effet retard, c’est normal, et parce que les Français, nous tous, nous sommes plus sensibles à ce que nous achetons le plus souvent, c’est-à-dire l’énergie, et les produits alimentaires, où l’inflation était nettement plus forte que la moyenne, à deux chiffres, il y a un an, autour de 15 %. Là aussi, les choses vont dans le bon sens. Nous sommes revenus à 3,5% aujourd’hui dans l'alimentation, ce qui est un peu supérieur à la moyenne de 3 %. Les choses vont dans le très bon sens, ce qui ne veut pas dire que les prix reviennent à leur niveau de deux ou trois ans.

JÉRÔME CHAPUIS
Oui, c'est le ralentissement de la hausse des prix…

FRANÇOIS VILLEROY DE GALHAU
Cela veut dire que les prix cessent d’augmenter. Pourquoi n’y a-t-il pas de retour arrière sur le niveau des prix ? Parce qu'il n'y a pas non plus – heureusement ! – de retour arrière sur les retraites, les salaires, qui ont augmenté pendant ce temps-là.  Donc sur l'inflation, je crois que la victoire est en vue.

JÉRÔME CHAPUIS
Vous parlez d'effet retard : aura-t-on dans les magasins, dans les supermarchés un effet visible de cette baisse de l'inflation à partir de cet été, de cet automne ?

François VILLEROY de GALHAU
Quand je dis « effet retard », il s’agit de la perception. La réalité par exemple sur les produits frais c’est qu’on est pratiquement à zéro d'inflation : la dernière mesure de l'INSEE, sur les 12 derniers mois, est à 0,5 % d'augmentation. Les choses vont dans le très bon sens, mais nous restons, nous Banque de France, Banque centrale européenne, très vigilants jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'aux 2 %.

JÉRÔME CHAPUIS
On est surpris de votre assurance ce matin, François VILLEROY de GALHAU, parce que, hier, l'inflation aux États-Unis, a quand même légèrement rebondi en février pour se monter de nouveau à 3,2 % sur un an.

FRANÇOIS VILLEROY DE GALHAU
Je ne veux pas trop commenter la situation de l'autre côté de l'Atlantique. Les marchés financiers scrutent toujours à 0,1 % près, mais aux États-Unis aussi, on observe la même tendance positive. L’inflation y était autour de 8%, elle est revenue autour de 3%. C'est désormais à la Federal Reserve, la banque centrale américaine, d'en tirer les conséquences. Je sais les conséquences que nous allons probablement en tirer, nous, Banque centrale européenne : baisser les taux au printemps. Et je rappelle qu'en France et en Europe, le printemps, c'est une saison qui dure d'avril jusqu'au 21 juin.

Jérôme CHAPUIS
Ça veut dire que ça peut, cette baisse des taux peut intervenir à partir du mois d'avril ?

François VILLEROY de GALHAU
Voilà, et peut-être plus probablement au mois de juin. Nous verrons, nous sommes très pragmatiques. J'ai toujours plaidé le pragmatisme. Nous verrons selon les données. Il s’agit des taux qui dépendent de la banque centrale, c'est-à-dire les taux d'intérêt à court terme, qui sont d’ailleurs plus bas en Europe qu’aux États-Unis : ils se situent à 4 % en Europe, tandis que les Américains ont dû les remonter à 5,5% pour combattre leur inflation.

Jérôme CHAPUIS
Mais ces taux ont des conséquences sur d’autres taux d’intérêt, par exemple, si on va à la banque pour emprunter pour acheter un appartement, ou pour un crédit de consommation, ou pour acheter une voiture ?

François VILLEROY de GALHAU
Exactement. Cela veut dire que cette désinflation en cours entraîne deux bonnes nouvelles pour soutenir l'économie. Premièrement, cela fait plus de pouvoir d'achat, et donc plus de consommation. Deuxièmement, cela va nous conduire à baisser les taux d'intérêt, ce qui facilitera l'investissement des ménages, comme des entreprises.

Salhia BRAKHLIA
En parlant d'investissement, on traverse depuis plusieurs mois maintenant une crise immobilière. Si je résume la situation, des taux trop hauts, des prix qui ne baissent pas assez, et un gros manque de constructions. Que faudrait-il pour qu'on sorte de cette crise dans ce secteur ?

François VILLEROY de GALHAU
C'est vrai que le secteur de l'immobilier, du logement, est un des plus sensibles aux taux d'intérêt. Quand les taux d'intérêt étaient très bas, jusqu'à début 2022, ce secteur allait très bien. Aujourd'hui, c'est un secteur qui souffre plus, particulièrement pour la construction neuve, ce qu'on appelle le gros œuvre. La rénovation de bâtiments existants et de logements, continue à bien résister dans nos analyses économiques. La production de crédits immobiliers est tombée à un niveau très bas : les derniers chiffres sont un peu décevants, un peu en dessous de 8 milliards d'euros. Mais ce n’est plus aujourd'hui un problème d'offres de crédit de la part des banques. Les banques se sont remises en position de faire des crédits immobiliers. Je le dis, parce qu’il y a eu ce doute, il y a peut-être encore cette question sur les banques qui ne prêtent plus. Je crois vraiment qu'il faut aller « tester » son banquier. Et d'ailleurs, en cas de refus, nous avons demandé aux banques de mettre en place une procédure de réexamen.

Salhia BRAKHLIA
Mais les banques prêtent à quelles conditions ? Les taux restent quand même très élevés.

François VILLEROY de GALHAU
Il y a aujourd'hui des conditions plus favorables. D'abord, les taux commencent à se stabiliser. Et puis, nous avons assoupli ce qu'on appelle les critères HCSF, le Haut Conseil de Stabilité Financière. Nous les avons assouplis de façon raisonnable, parce que ces critères servent à éviter le surendettement des emprunteurs, des Français, ce qui est très important. Il n’y a plus aujourd'hui de difficultés du côté de l'offre de crédit. Par contre, la demande, les Français eux-mêmes, restent assez attentistes, sur leurs projets immobiliers.

Jérôme CHAPUIS
Vous nous dites : dans quelques semaines ou dans quelques mois, les taux d'intérêt vont baisser. Je me mets à la place des Français qui attendent et qui se disent : j'ai plutôt intérêt à attendre pour acheter, parce que les taux d'intérêt seront plus intéressants dans quelques mois.

François VILLEROY de GALHAU
D'abord, sur les taux, j’ai parlé plutôt de stabilisation sur les taux de l'immobilier. C'est la tendance que nous voyons aujourd'hui. Il peut y avoir la question du prix des logements, mais sur lequel on commence à voir une baisse. Un projet immobilier se décide aussi selon des variables personnelles, un projet familial. Cela ne se décide pas seulement sur les taux d'intérêt. Aujourd'hui, nous avons des conditions qui redeviennent plus favorables.
Sur le logement, il y a aussi des choses qui ne tiennent pas aux financements ou aux crédits. Il y a des normes, des problèmes d'offres foncières. Le Premier ministre a parlé à juste titre de simplifier, de débureaucratiser ; je ne suis pas un spécialiste du secteur, mais, je crois qu’il y a là vraiment du grain à moudre.

Salhia BRAKHLIA
Les syndicats, les partis de gauche disent que face à l'inflation, il faudrait réfléchir à l'indexation des salaires sur l'inflation. Le gouvernement la refuse en justifiant que cela créerait une boucle inflationniste prix/salaires. Est-ce votre crainte aussi ? Ne faut-il pas aller dans cette direction ?

François VILLEROY de GALHAU
La question des salaires est très importante. En France, nous avons un salaire essentiel qui est indexé, garanti contre l'inflation, c'est le SMIC. Sur le plan de la cohésion sociale, en faveur des plus défavorisés des salariés, c'est une très bonne chose. Pour les autres salaires, ils sont laissés à la négociation dans l'entreprise ou la branche. Ce serait bien de garder cette approche décentralisée, parce qu'effectivement, si tout était indexé, là, cela veut dire que les salaires augmentent, les prix réaugmentent, etc. : c'est la spirale dont vous parliez. Quelle est la situation sur les salaires en moyenne, puisque cela dépend des entreprises ? L'an dernier, l’augmentation en moyenne des salaires a été d'un peu plus de 4 %, c'était moins que l'inflation, qui était à plus de 5%. Cette année, ce sera l'inverse, c’est-à-dire que les salaires, dans nos prévisions, vont décélérer à un peu plus de 3% en moyenne, mais l'inflation va baisser encore plus et devrait être à 2,5%. Il y a donc du pouvoir d'achat des salaires, cette année, et encore plus l’année prochaine et les années suivantes. C'est pour cela que nous prévoyons une reprise de l'économie.

Jérôme CHAPUIS
Le gouvernement avait prévu une croissance de 1,4 % pour 2024 quand il a construit son budget, ce sera finalement 0,8 % selon les prévisions que vous avez publiées hier soir. Comment est-ce possible de se tromper autant ?

François VILLEROY de GALHAU
C’est une question qu'il faut poser au gouvernement. La Banque de France est indépendante et fait ses prévisions à partir de nos analyses de terrain, aussi. Les hommes et les femmes de la Banque de France viennent de faire, comme chaque mois, une enquête auprès de 8 500 entrepreneurs dans tous les territoires. Nous avons vraiment les pieds dans les régions et les départements. Le gouvernement, depuis, a corrigé sa prévision à 1 %, c'était indispensable. Aujourd'hui, nous sommes à 0,8, le gouvernement à 1 %, honnêtement, c'est la marge d'incertitude. Il faut savoir rester modeste en matière de prévisions.
Nous sommes au mois de mars, au troisième mois seulement de l’année. Nous avons presque maintenu notre prévision. Nous étions à 0,9%, nous descendons à 0,8%. Pourquoi ? C'est un effet mécanique de la photo à l'entrée de l'année, ce que les économistes appellent « l'acquis de croissance », parce que la croissance fin 2023 a été un peu plus faible que prévu. Nous prévoyons sur ce trimestre, avec notre enquête de terrain, 0,2 % de croissance. Il y a une certaine résilience de l'économie française. Cependant, il ne faut pas se raconter d'histoires : l'économie française a beaucoup ralenti depuis l'invasion russe en Ukraine. Il y a un coût économique de cette invasion, que nous constatons.

Salhia BRAKHLIA
Est ce qu'on s'en sort mieux que d'autres pays européens ? A quel niveau nous situons-nous ?

François VILLEROY de GALHAU
Nous nous en sortons mieux, sur 2023 comme sur 2024. Nettement mieux que l'Allemagne, qui est à croissance zéro, voire légèrement négative, et un peu mieux que la moyenne européenne. Ce n'est pas un écart énorme. La tendance générale, en France comme en Europe, est cependant une accélération assez sensible de la croissance en 2025 et 2026. A cause de cette désinflation dont nous parlions, c’est-à-dire quand il y a du pouvoir d’achat dans l’économie, quand il y a la baisse des taux, c'est un élément favorable pour la machine économique.

Salhia BRAKHLIA
Je vous posais la question de savoir si on s'en sort mieux que les autres, parce que depuis plusieurs semaines maintenant, on entend parler d'économies. Bruno LE MAIRE, quand il prend la parole, le ministre de l'Économie, ne parle que d'économies. 10 milliards cette année, 20 l'année prochaine. Le gouvernement cherche partout des économies. Le Premier président de la Cour des comptes, Pierre MOSCOVICI, dit qu'il faudra baisser les dépenses de 50 milliards d'euros par an d'ici 2027. C'est sans précédent dans l'histoire récente. Vous êtes d'accord avec lui, il va falloir faire ces efforts-là ?

François VILLEROY de GALHAU
Pierre MOSCOVICI a raison de sonner l'alerte sur la dette. Et je le fais avec lui ce matin. Nous verrons les chiffres exactement. Quand on parle de 10 milliards, 20 milliards, 50 milliards, en général, il s’agit d’une moindre augmentation de dépenses, pas de baisser globalement les dépenses, de faire de l'austérité. On ne fait pas de l’austérité en France.

Jérôme CHAPUIS
Il faut quand même dire les ordres de grandeur. Parce que 50 milliards, ce n’est pas rien. Le budget de l'Armée, c'est 47 milliards.

François VILLEROY de GALHAU
Vous avez raison. Le chiffre de 50 milliards, c'est le calcul de la Cour des comptes, que je n’ai pas étudié ! Il faut regarder la photo, notamment par rapport aux autres pays européens. Sur la croissance, nous faisons un peu mieux, mais il n’y en a pas encore assez. Il faudra faire des réformes pour l'emploi, la transformation écologique, etc.

Salhia BRAKHLIA
En revanche, sur la dette ?p

François VILLEROY de GALHAU
Sur la dette, en revanche nous faisons moins bien que les autres. Il n'y a aucun doute, malheureusement. Nous sommes à plus de 110 % de dette publique, ce qui est beaucoup plus que la moyenne européenne. C'est presque deux fois plus que l'Allemagne. C'est une bombe à retardement potentielle que nous laissons aux générations suivantes. Et avant même de parler des générations suivantes, cela nous coûte de plus en plus cher.

Salhia BRAKHLIA
La charge de la dette ?

François VILLEROY de GALHAU
Vous releviez que 47 milliards, c'est le budget de la Défense. Il se trouve que l'augmentation de la charge de la dette, des intérêts, ce sera à peu près cela.

Jérôme CHAPUIS
Cela veut dire que chaque année, on paie en intérêts, à peu près ce qu'on paie pour nos armées.

François VILLEROY de GALHAU
En 2020, la charge d'intérêts sur la dette était à un peu moins de 30 milliards d’euros. En 2027, sept ans plus tard, c'est dans trois ans, elle devrait autour de 80 milliards. On retrouve ces 50 milliards de différence. Tout cet argent que nous payons sur la dette, c’est autant que nous ne pouvons pas dépenser pour notre sécurité et notre défense, pour l'éducation, pour le climat et les investissements d’avenir. Il est temps de s'en occuper très sérieusement. Cela veut dire mieux maîtriser l'augmentation des dépenses. Je crois profondément au modèle social européen qui nous réunit avec nos pays voisins. Le problème de la France est que ce modèle social nous coûte beaucoup plus cher que chez nos voisins. Nous pouvons être plus efficaces sur les dépenses publiques.

Salhia BRAKHLIA
50 % de dépenses sociales, est-ce que ça veut dire que le système français est trop généreux ?

François VILLEROY de GALHAU
Cela veut surtout dire qu'il faut qu'on se compare avec les autres pays européens, qui ont un modèle assez proche du nôtre ; je ne parle pas des Etats-Unis ou des pays émergents. Je crois aux services publics, à la solidarité, à la protection sociale. Comment cela se fait-il qu'en France, le total de ces dépenses nous coûte à peu près 55 % de notre production économique, notre PIB, alors que dans les pays voisins, il coûte moins de 50 %, 46 ou 47 %...?

Salhia BRAKHLIA
Il y a une mauvaise gestion ?

François VILLEROY de GALHAU
… Qu’on aille regarder ce qui marche mieux chez les autres. C'est le moment de freiner un peu l'augmentation des dépenses publiques, sans peser exagérément sur l'activité. Il n'y aura pas d'effet récessif d'un effort de ce type.

Jérôme CHAPUIS
Il y a un débat en ce moment, parce qu’il y a les dépenses, mais aussi des recettes. Le gouvernement refuse d'augmenter les impôts, parce que notre taux de prélèvements obligatoires est de 47 %. En revanche, on ne vous demande pas si vous êtes pour ou contre l'augmentation des impôts, mais est-ce que cela peut avoir un effet sur la reprise, si le gouvernement augmentait les impôts ?

François VILLEROY de GALHAU
La Banque de France n’est pas en charge de la fiscalité, heureusement, parce que c'est un sujet compliqué. Mais moi je veux dire une conviction, de sagesse paysanne. Je pense qu'avant d'envisager de monter les impôts, la sagesse serait de ne pas les baisser. Parce qu'on nous parle de nouvelles baisses d'impôts, sur l’impôt sur le revenu ou des impôts sur les entreprises. Chaque fois, les contribuables préféreraient qu'on baisse les impôts, mais dans la situation où nous sommes, je pense que la stabilité fiscale, ni baisse, ni hausse, pour commencer, serait une idée assez neuve en France. En France, nous touchons à l'impôt tout le temps. C'est très compliqué pour ceux qui le paient, parce que les règles changent en permanence. La stabilité fiscale serait une idée sage.

Salhia BRAKHLIA
Donc on ne baisse pas les impôts pour les classes moyennes, les 2 milliards en question, on ne baisse pas aussi les impôts pour les entreprises, ce qui est prévu. Et ça a été lissé en plus, mais...

François VILLEROY de GALHAU
Je redis que ce n’est pas la Banque de France qui décide. Nous sommes en démocratie, c’est le gouvernement et le Parlement.

Salhia BRAKHLIA
Alain MINC propose d'agir sur la TVA, la TVA qui est payée par tout le monde, dès qu'on fait un achat. Il dit : si on l'augmente un tout petit peu, on n'a plus de problème de dette puisqu'on va assez vite la rembourser.

François VILLEROY de GALHAU
Ce débat ne relève pas de nous. Simplement, si on augmente la TVA, cela fait plus d'inflation et moins de pouvoir d'achat pour les Français. C'est assez contradictoire avec ce que nous nous disions au début de cet entretien.

Jérôme CHAPUIS
François VILLEROY de GALHAU, Gouverneur de la Banque de France, c’est votre institution qui recommande chaque année au ministre de l'Économie les taux d'intérêt du livret A. On remarque que les Français restent des fourmis, ils continuent d'épargner autant.

François VILLEROY de GALHAU
Il y a eu une très forte poussée de l'épargne, au moment du Covid, une épargne forcée, parce que les revenus étaient maintenus et que nous pouvions moins consommer. Ce taux d'épargne a un peu redescendu aujourd'hui, mais n'est pas revenu au niveau pré-Covid. Pour donner les ordres de grandeur, en moyenne – parce que ça dépend beaucoup évidemment de la situation de revenus des personnes – nous étions à plus de 20 % de taux d'épargne au moment du Covid et à peu près 15% pré-Covid.

Jérôme CHAPUIS
Cela veut dire qu'il y a beaucoup d'argent qui dort aujourd'hui en France ?

François VILLEROY de GALHAU
… Nous sommes aujourd’hui entre les deux. Nous prévoyons que ce taux d’épargne va continuer à baisser et cela devrait aussi soutenir la consommation. Ceci dit, le taux d’épargne est très difficile à prévoir parce qu‘il y a des variables psychologiques comme la confiance liée à l'environnement géopolitique, qui est inquiétant. Il y a aussi la situation de l'emploi. Je souligne que sur l'emploi, la France a fait des vrais progrès depuis dix ans, depuis le pacte de compétitivité et d'autres réformes ensuite. Lors du précédent ralentissement économique, après 2012, le taux de chômage était à plus de 10 %. Nous sommes aujourd’hui entre 7% et 8%.

Jérôme CHAPUIS
On sent qu’on ne va pas atteindre le plein emploi.

François VILLEROY de GALHAU
La question que vous posez sur le plein emploi est très importante. Nous n’allons sans doute pas atteindre le plein emploi en 2027 à cause de ce ralentissement économique, lié lui-même à l'invasion russe en Ukraine.

Salhia BRAKHLIA
Et pourtant, c'est l'objectif affiché par Emmanuel MACRON.

François VILLEROY de GALHAU
Pour autant, je voudrais le souligner, il est très important que nous gardions ce cap du plein emploi. Je ne veux pas être naïf, on parle de 2027 parce que c'est une année d'échéances électorales, mais il faut regarder au-delà. Ce cap du plein emploi, c'est-à-dire un taux de chômage autour de 5 %, nous pouvons l'atteindre dans la décennie. Poursuivons nos progrès sur l'emploi parce que cela changerait tout, sur le plan de la cohésion sociale bien sûr, mais aussi du pouvoir d'achat et de la capacité de croissance.

Salhia BRAKHLIA
En parlant d’épargne, le Livret A, le LDDS, ce sont les placements préférés des Français et le Sénat vient d'adopter la possibilité de flécher une partie de cet argent vers l'industrie de la défense. Qu'est-ce que vous en pensez ?

François VILLEROY de GALHAU
Je vais un peu relativiser ce débat qui semble susciter beaucoup de passion des deux côtés : il y a les pro et les anti. Evidemment, nos industries de défense doivent être financées. Il n’y a jamais eu de la part de la Banque de France ou de quiconque l'idée que les banques ne devaient pas prêter aux industries de défense, et encore plus aujourd'hui avec les menaces sur notre sécurité.

Salhia BRAKHLIA
Et est-ce qu’on doit piocher dans l’épargne des Français ?

François VILLEROY de GALHAU
D'abord il n'y a pas que le Livret A pour financer les industries, il y a tous les prêts des banques mais dans le Livret A, il y en a une bonne part qui est pour les PME, y compris les PME de la défense. S'il fallait afficher encore plus cette priorité, pourquoi pas, mais je crois que ce débat a une part symbolique, que je respecte, encore plus que réellement économique.

Jérôme CHAPUIS
Juste d’un mot, les Jeux olympiques dans quatre mois, est-ce qu'ils auront un effet positif sur l'économie française ou alors est-ce que c’est complètement marginal ?

François VILLEROY de GALHAU
Cela va être un événement formidable. Je ne suis pas très sportif personnellement en termes de pratique mais j'adore regarder le sport. Le monde entier va venir en France, pas seulement à Paris, voir la beauté de notre pays, le génie français – j’ai envie de le dire comme cela. Ce n'est pas un effet économique mais je m'en réjouis beaucoup. Sur l’effet économique, nous sommes prudents. Ce sera sans doute bon pour l'activité touristique.

Jérôme CHAPUIS
A Londres, en 2012, le Royaume-Uni s'en était plutôt bien sorti après. On a tous le souvenir aussi des Jeux olympiques de 2004 à Athènes, et puis quelques années plus tard, cette terrible crise de l'endettement de la Grèce.

François VILLEROY de GALHAU
Le cas de la Grèce était très particulier. L'effet psychologique et émotionnel est formidable, réjouissons-nous des Jeux. L’effet économique sera peut-être un peu plus différé. Si l'image de la France s'améliore encore auprès du monde entier et des Européens, nous devions en bénéficier en termes d'investissements. Au passage, ce doit être l'occasion de regagner un peu de confiance en nous parce que certes, nous avons des problèmes, mais nous avons aussi, nous Français et nous Européens, beaucoup d'atouts. Cessons un peu les lamentations et l'autoflagellation et voyons la fierté française.

Jérôme CHAPUIS
J'ai une dernière question, François VILLEROY de GALHAU, sur un produit, j’allais dire une monnaie, le bitcoin.

François VILLEROY de GALHAU
Ce n’est pas une monnaie… mais allez-y.

Jérôme CHAPUIS
Une crypto-monnaie, en tout cas, un produit. Le prix du bitcoin qui a bondi de près de 70 % depuis le mois de janvier. Il n'y a pas tellement de produits financiers qui ont ces performances. Comment est-ce que vous expliquez cette envolée spectaculaire ?

François VILLEROY de GALHAU
Il y a une part très spéculative dans le bitcoin. Souvenez-vous il y a 18 mois, il y a eu des baisses très spectaculaires au moment où des plateformes de vente de bitcoin faisaient faillite. Aujourd'hui, la hausse est très forte. Il est possible d'investir en bitcoins, mais c'est mon devoir de dire que cela reste un produit très risqué et donc réservé aux investisseurs avisés et très informés. Dans le bitcoin, il peut y avoir le pire et le meilleur. Le meilleur, c'est la technologie, la blockchain : nous allons l'utiliser aussi pour les produits de la Banque centrale, peut-être un euro numérique. Le pire, ce peut être l'utilisation pour le blanchiment, l'Internet noir, etc. Nous mettons en place des réglementations très strictes pour éviter le détournement de ce que nous appelons des « crypto-actifs », non pas crypto-monnaies parce que la caractéristique d'une monnaie, c'est d’être acceptée partout comme moyen de paiement et d’avoir une valeur assez stable dont quelqu’un est responsable.

Jérôme CHAPUIS
Ce qui n'est pas le cas du bitcoin.

François VILLEROY de GALHAU
Sur l’euro, je suis responsable, avec Christine LAGARDE, avec les autres gouverneurs, de sa valeur.
Le bitcoin quand il fluctue, personne n’est responsable.

Jérôme CHAPUIS
Donc ce n'est pas un concurrent de l'euro, le bitcoin.

François VILLEROY de GALHAU
Ce n’est absolument pas un concurrent de l'euro. Ce peut être un actif très spéculatif pour des investisseurs avisés.

Jérôme CHAPUIS
Et cela reste le Far West.

François VILLEROY de GALHAU
C’est un Far West mieux réglementé. Mais il y a des tas d'autres opportunités d'investissement, dont les actions et les fonds propres des entreprises. C'est l'intérêt des Français d'y investir parce que c’est le rendement le plus sûr dans la durée, et c'est cela qui nous permet de financer l'innovation, la transition climatique ou la transition numérique. C'est cela qu'il faut faire maintenant. L'inflation est en train de diminuer, donc la mer se retire d'une certaine façon et on voit apparaître les gros rochers, des problèmes plus durables à long terme de l'économie française. Essayons d'allonger l'horizon et de financer notamment ces deux grands défis que sont la transition climatique et la transition numérique.

Jérôme CHAPUIS

Merci beaucoup François VILLEROY de GALHAU, Gouverneur de la Banque de France, invité du 8.30 France Info ce matin.

France info : « Notre dette publique est une bombe à retardement potentielle pour les générations suivantes »

François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, était l'invité de Jérôme Chapuis sur France info