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Alternatives économiques : « La vague de dérégulation américaine est dangereuse »
Intervenant

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 24 Février 2025

Entretien du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, au magazine Alternatives économiques le 22 février 2025.
Alternatives économiques : La croissance est faible, pourtant la politique monétaire est toujours restrictive. La Banque centrale européenne (BCE) n’est-elle pas trop lente ?
François Villeroy de Galhau : Je ne crois pas que la BCE soit en retard par rapport à la conjoncture. Nous sommes la première des grandes banques centrales occidentales à avoir entamé un cycle de baisse l’an dernier. C’est en Europe que les taux directeurs sont aujourd’hui les plus bas, nous sommes à 2,75 % contre plus de 4 % aux États-Unis et au Royaume-Uni. Vu d’aujourd’hui, nous pourrions être à 2 % l’été prochain. En outre, les problèmes de croissance en Europe ne sont pas que conjoncturels. On ne peut faire porter à la politique monétaire un poids excessif.
Les banquiers centraux parlent beaucoup du « taux d’intérêt neutre », celui qui n’est ni restrictif, ni incitatif pour l’économie. Où se situe-t-il en Europe ?
La BCE considère qu’il se situe dans une fourchette entre 1,75 et 2,25 %. Je crois à l’utilité du taux neutre comme concept économique mais cela reste un taux théorique. Les économistes l’ont baptisé « R étoile ». Disons donc que le taux neutre est plus une constellation qu’un point fixe précisément déterminé, d’où la fourchette. Plus vous êtes loin de l’étoile, plus cela vous donne un guide pour vous orienter. A l’inverse, plus vous vous en rapprochez, moins elle est utile. Le taux neutre n’est ni un point fixe, ni un butoir.
On pourrait donc aller vers des taux directeurs à 1,75 % ou moins ?
Nous sommes dans un monde très incertain. Déterminer aujourd’hui l’orientation que nous prendrions après l’été serait une erreur. Ce n’est pas un débat pour aujourd’hui : nous verrons au second semestre où nous en serons en termes d’inflation.
En dépit de la baisse des taux courts et de la croissance molle désinflationniste, les taux longs restent plutôt élevés, pourquoi ?
C’est un point d’attention, particulièrement aux Etats-Unis, même si le niveau lui-même des taux longs y est proche de celui de la décennie 2000 et n’est donc pas anormal. Il s’y passe une chose inhabituelle dans le cycle monétaire, à savoir qu’alors que les taux courts ont baissé depuis septembre, les taux longs ont remonté. Comment l’explique-t-on ? Les taux longs sont déterminés par les anticipations de taux courts, plus ce que l’on appelle une prime de terme, le risque de prêter à plus long terme. Aux Etats-Unis, la remontée des taux longs s’explique aujourd’hui pour plus de la moitié par les révisions des anticipations de taux courts : il y a des craintes inflationnistes liées au programme économique de Donald Trump, de ce fait les anticipations de baisse des taux par la banque centrale américaine ont diminué.
En Europe, le phénomène de contagion à partir des Etats-Unis joue mais partiellement. La hausse bien plus limitée des taux longs s’explique ici en quasi-totalité par celle de la prime de terme liée à l’imprévisibilité de la politique économique américaine et aux défis budgétaires que rencontrent certains pays européens dont le nôtre.
Pouvez-vous nous expliquer les enjeux de l’euro numérique ?
C’est un enjeu crucial pour notre souveraineté. La monnaie comporte depuis toujours une ancre publique, ce que l’on appelle la monnaie de banque centrale. Chacun d’entre nous peut utiliser cette monnaie au quotidien, les billets et les pièces, ou bien utiliser les moyens de paiement proposés par les banques privées. Quand ceux-ci passent à l’ère numérique, la banque centrale doit aussi continuer à offrir un ancrage public, une sorte de billet numérique, pour maintenir la confiance dans l’ensemble du système.
Si nous ne le faisons pas, les grands acteurs privés internationaux prendront complètement la main sur nos paiements. Puis, les Big Tech, américaines ou chinoises, développeront leurs propres monnaies privées. L’euro numérique, c’est l’actif public de référence qui assure notre indépendance monétaire.
Je précise qu’il ne s’agit pas pour la banque centrale d’ouvrir des comptes à chaque citoyen pour organiser des virements et prendre la place des banques !
Il y a un vrai risque que des monnaies numériques privées s’imposent ?
L’une des premières décisions du président Trump a été d’interdire toute démarche en faveur de la création d’un dollar numérique public, en faveur du développement de monnaies privées et de crypto-actifs. Les Etats-Unis font le choix d’une monnaie privée dominée par des acteurs américains.
Vous plaidez depuis longtemps pour une union des marchés de capitaux européens qui vient d’ailleurs d’être rebaptisée Union de l’épargne et de l’investissement
Un mot sur ce changement de nom. Il s’agit de regrouper deux priorités que l’on a trop tendance à opposer, l’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux. Il ne s’agit pas de faire basculer le mode de financement de l’économie européenne d’un modèle bancaire vers les marchés de capitaux. L’objectif est le suivant : nous disposons en Europe d’une épargne privée abondante, qu’il faut amener vers le financement de nos importants besoins d’investissement, notamment pour le climat et le numérique. Aujourd’hui, il y a un excédent d’épargne européenne d’environ 300 milliards d’euros qui va chaque année s’investir principalement aux Etats-Unis. L’Union pour l’épargne et l’investissement vise aussi à développer les fonds propres des entreprises en Europe.
Un chiffre est rarement cité : l’ensemble de ces fonds propres représentent en France et dans la zone euro l’équivalent d’environ 80 % du PIB, contre plus de 200 % aux Etats-Unis. Or, les entreprises financées par fonds propres sont beaucoup plus prêtes à innover et à prendre des risques. L’innovation se finance par les fonds propres, pas par la dette, bancaire ou obligataire.
Pourquoi investir en Europe aujourd’hui, les Etats-Unis offrent des rendements bien plus attractifs.
Les actions européennes sont moins chères aujourd’hui ! Si l’Europe a eu tendance à s’assoupir, elle dispose de capacités de rebond. Les plus anciens se rappelleront que durant les années 1980 on parlait d’eurosclérose : l’Europe avec Jacques Delors a su réagir en créant le marché unique et la monnaie unique. Aujourd’hui la « boussole » proposée par la Commission repose sur trois « i » : Intégrer plus le marché européen, qui pèse autant que les États-Unis ; Investir mieux, dans les secteurs d’avenir plus que dans les industries du passé ; et Innover plus vite. Entre la bonne réglementation et la bureaucratie, il y a un espace pour simplifier. Il n’y a aucune fatalité européenne.
Et une forte relance de l’investissement public financée par une dette européenne comme le suggère Mario Draghi ?
Je n’en ferais pas un préalable car, comme vous le savez, c’est un choix qui ne fait pas consensus au sein des pays européens. Et la France n’est pas aujourd’hui dans une situation budgétaire qui lui permette de donner des leçons d’expansion des dépenses publiques à ses voisins. L’investissement public ne vaut que si les financements vont aux bons emplois. Faisons déjà le bilan des 750 milliards d’euros mobilisés dans le cadre du plan Next Generation EU pour voir dans quelle mesure ils optimisent la compétitivité et l’innovation européenne.
Vous plaidez régulièrement pour une consolidation bancaire européenne : en quoi est-ce utile pour la banque de détail ? Les difficultés du rapprochement entre Unicredit et Commerzbank montrent que ce ne sera pas facile !
Sur ce sujet, je souligne que la décision appartient heureusement à la BCE et non plus aux autorités bancaires nationales. Plus généralement, ces rapprochements sont nécessaires pour disposer d’acteurs compétitifs au niveau mondial. Aux Etats-Unis, les cinq plus grandes banques commerciales contrôlent près de 50% du marché alors qu’en Europe nous sommes autour de 25%. Quand les coûts fixes, par exemple ceux de la numérisation, sont étalés sur un plus grand nombre de clients, cela permet d’aller beaucoup plus vite. La banque en ligne s’est d’abord développée en Europe mais les Américains ont rattrapé leur retard.
Les Etats-Unis et le Royaume-Uni s’engagent dans la dérégulation financière. En novembre dernier, vous alertiez sur le « vent de dérégulation » et aujourd’hui vous parlez de simplification.
J’avais souhaité déjà la simplification « à l’européenne ». Il y a une différence essentielle entre celle-ci et la dérégulation. La vague actuelle de dérégulation américaine est dangereuse. Elle l’est pour les banques, je ne peux que regretter le retard des autorités à mettre en œuvre Bâle 3, décidé après la crise financière, même si la Fed redit le souhaiter. La dérégulation est plus dangereuse encore pour les acteurs financiers non bancaires – les fonds - et les cryptos, cela fait peser de gros risques. L’administration Trump semble contester désormais l’objectif même de stabilité financière et de transition climatique, ce qui l’amène à diminuer les exigences en la matière. La simplification européenne maintient les objectifs de stabilité financière et de transition climatique, elle vise non pas à diminuer les exigences mais à diminuer la complexité. La réglementation bancaire et financière européenne peut sur certains aspects être aujourd’hui trop compliquée et donc moins efficace.
Les marchés de « produits dérivés » en euros, des contrats financiers qui servent à se protéger contre des risques mais aussi à spéculer, sont essentiellement situés à la City de Londres. La BCE a longtemps dit que ces activités devaient revenir sous son contrôle sur le continent. Or, elle vient une nouvelle fois de repousser cette obligation de 3 ans.
C’est un regret que je partage : la Banque de France a toujours soutenu l’idée que ces transactions devaient se tenir sur le continent et non pas sous l’égide d’un monopole privé qui échappe à la régulation européenne. Nous n’avons pas malheureusement été suivis par une grande majorité des gouvernements pas plus que par les banques. En plus positif, saluons le succès de la place de Paris dans les relocalisations bancaires post-Brexit.
La banque centrale américaine se retire du NGFS, le groupe des banquiers centraux qui luttent contre le changement climatique. Il vous manque un gros acteur.
Il n’y a jamais vraiment agi! Lorsque nous avons créé le NGFS en 2017, il n’y avait pas la Fed. Nous avons d’abord montré que le risque climatique fait partie du risque financier, nous avons ensuite développé des stress-tests, des plans de transition, bref, le NGFS a grandi en taille, plus de 140 membres, mais aussi en contenu. La Fed nous avait rejoint sous Biden puis nous quitte sous Trump. Nous allons bien sûr continuer : l’enthousiasme de cette « coalition des volontaires » est plus nécessaire que jamais.
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Mise à jour le 27 Février 2025