Discours

Comment la politique monétaire va vaincre l’inflation : des canaux et des écluses

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

17 Février 2023
François Villeroy de Galhau intervention

Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France,

Centre des professions financières

Paris, 17 février 2023

Introduction

L’inflation est aujourd’hui la première préoccupation de nos concitoyens, et la nôtre.

Elle a certes commencé à se replier un peu, à environ 8,5 % en zone euro et pourrait avoir diminué de moitié en fin d’année. Mais cela sera encore trop. Une inflation qui s’installerait durablement au-dessus de 2 % serait la pire ennemie de la confiance, et donc de la croissance.

Les causes initiales de ce retour de l’inflation sont bien connues, et principalement externes à la zone euro : perturbations dans les chaines mondiales d’approvisionnement en sortie de la pandémie, prix de l’énergie, guerre russe en Ukraine... Leur répercussion indirecte s’est faite progressivement d’abord vers les prix des biens manufacturés puis vers les prix des services. Pour le résumer, l’inflation est devenue non seulement plus haute mais plus large ; non seulement importée mais domestique ; non seulement liée à un choc d’offre temporaire mais potentiellement persistante. Dès lors, personne ne peut plus nier sérieusement que la politique monétaire doit réagir.

Aujourd’hui je ne parlerai donc pas de pourquoi la banque centrale doit lutter contre l’inflation, mais de comment, dans la configuration actuelle, elle doit agir pour être efficace.

Il faut préalablement dissiper une illusion répandue, particulièrement dans notre pays : l’arme de la victoire durable contre l’inflation n’est pas budgétaire : elle est en premier lieu monétaire, et ensuite structurelle, pour accroître l’offre de biens et de services. Les boucliers tarifaires et budgétaires peuvent être utiles à court terme, mais ils ne permettent pas de réduire durablement l’inflation. Et, comme nous l’avons dit fortement à l’issue de notre dernier Conseil des gouverneurs, il est temps que les États commencent, en les ciblant mieux, à réduire rapidement leurs mesures de soutien dès lors que les prix de l’énergie refluent.

Je traiterai donc devant vous deux sujets : (I) quels sont aujourd’hui les canaux de transmission de la politique monétaire ? (II) quels repères pour notre politique monétaire future, et pour suivre l’image de la voie navigable, par quelles écluses passer ?

 

I. Les canaux de transmission de la politique monétaire aujourd’hui

Un canal « historique » et aujourd’hui moins pertinent : les agrégats monétaires

Le canal des agrégats monétaires repose sur l’idée qu’une forte croissance monétaire alimenterait l’inflation : nous avons tous plus ou moins appris l’équation quantitative de la monnaie d’Irving Fisher (1911)et les théories monétaristes dominantes à partir de Milton Friedman (1956)2. Ce canal a cependant petit à petit perdu de sa pertinence. En effet, à cause notamment de la volatilité de la vitesse de circulation de la monnaie, la relation entre croissance monétaire et inflation varie dans le temps ; elle n’est ni causale ni automatique3. Cela étant dit, l’Eurosystème suit, depuis sa création, les agrégats monétaires, même si leur importance relative s’est progressivement estompée – une évolution entérinée lors de la dernière revue stratégique en 2021. Depuis le début des achats d’actifs en 2014, la croissance monétaire a été contenue. Pendant la crise Covid cependant, les mesures exceptionnelles de soutien budgétaire et monétaire ont conduit temporairement à un gonflement des dépôts bancaires des ménages et des entreprises: la croissance de M3 a atteint 12,5% en janvier 20214. Mais depuis, la croissance des agrégats monétaires n’a cessé de baisser pour atteindre 4,1% en décembre 2022. Une interprétation simpliste de l’approche « monétariste » pourrait donc aujourd’hui, paradoxalement, s’avérer être rassurante, mais artificiellement rassurante.

Le canal des anticipations

Si le pilotage des agrégats monétaires a perdu de son importance, celui des anticipations d’inflation en a beaucoup gagné en théorie monétaire moderne, depuis notamment les travaux de Michael Woodford5. Ces anticipations jouent en effet un rôle clé, qu’elles viennent des marchés financiers pour déterminer le niveau des taux d’intérêt, ou des acteurs économiques (entreprises et ménages) pour orienter leurs décisions sur les prix et les salaires futurs. Je reviendrai plus tard sur les anticipations des ménages et des entreprises, plus délicates tant à mesurer qu’à influencer. Je voudrais à ce stade me concentrer sur les anticipations des marchés, et la façon dont la Banque centrale doit les orienter.

La variable essentielle est ici la crédibilité de sa communication et de son action. Cette crédibilité s’appuie d’abord sur un solide fondement institutionnel : je souligne que cette année marquera le 30e anniversaire de la loi d’août 1993 conférant l’indépendance à la Banque de France. Elle passe ensuite par une détermination sans failles et une capacité à agir : je redis devant vous avec force non seulement notre prévision mais notre engagement, autour de Christine Lagarde, à ramener l’inflation vers 2 % en zone euro et en France d’ici fin 2024-2025. La crédibilité suppose enfin de renouveler notre communication : nous avons abandonné depuis l’année dernière, comme toutes les autres grandes banques centrales, la « forward guidance » à destination des marchés, sous la forme d’un engagement de trajectoire des taux directeurs non conditionnelle et/ou prolongée dans le temps, qui apparait désormais inadapté dans un environnement très incertain.

Pour autant, les anticipations des marchés relatives à l’évolution future des taux directeurs demeurent un déterminant essentiel des taux d’intérêt à moyen et long terme, ceux qui importent le plus pour les décisions d’investissement et de dépenses. Il nous faut donc, avec humilité, viser par notre communication une « nouvelle prévisibilité »6. Et pour cela surmonter au moins un défi, qui tiendrait à une lecture trop stricte de ce que signifie « décider meeting par meeting ». Elle induirait, comme nous l’avons constaté autour de nos réunions de fin octobre puis de décembre derniers, des surprises et une volatilité excessives. La politique monétaire vaut mieux qu’un concours en « live » de pronostics, ou de surinterprétation des déclarations des uns et des autres. Le 2 février, nous avons dit au contraire notre intention de relever à nouveau nos taux directeurs de 50 pb le 16 mars, et d’évaluer alors la trajectoire future. Refuser désormais une « guidance » longue et inconditionnelle, ce n’est pas s’interdire un éclairage à court terme, aujourd’hui ou demain. L’essentiel est que nos futures décisions restent dépendantes avant tout des données économiques. Dans les incertitudes, je revendique plus que jamais le pragmatisme.

Quel est le niveau actuel des anticipations d’inflation des marchés ? Après une longue période relativement stable sous la cible d’inflation de 2 %, la période récente a vu d’abord une hausse sensible des anticipations – y compris à 5 ans qui sont pour nous les plus significatives –, qui ont dépassé 3 % au printemps 2022.

Mais ces anticipations se sont spectaculairement améliorées depuis dans un contexte de repli des prix de l’énergie ; les marchés de swaps attendent désormais un retour rapide de l’inflation vers 2 %, y compris à un an. Ceci se voit aussi dans les marchés d’options à 5 ans.
Ces anticipations peuvent être jugées trop volatiles, ou un peu trop avancées sur la baisse de l’inflation. Mais elles ont en tout état de cause une conséquence importante sur la remontée des taux réels anticipés, et ceci m’amène au canal des conditions financières.
Le canal des conditions financières et de la demande

L’existence d’un canal des anticipations ne doit pas laisser croire que la politique monétaire opère seulement par des incantations magiques. Elle agit directement sur les conditions financières ; et par là elle contrôle indirectement la demande au regard des capacités d’offre de l’économie, dans un contexte où ces dernières ont été amoindries par les chocs externes.

Réglons ici un soupçon, qui tend dès lors à naître, à tort : celui que la politique monétaire rechercherait la récession, et qu’un choix s’imposerait entre maîtrise de l’inflation et croissance. Ce n’est pas le cas, d’abord parce qu’une inflation persistante signifierait des primes de risque plus élevées et des distorsions des prix qui, à terme, réduiraient la croissance. Ensuite et plus conjoncturellement, l’activité et l’emploi en zone euro ont montré leur résilience au cours des derniers trimestres. Il y a donc de la place pour agir et je veux être clair : la désinflation que nous allons mener à bien ne conduira pas à la récession.

L’objectif maintenant, c’est d’éviter que la demande ne ré-accélère plus vite que l’offre durant la reprise attendue en 2024-2025. Pour y arriver, les conditions de financement ne peuvent à l’évidence être aujourd’hui les mêmes que lorsqu’il y avait insuffisance de la demande, comme dans la décennie précédente d’inflation trop faible pendant trop longtemps. Techniquement, on parle de resserrement monétaire ou de conditions financières « restrictives » : ces mots sonnent bien sûr moins agréablement, mais qu’est-ce à dire en réalité ?

Nous visons d’abord, à travers le resserrement monétaire, une hausse des taux d’intérêt réels aux différents horizons. Ces taux d’intérêt correspondent aux taux d’intérêt (OIS7) déflatés des anticipations d’inflation (ILS8) et non pas de l’inflation courante9. Ces taux réels, plutôt que nominaux, reflètent les véritables conditions de financement des acteurs économiques ; ils résultent de nos décisions, mais aussi du canal des anticipations précité en combinaison de la hausse des taux d’intérêt anticipés et de la baisse de l’inflation attendue. Depuis le début 2022, la courbe des taux d’intérêt réels a ainsi significativement augmenté ; nous nous félicitons qu’elle soit désormais en territoire légèrement positif sur l’ensemble des échéances.

Nous regardons aussi les agrégats de crédit, beaucoup plus significatifs que les agrégats monétaires10. Le canal du crédit est particulièrement important en zone euro, puisqu’à la différence des États-Unis, la majorité des investissements y est financée par des crédits bancaires. Il y a une hausse sensible du coût des crédits, à partir de niveaux qui étaient exceptionnellement accommodants. Et nous observons une décélération des volumes, même si la croissance des encours reste significative [+6,3 % en zone euro pour les crédits aux entreprises, et +4,4% pour les crédits immobiliers aux particuliers]. Sur ces deux catégories de prêt, le crédit en France reste d’ailleurs moins cher et en plus forte croissance que la moyenne européenne.
Cette décélération du crédit est justifiée, après la hausse des taux d’endettement privés survenue au cours des années les plus récentes.

Les taux d’intérêt influencent aussi le canal du change. La dépréciation passée de l’euro a amplifié le renchérissement des prix importés, particulièrement pour les matières premières dont les prix sont mondiaux et fixés en dollar. La dépréciation de -16% de l’euro par rapport au dollar entre la mi-2021 et la mi-2022 aurait eu à terme, si elle s’était maintenue, un effet estimé à environ +0,6 point sur le niveau des prix à la consommation. La politique monétaire depuis lors menée par l’Eurosystème a contribué à la réappréciation récente du taux de change de l’euro d’environ +8%, qui devrait peu à peu jouer en sens inverse. Faut-il le redire ? Nous n’avons pas d’objectif de change, mais nous suivons avec attention les effets du change sur l’inflation ; il est bienvenu que ceux-ci soient redevenus plus favorables depuis l’été dernier.

II. Quelques repères : du ‘sprint’ de la normalisation monétaire en 2022 à la ‘course de fond’ de la stabilisation monétaire

Nous avons répondu à partir de la fin 2021 au choc inflationniste par un changement rapide et clair d’orientation de la politique monétaire. Après avoir mis fin aux achats nets d’actifs (dès son annonce de décembre 2021 pour le PEPP), le Conseil des gouverneurs de la BCE a décidé d’augmenter ses taux directeurs à une cadence sans précédent, de 250 points de base au total en 5 mois entre juillet et décembre 2022. Certains ont jugé que nous avions commencé ce relèvement trop tard : on peut en débattre à quelques semaines près – qui n’auraient pas changé grand-chose –, mais je me permets de rappeler les doutes initiaux de nombreux économistes au regard d’un choc inflationniste jugé il y a encore un an temporaire, et concentré sur l’offre notamment d’énergie. Il fallait analyser et juger : dès que l’inflation s’est clairement avérée plus large et plus durable, nous avons agi vite et fort. La politique monétaire a ainsi atteint, fin 2022, ce que nous appelons la zone du « taux neutre », qui désigne le niveau d’équilibre théorique auquel il n’y a ni accélération, ni ralentissement d’origine monétaire de l’inflation. La Banque de France estime qu’en termes réels, ce taux neutre se situe un peu au-dessus de 0 % actuellement en zone euro – il est plus élevé aux États-Unis – et donc en termes nominaux autour de 2 %. Il s’agissait d’une course de vitesse car il fallait arriver le plus rapidement possible au moins à ce taux neutre. Clairement, nous l’avons dépassé aujourd’hui, et nous sommes donc entrés en territoire « restrictif », au sens technique.

La course de fond vers la phase de stabilisation

Nous rentrons maintenant dans une nouvelle phase, plus ouverte, moins rapide, et plus longue. Au sprint succède une course de fond. Les attentes continuent cependant à se focaliser, excessivement à mes yeux, sur la vitesse : allons-nous continuer des hausses de 50 pb après mars ? Je ne me prononcerai pas aujourd’hui, d’abord parce que nos décisions seront guidées par les données des prochains mois. Ensuite et surtout parce qu’il y a deux variables plus importantes dans cette nouvelle phase : le niveau de taux que nous atteindrons, et la durée à laquelle nous y resterons.

Le niveau du « taux terminal »

Sur le niveau, l’estimation par les marchés du « terminal rate » se situait jusqu’à ces derniers jours autour de 3,5 % en zone euro. Ses fluctuations depuis hier peuvent apparaître excessivement volatiles, mais je ferai juste ici une remarque de calendrier, et l’autre de fond.

Sur le calendrier, sans nous imposer pour autant de contrainte excessive, je crois probable que nous ayons atteint ce point haut d’ici l’été… qui juridiquement se termine en septembre. Cela nous laisserait quatre Conseils des gouverneurs, après celui de mars où nous aurons atteint 3 %. Nous irons probablement au-delà de ce 3 %, mais il n’y aura ni automatisme à agir à chaque Conseil, ni impossibilité d’agir ensuite si des éléments nouveaux le justifiaient. Il y a là cependant une plage d’action suffisamment large pour être sereine, ouverte : après mars, il y aura moins d’urgence monétaire car nous devrons plus analyser l’évidence économique.

Sur le fond et la méthode, je ne crois guère à la possibilité de modéliser un « taux compatible avec la cible d’inflation » (target compatible rate). Elle est  académiquement séduisante, et a été notamment développée par l’économiste Lars Svensson qui a été ensuite sous-gouverneur de la Banque centrale suédoise entre 2007 et 201311. Mais pratiquement, cette méthode est inopérante. Elle repose en effet largement sur la nécessité de disposer d’un modèle très précis et d’identifier avec une confiance suffisante les chocs qui frappent l’économie. Les révisions substantielles apportées aux prévisions au cours des derniers trimestres soulignent bien à quel point il est difficile de calibrer la politique monétaire sur la base d’un ciblage des prévisions. Et en conséquence, cette méthode conduit à des estimations du taux terminal hautement volatiles, variant du simple au double selon les hypothèses et prévisions.

Je crois pour autant nécessaires des repères, et j’en viens là, sur nos canaux de transmission, à une première « écluse » essentielle: celle de la future stabilisation du niveau des taux. Quelles sont les données économiques qui devraient nous guider pour décider d’interrompre ou non les hausses de taux ? À mes yeux, le critère central est le retournement de la trajectoire de l’inflation, non seulement sur l’inflation totale – nous en sommes sans doute proches –, mais surtout sur l’inflation sous-jacente hors notamment prix de l’énergie – décalée potentiellement de plusieurs mois. C’est cette inflation sous-jacente en effet que la politique monétaire peut le mieux traiter, et qui « informe » le mieux sur la trajectoire de moyen terme de l’inflation totale. Ce retournement exigera-t-il des baisses effectives, dûment constatées, de l’inflation sous-jacente, ou une prévision suffisamment solide d’une baisse anticipée et très prochaine ? La prudence plaidera pour la première réponse, la prise en compte des délais de la politique monétaire pour la seconde, et le jugement du Conseil des gouverneurs devra ici s’exercer. L’autre question plus lourde sur le plan économique est la définition la plus appropriée de l’inflation sous-jacente : j’y reviendrai à la fin de mon propos.

La durée de la phase de stabilisation

L’autre variable clé ensuite est la durée du maintien du taux d’intérêt à son niveau dit terminal. Notre devoir est de rappeler que la bataille contre l’inflation ne se gagnera que dans la persévérance, en maintenant les taux d’intérêt hauts aussi longtemps que nécessaire. Il faudra se méfier de crier victoire trop rapidement : les derniers kilomètres d’une course de fond sont souvent les plus décisifs.

Là aussi, je crois possible des repères sur cette autre « écluse » essentielle: quelles sont les données économiques qui pourraient nous guider sur la durée de cette phase, et conduire un jour à envisager de baisser le niveau des taux ? La question est naturellement beaucoup plus lointaine, et sûrement pas pour cette année. Nous aurons cependant le moment venu à trouver l’équilibre optimal entre le niveau de stabilisation des taux et leur durée, comme dans une course de fond le bon réglage entre le rythme et la distance. Lorsque nous serons suffisamment confiants que nous sommes parvenus au bon niveau des taux, nous pourrons donc avoir intérêt à éclairer les critères de leur durée ensuite.

Le critère central me semblera ici être le retour à des perspectives d’inflation compatibles avec notre cible de 2 %, solidement et durablement. Solidement, c’est-à-dire étayées par des données effectives sur l’inflation totale mais aussi sur l’inflation sous-jacente. Durablement, c’est-à-dire bien avant la fin de notre horizon de projection, et incluant à mes yeux une baisse en direction de 2% des anticipations d’inflation des ménages et des entreprises.

Il faut cependant, avant de conclure, éclairer plus précisément deux données-clés de ce narratif économique : l’inflation sous-jacente, et les anticipations des acteurs économiques.

Les différentes mesures de l’inflation sous-jacente

L’objectif des mesures d’inflation sous-jacente est de mieux estimer l'évolution de la composante persistante de l'inflation, qui correspond à l’inflation « tendancielle ».

L’indicateur le plus habituel en est l’inflation dite « core » (c’est-à-dire qui exclut l’énergie et l’alimentation, les deux composantes les plus volatiles). Cette inflation « core » aurait connu une stabilisation en janvier, encore fragile et à niveau élevé à 5,2 % en glissement annuel selon l’estimation flash d’Eurostat.

Il existe d’autres indices « à exclusion de postes » permettant de mieux purger l’indice d’inflation des effets de chocs temporaires sur des postes particuliers au-delà de l’alimentation et l’énergie. Ils se caractérisent par une plus faible volatilité que l’inflation IPCH « core »12 et peuvent donc mieux refléter les tendances « lourdes » de l’inflation. Mais dans la phase actuelle, ces indicateurs ne sont pas les plus appropriés pour identifier en temps réel des retournements dans la composante persistante de l’inflation.

Par rapport à ces indicateurs construits par exclusion de postes, l’indicateur de composante persistante et commune de l’inflation13 (PCCI) construit par la BCE présente l’avantage d’inclure l'impact des chocs à moyen terme affectant l'alimentation et l'énergie, dans la mesure où ceux-ci ont des effets communs. Par construction14, le PCCI est un indicateur potentiellement susceptible de signaler de manière plus précoce les points de retournement de l’inflation sous-jacente. L’indicateur PCCI a ainsi signalé avant les autres la montée des tensions inflationnistes en 2021. De même, il s’est retourné depuis la mi-2022 alors que les autres indicateurs étaient toujours orientés à la hausse. Néanmoins cet indicateur est fondé sur une méthode statistique complexe et le signal envoyé par son évolution récente reste à confirmer.

Dans le même ordre d’idées, des indicateurs centrés sur le « momentum » et sur les évolutions trimestrielles plutôt qu’annuelles peuvent fournir des informations complémentaires utiles dans la phase actuelle.

À ce stade, l’ensemble de ces indicateurs ne montrent pas encore de signes clairs et convergents permettant d’acter le retournement de l’inflation sous-jacente. Enfin, nous restons attentifs à l’évolution des salaires, déterminante notamment pour l’inflation des services. Ils connaissent encore, partout dans la zone euro, mais à niveau moindre que la hausse des prix, une accélération nominale ; celle-ci ne conduit pas pour autant à une « spirale prix-salaires » au-delà de nos prévisions.

Les anticipations d’inflation des ménages et des entreprises

Comme je l’ai mentionné dans ma première partie, les anticipations de marché se sont nettement améliorées dans un contexte il est vrai de repli des prix de l’énergie. Mais les anticipations d’inflation des acteurs économiques (ménages et entreprises), particulièrement celles à moyen terme, sont aussi essentielles car ce sont eux qui fixent l’évolution des prix et des salaires. Ces anticipations, qui traditionnellement changent moins vite que celles des marchés, envoient des signaux plus contrastés.

Les anticipations d’inflation des ménages en zone euro ont augmenté au début de l’année 2022 ; elles se sont depuis stabilisées mais n’affichent pas de repli notable : en décembre, l’anticipation médiane à 3 ans se situait ainsi à 3 % selon l’enquête CES15 de la BCE. L’enquête montre par ailleurs le maintien d’une plus grande dispersion des réponses entre ménages sur les évolutions futures des prix.

Sur les anticipations d’inflation des entreprises, la Banque de France est – après la Banque d’Italie – pionnière en ayant lancé depuis deux ans son enquête dédiée. Celle-ci montre, comme pour les ménages, une augmentation de la médiane des anticipations à 3-5 ans, qui a atteint 3% à mi-2022, et s’est seulement stabilisée depuis lors.
Nous avons donc évité un « désancrage » significatif des anticipations de moyen terme des ménages et des entreprises ; mais il nous reste à assurer leur « ré-ancrage » durable vers la cible de 2%.

 

Conclusion

Je n’ai donc avancé aujourd’hui ni chiffres ni dates : ils n’auraient aucun sens et nous feraient revenir à une guidance inconditionnelle et excessivement liante. Mais je crois utile et possible un narratif économique, fondé sur les données, et dépendant de la situation économique. Cela fait partie de la « nouvelle prévisibilité » que je souhaite. Vous pouvez compter sur notre détermination inébranlable à ramener l’inflation vers le cap des 2% dans les deux années qui viennent. Notre action se transmet par deux canaux efficaces, celui des anticipations, et celui des conditions financières. Et sur ces canaux, notre trajectoire de taux pourra à mes yeux passer par deux « écluses » : celle pour la stabilisation des taux d’un net retournement de l’inflation sous-jacente ; puis celle, avant une éventuelle baisse d’une claire perspective de retour durable à la cible d’inflation.

Jorge Luis Borges a sagement écrit « Ne parlez pas à moins de pouvoir améliorer le silence ». Pardon de ne pas l’avoir suivi, avec cependant l’espoir d’avoir réduit le bruit, parfois confus autour de notre politique monétaire. Et merci à vous de m’avoir écouté.

 

1 Irving Fisher (1911), The Purchasing Power of Money,

2 Milton Friedman (1956), "The Quantity Theory of Money: A Restatement" in Studies in the Quantity Theory of Money, revue par M. Friedman.

3 Voir l’article de Sargent et Surico (2011) “Two Illustrations of the Quantity Theory of Money: Breakdowns and Revivals”, American Economic Review, vol. 101, no. 1 et le bulletin de la BRI par Borio, Hofmann et Zakrajšek (2023) “Does money growth help explain the recent inflation surge?”.

4 Pour une analyse de la dynamique de la masse monétaire pendant la crise sanitaire, voir Bê Duc, Bricongne, Bussière, Jude, Penalver, Sédillot, Vari, Wicky « L’augmentation de la masse monétaire pendant la crise Covid : analyse et implications », Bulletin de la Banque de France n°239, 2022.

5 Michael Woodford, “Interest and Prices: Foundations of a Theory of Monetary Policy" (2003), Princeton University Press.

6 Cf. François Villeroy de Galhau (2022), Symposium économique de Jackson Hole, 27 août 2022 « Politique monétaire post-pandémie : équilibre entre science et art, prévisibilité et réactivité ».

7 Overnight interest swaps

8 Inflation linked swap, Inflation dérivée de titres indexés

9 Déflater par l’inflation courante reviendrait à supposer que l’inflation que nous connaissons est permanente, ce qui n’est pas le cas.

10 Sur ce point, voir Girotti (2021), « How monetary policy changes bank liability structure and funding cost », Oxford Economic Papers, Volume 73, Issue 1. Le papier montre notamment comment la politique monétaire agit sur la politique de crédit des banques en raison du renchérissement de leur passif.

11 Discours de François Villeroy de Galhau à la Columbia University, New York, 11 octobre 2022, « Quel narratif de politique monétaire après la forward guidance ? »

12 L’IPCH trimmed means permet ainsi d’expurger les postes individuels en temps réel sujets à des chocs ponctuels de grande ampleur et rend ainsi possible une analyse fiable des tendances d’inflation sous-jacente. L’IPCH fine core élimine la majeure partie des phénomènes qui compliquent l’analyse économique des tendances de fond. Pour une présentation de l’indicateur fine core développé par la Banque de France, cf. LALLIARD, A., et P.-A. ROBERT (2022): « Un nouvel indicateur possible pour mesurer l’inflation sous-jacente en zone euro” Banque de France Bulletin, (240).

13 A la différence des méthodes basées sur l’exclusion de postes, l’indicateur PCCI est basé sur le filtrage de la composante transitoire à l'aide de techniques économétriques afin de conserver la ou les composantes persistantes de tous les éléments.

14 Le PCCI est calculé à partir des variations mensuelles des différents postes.

15 Consumer Expectations Survey