Discours

Prévention et gestion des crises à l’ère de la numérisation des services financiers

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

9 Novembre 2023
Denis Beau Intervention

Université de Rennes – 9 novembre 2023

Discours de Denis Beau, Premier sous-gouverneur
 

Introduction (slide 2)

Le système financier international a été confronté ces 18 derniers mois à des turbulences importantes, qui ont concerné tant des acteurs bancaires de la finance classique dans le sillage de la faillite de SVB, que des acteurs de la nouvelle finance numérisée dans le sillage de la faillite de FTX. Ces turbulences sont la conséquence de la matérialisation de risques traditionnels auxquels les acteurs financiers sont habituellement exposés, mais dont l’impact a été amplifié et la diffusion au sein du système financier alimenté par la numérisation croissante des activités bancaires et financières. 

Cette amplification apparait clairement quand l’on regarde le cas de SVB et ses conséquences : la chute de cette banque a résulté d’abord d’une mauvaise gouvernance et de la gestion défaillante de risques traditionnels de liquidité et de taux, mais elle a été accélérée du fait de la digitalisation de la finance qui a facilité des retraits massifs en un temps record des dépôts à vue de ses clients, essentiellement composés d’acteurs de la Tech. Ceux-ci les ont retirés d’autant plus massivement et en un temps record – on pourrait dire « en un clic », qu’ils constituent une clientèle éduquée financièrement et numériquement.

Ce rôle de diffusion à travers le système financier, via les passerelles naissantes entre la finance traditionnelle et une « finance » alternative qui repose notamment sur de nouveaux actifs tokénisés (les crypto-actifs) émis sur une blockchain, apparait également à l’examen des conséquences en chaîne de l’effondrement de la plateforme FTX, qui a entrainé dans sa chute les banques Signature et Silvergate. Dans le sens inverse, la défaillance de SVB – encore elle, a menacé les réserves de Circle (l’émetteur de l’USD Coin) qui y étaient placées.

Les effets de ces turbulences n’ont pas eu finalement de portée systémique, ils n’ont pas affecté fortement et durablement le système financier dans son ensemble ni l’économie réelle, et l’on peut s’en réjouir. Leur occurrence illustre néanmoins l’apparition de nouvelles vulnérabilités du système financier, alimentées par sa transition numérique en cours, qui interroge sur les moyens de bien prévenir leur matérialisation et de bien limiter leurs conséquences.  

Du point de vue d’institutions comme la Banque de France et l’ACPR, chargées de veiller à la stabilité de notre système financier, ces nouvelles vulnérabilités soulèvent ainsi la question du caractère adapté des outils de prévention (réglementation et supervision des intermédiaires financiers), et de gestion des crises (fourniture de liquidité et outils de résolution), que nous utilisons pour assurer la stabilité financière, à la fois de la finance traditionnelle et dans la finance décentralisée, ou désintermédiée. De mon point de vue, les premières leçons que l’on peut tirer des turbulences de ces derniers mois, incitent à apporter une réponse prudente et différenciée à cette question du caractère adapté des cadres de prévention et de gestion des crises, à l’ère de la numérisation des services financiers, selon que l’on considère la finance traditionnelle ou la finance dite décentralisée. Pour la finance traditionnelle la priorité me semble être de mieux mettre en œuvre ce cadre et de l’adapter, alors que pour la finance décentralisée, il serait opportun de le développer et de l’appliquer de façon homogène.

I. Un cadre de prévention et de gestion de crises de la finance traditionnelle à mieux mettre en œuvre et à adapter (slide 3) 

A- Priorité à la mise en œuvre du cadre réglementaire et au renforcement de la supervision

Concernant le cadre de prévention des crises pour la finance traditionnelle, fondé sur une règlementation et une supervision individuelle des intermédiaires financiers, dite micro-prudentielle, la priorité devrait être à une meilleure mise en œuvre, en raison des leçons suivantes que l’on peut en particulier tirer du cas de bank run « en un clic » dont a été victime SVB aux États-Unis.

Premièrement, ce cadre, qui repose pour les banques sur les règles édictées par le Comité de Bâle des superviseurs bancaires, le BCBS, n’a pas été invalidé par la faillite de SVB. Au contraire, la chute de SVB illustre plus les conséquences d’un déficit de mise en œuvre qu’un défaut d’efficacité de ce cadre, pour au moins 2 raisons :

  • SVB bénéficiait depuis 2019, au nom du principe de proportionnalité, d’une réglementation allégée par rapport au cadre bâlois, en particulier concernant les deux risques de liquidité et de taux dont la matérialisation est à l’origine de sa chute.
  • les analyses post mortem réalisées et publiées par la FED suggèrent que, si elle y avait été assujettie, SVB n’aurait pas respecté les standards minimums internationaux, que ce soit le ratio de liquidité à court terme ou le seuil d’alerte relatif à la sensibilité au risque de taux défini dans le régime bâlois. Plusieurs voyants se seraient ainsi mis au rouge et auraient alerté son superviseur s’ils avaient été mis en place.

Mais ces observations ne signifient pas pour autant qu’il ne serait pas opportun de tirer des leçons, en matière d’évolution de la règlementation, du rôle des nouvelles technologies et réseaux sociaux dans l’accélération du stress de liquidité qu’a subi SVB. Des pistes de réflexion ont été identifiées par le Comité de Bâle dans cette perspective, par exemple en matière de taux de fuite de certains dépôts, comme les dépôts de gros montant non couverts par les mécanismes de garantie. (slide 4)

En résumé, en matière de cadre de prévention des crises, nous n’avons pas besoin d’un autre cadre, nous avons besoin de davantage de ce cadre ! Les banques considérées comme moins importantes ne peuvent en être exemptées au seul prétexte de leur taille, eu égard aux interconnections multiples dont est tissé le système financier. On peut noter que c’est la voie dans laquelle vient de s’engager la FED, qui dans sa récente proposition sur la mise en œuvre des règles dites de Bâle 3 plaide pour une application plus large de ce dispositif prudentiel.

Heureusement, sur ce terrain, la situation européenne est radicalement différente et rassurante. Les règles bâloises sont intégralement appliquées en Europe à toutes les banques. J’ajoute au passage que l’Europe est sur le point de finaliser la transposition dans le droit européen des derniers renforcements des accords de Bâle III. Quant à la supervision, la zone Euro bénéficie d’un superviseur unique, la Banque centrale européenne, qui dispose de pouvoirs de surveillance étendus, tels que les tests de résistance, ou les inspections sur place, qu’elle sait mobiliser de manière réactive et intrusive.

Car c’est aussi un aspect fondamental qu’il est important de rappeler : une bonne réglementation mise en œuvre globalement est une condition nécessaire, mais, pour autant pas suffisante pour garantir la stabilité d’un système bancaire. Elle ne saurait en effet donner le meilleur d’elle-même sans une supervision exigeante, rigoureuse et réactive, ce qui de l’aveu même de la FED, a fait défaut dans la faillite de SVB. Le cadre dit « du pilier 2 » et les outils prévus à ce titre par le Comité de Bâle instaurent le principe et permettent la mise en œuvre d’une telle supervision : complémentaire du « pilier 1 » qui définit des exigences harmonisées et automatiques et du « Pilier 3 » qui comprend les règles de transparence et de publication des informations financières, le « Pilier 2 » permet quant à lui une supervision fondée sur une analyse de l’ensemble des risques d’une banque. Le superviseur dispose ainsi des moyens d’imposer au cas par cas, des exigences additionnelles. Pourrait-on les renforcer en introduisant par exemple de nouveaux seuils d’alerte, en particulier en matière de gestion du risque de liquidité? Je pense que oui. Des travaux sont également engagés en ce sens au sein du Comité de Bâle.

B- Priorité à l’adaptation pour le cadre de gestion des crises (slide 5)

La réglementation prudentielle, combinée à une supervision rigoureuse, permettent d’anticiper et de prévenir la majorité des crises, mais elles ne peuvent les empêcher toutes. D’où l’importance des d’outils de gestion des crises, pour en limiter les impacts. 

Parmi ces outils, les crises récentes nous ont montré l’importance des dispositifs exceptionnels de fourniture de liquidité aux banques en difficulté, par les banques centrales, dans un contexte d’accélération très forte de la matérialisation des stress de liquidité que favorise le développement des services numérisés, qui permettent de gérer ses comptes et d’obtenir des services bancaires à distance, en ligne, très rapides voire immédiats et de façon continue. Au cœur de la crise de leurs banques régionales ou de Crédit Suisse, les autorités américaines et suisses ont activé ce type de mécanismes. Ils ont été déterminants pour le retour à la stabilité financière.

Au sein de la zone euro, nous disposons aussi de ces mécanismes de dernier ressort, mais il nous manque encore un dispositif unique, adopté par l’ensemble des banques centrales de l’Eurosystème, permettant de faire face très rapidement aux besoins de liquidité d’une banque défaillante soumise à une résolution. Il est donc nécessaire d’adapter le dispositif européen, en le complétant et en le rendant rapidement opérationnel si une crise devait survenir. C’est, de mon point de vue, une priorité que le développement de la numérisation des services financiers ne peut que contribuer à renforcer.

Une autre leçon que l’on peut tirer des crises récentes est que les autorités doivent être davantage préparées à mobiliser l’ensemble des outils de résolution à leur disposition. Depuis 2016 et la mise en œuvre de la directive qui a créé le régime européen de résolution des crises bancaires (BRRD), l’accent a été mis sur la préparation à l’utilisation du renflouement interne, en anglais le « bail-in ». C’est la pierre angulaire de la résolution garantissant la juste mise à contribution des actionnaires et créanciers en cas de crise. Cependant, les épisodes de crises bancaires récents confirment que les outils de transfert (cession d’établissements, de filiales ou d’actifs) doivent pouvoir être mobilisés rapidement en complément du renflouement interne, y compris pour les grandes banques.

Ainsi, dans le cas de Crédit Suisse, les autorités suisses ont finalement considéré que le renflouement interne n’était pas la meilleure option sur le plan de la stabilité financière – c’est notamment pour cette raison qu’elles ont préféré écarter la procédure de résolution, et imposer une cession de Crédit Suisse à son concurrent UBS. 

Une dernière leçon concerne le champ d’application des cadres de gestion des crises bancaires. Les standards internationaux s’appliquent actuellement à la trentaine de banques dites systémiques au niveau mondial (G-SIB). En Europe, nous avons fait le choix d’appliquer ces règles plus largement, en visant environ une centaine de grands groupes bancaires. Mais ce n’est pas le cas, par exemple, des États-Unis. Or les crises des banques « régionales » américaines, qui ne sont pas classées comme systémiques, ont eu pourtant des répercussions à travers le monde, et en particulier en Suisse renforçant la défiance des déposants vis-à-vis de de Crédit Suisse, déjà déstabilisée depuis plusieurs mois. Nous avons donc un intérêt collectif à ce que les banques, quand bien même n’entrant pas dans cette catégorie de systémicité, aient des capacités suffisantes d’absorption des pertes en résolution, lesquelles pourront alors être utilisées pour les recapitaliser grâce au mécanisme de renflouement interne. Les autorités américaines veulent aller dans cette direction, et nous l’approuvons.

C’est dans ce contexte que les États-membres de l’UE, et les parlementaires européens, discutent en ce moment même d’une proposition de réforme du cadre européen de gestion des crises bancaires : le paquet CMDI (crisis management and deposit insurance)

Du point de vue de la Banque de France et de l’ACPR, cette réforme doit être l’occasion d’étendre l’application de la procédure européenne de résolution, qui devrait être la méthode de référence de gestion des crises bancaires, non seulement pour les plus grands groupes bancaires mais aussi pour les banques petites et moyennes. Depuis son entrée en vigueur en 2015, nous avons trop souvent vu cette procédure contournée au profit d’approches nationales moins exigeantes en termes de maîtrise de l’aléa moral, et souvent plus coûteuses pour les fonds publics. 

En résumé, les outils de gestion des crises bancaires sont déjà bien établis, en Europe et dans le monde. Les crises récentes ne les ont pas remis en cause, mais ont démontré l’importance de les adapter en les complétant et en en étendant le champ d’application, tout en préservant la marge de manœuvre des autorités au cœur de la crise.

II. L’évolution de la finance sous l’effet des nouvelles technologique appelle une régulation qui doit être étendue et déployée de façon plus homogène (slide 6)

A- La transformation du paysage financier appelle à une extension de la règlementation 

J’en viens maintenant aux transformations que les nouvelles technologies induisent dans la finance et aux enjeux réglementaires que celles-ci soulèvent. 

Les nouvelles formes de la finance et les innovations technologiques sur lesquelles elles s’appuient occupent une place importante dans nos réflexions à la Banque de France et à l’ACPR, du point de vue de notre mandat de stabilité financière, car leur développement très dynamique et créatif peut avoir pour corollaire une montée des risques et des pertes pour leurs acteurs et leurs clients. Dans le domaine de la « finance » tokenisée, par exemple, certains de ces risques se sont matérialisés de façon très spectaculaire, avec l’effondrement au cours des 18 derniers mois du troisième plus important système de « stablecoin », Terra-Luna, la faillite de FTX, l’une des plus grandes plateformes au plan mondial d’échange de crypto-actifs et l’ébranlement d’autres acteurs de leur écosystème, notamment des fournisseurs de liquidité. 

Au-delà de ces cas individuels, et du cas particulier de la finance « tokenisée », notre attention est fondée sur l’observation que cette finance émergente est susceptible d’introduire des instabilités à au moins deux niveaux : en bouleversant les modèles d’affaire existants, en reconfigurant les chaines des valeurs, les innovations technologiques peuvent en premier lieu rapidement entrainer une reconfiguration du paysage concurrentiel et cette « destruction créatrice » peut se traduire par des faillites, des mouvements de concentration néfastes ou encore renforcer la dépendance de certains acteurs envers leurs prestataires techniques. Par ailleurs, et plus prosaïquement, les technologies, les outils innovant employés par les acteurs financiers peuvent porter en eux-mêmes des risques accrus : risques cyber, par exemple, mais également risques pour la protection du consommateur – que ce soit en termes d’accès aux services financiers, si l’on pense à la distribution en ligne, ou en termes de non-discrimination, si l’on pense à l’IA. 

Pour autant, ces innovations sont bien-sûr porteuses de bénéfices, bénéfices en termes d’efficience du secteur financier, bénéfices en termes de services apportés au client. 

Pour capter ces bénéfices sans compromettre la stabilité financière, nous considérons à la Banque de France et à l’ACPR qu’il est important d’édifier un cadre réglementaire adapté, au niveau national, mais aussi au niveau européen et international. En créant un environnement où les compétiteurs sont mis sur un pied d’égalité - sans craintes d’être concurrencé par des acteurs « voyous » - en clarifiant les obligations que les acteurs innovants doivent suivre, en limitant les risques, la réglementation peut être un formidable vecteur de confiance. 

Pour illustrer la forme et le chemin que cette adaptation de la réglementation doit prendre, permettez-moi de prendre deux exemples : l’un très concret, l’autre plus prospectif.

En matière de partage des données financières, la Commission Européenne a récemment publié une proposition de règlement nommée FIDA (Financial Data Access). Ce texte, en cours de négociation, constitue un bon exemple des efforts du législateur pour ériger un cadre règlementaire qui permet aux fintechs de déployer leur créativité pour proposer aux consommateurs des services financiers innovants dans un cadre sécurisé. FIDA tire les leçons du bilan contrasté de la Directive sur les services de paiement (point de départ de l’Open banking) tout en conservant un cadre très protecteur pour les consommateurs. 

Le cœur de la proposition réside ainsi dans les schémas de partage de données, que les détenteurs et les utilisateurs des données devront développer ensemble, et auxquels ils auront ensuite l’obligation d’adhérer. Le dispositif introduit le principe d’une rémunération pour l’utilisation des données – ce qui devrait inciter les acteurs à travailler ensemble – tout en encadrant la tarification de cette rémunération. Dans le même temps, FIDA fixe un cadre protecteur pour la clientèle. Ainsi, le consommateur pourra choisir ou non de partager ses données, et disposera d’un tableau de bord permettant de visualiser et de gérer plus facilement les droits accordés. De même, afin de sécuriser le partage des données, les acteurs de l’« open finance » qui utiliseront ces données devront disposer d’autorisations.

Deuxième exemple d’importance : la finance décentralisée, la « DeFi » - que nous préférons qualifier à la Banque de France et à l’ACPR de « désintermédiée » - et qui repose sur la technologie de registre distribué (DLT, ou pour simplifier, blockchain). La technologie blockchain est une façon de stocker et de partager des informations de manière décentralisée, sécurisée et transparente, sans avoir besoin d’un organe central de contrôle. Dans ce domaine, les travaux des régulateurs sont plus prospectifs : la Banque de France se situe à la pointe de la réflexion sur le sujet, avec la publication par l’ACPR, en avril, d’un document explorant des pistes d’encadrement réglementaires pour la DeFi. De la consultation publique qui a suivi, nous avons tiré un document de synthèse, que nous venons de publier, qui précise les voies réglementaires qui se dessinent sur les trois « étages » de la DeFi : (1) assurer la résilience de l’infrastructure blockchain, fût-elle publique, par des standards de sécurité (2) certifier les smart contracts, même s’il en découle de nombreuses questions opérationnelles (3) réglementer les points d’entrée vers la DeFi afin de protéger les utilisateurs. 

Pour l’innovation liées aux actifs numériques et à la DeFi comme pour les autres innovations, notre approche demeure constante ; cette innovation est la bienvenue mais elle ne saurait se faire au prix d’une moindre régulation qui irait – on le voit ailleurs – contre l’intérêt des acteurs eux-mêmes.

B- Cette transformation appelle également une revue des offres de services des banques centrales (slide 7)

Les nouvelles technologies de registres distribués en particulier les blockchains permettent la création de nouveaux services financiers, reposant notamment sur la tokenisation. La tokenisation est un processus qui consiste à émettre un titre financier sur une blockchain. Elle suscite un intérêt croissant des investisseurs et émetteurs traditionnels comme des nouveaux acteurs, tels que les BigTechs et les Fintechs car elle porte la promesse d’améliorer les processus de règlement et de livraison des actifs financiers en les rendant plus rapides, moins coûteux et plus transparents. Si à ce jour, la tokenisation ne représente qu’une part marginale de la capitalisation des marchés financiers, son développement pourrait néanmoins faire émerger des risques de contrepartie, de liquidité et de fragmentation de la liquidité qui pourraient devenir systémiques. Voilà pourquoi les banques centrales doivent rester vigilantes. Nous nous devons d’anticiper un tel développement et de le sécuriser pour que les acteurs bénéficient pleinement des potentialités de la tokenisation. Comment ? En continuant de s’assurer à tout le moins que le règlement des transactions les plus sensibles du point de vue de la stabilité financière, c’est à dire entre intermédiaires financiers, se fasse en monnaie de banque centrale, actif de règlement le plus sûr et le plus liquide qui existe.

Cependant, si la monnaie de banque centrale est actuellement mise à disposition des banques commerciales sous forme numérique dans nos systèmes de paiement centralisés (dans la zone euro il s’agit du système TARGET2), elle n’est actuellement pas disponible sur blockchain. Autrement dit, la monnaie centrale ne peut pas être utilisée pour acheter et régler directement sur la blockchain des actifs tokenisés (des actions, obligations, parts de fonds enregistrés sur blockchain). Or, si nous n’adaptons pas la monnaie de banque centrale au monde tokenisé, les acteurs pourraient se tourner vers d’autres actifs de règlement moins sûrs, induisant à la fois un risque de contrepartie et de liquidité et donc in fine, un risque pour la stabilité financière. Si tel était le cas, il s’agirait d’une véritable régression en matière de stabilité financière.

En effet, ces autres actifs de règlement – les crypto-actifs de première génération comme le Bitcoin, ou de seconde génération, aussi appelés stablecoins – n’ont pas les trois attributs d’une monnaie (unité de compte, instrument d’échange, réserve de valeur) et ne peuvent être qualifiés comme telle. Ils présentent en outre des risques spécifiques, de blanchiment, de liquidité, de marché, opérationnels en particulier, qui peuvent prendre une portée systémique et poser des questions de souveraineté monétaire pour ce que l’on appelle les global stablecoins comme celui en phase de lancement de Paypal. 

Face à ces risques, et pour assurer la stabilité financière, établir un cadre réglementaire clair et adapté est primordial : le règlement européen MiCA qui encadre l’émission et la prestation de services financiers sur crypto-actifs et stablecoins, entré en vigueur en juin 2023, est une avancée majeure. Toutefois la réglementation n’est qu’un étage de l’édifice à bâtir : les banques centrales doivent s’approprier ces nouvelles technologies et innover pour offrir des services en monnaie de banque centrale adaptés à un système financier en transition numérique, tant pour les échanges entre intermédiaires financiers dont la portée en matière de stabilité financière est la plus forte que pour paiements des citoyens au quotidien à la fois sur le plan domestique et transfrontière. La BCE et les BCN de l’Eurosystème se sont fortement engagées dans cette voie avec le projet d’euro numérique qui vient d’entrer dans une nouvelle phase dite de préparation et avec le le lancement d’expérimentations autour d’une monnaie numérique de banque centrale pour les échanges entre intermédiaires financiers, dite « wholesale » ou interbancaire. (slide 8)

La Banque de France prend une part très active dans ces travaux d’investigation et de préparation à l’émission d’une monnaie numérique de banque centrale. C’est en particulier le cas pour les usages entre intermédiaires financiers pour lesquels nous conduisons depuis 2020 des expérimentations, qui visent à mettre à disposition la monnaie centrale directement sur blockchain. Nous avons ainsi réalisé douze expérimentations avec des acteurs privés comme publics, et nous participons activement aux travaux exploratoires lancés par l’Eurosystème sur ce sujet. 

Conclusion

Les turbulences que nous avons connues ces derniers mois montrent que la transition numérique en cours des services financiers qui a contribué à les alimenter, est à la fois une opportunité pour la sphère financière, mais également un risque. Cette transition ne sera donc une aubaine durable que si et seulement si elle se développe dans un cadre de prévention et de gestion des crises qui doit être adapté, pour le bénéfice de toutes et tous, tant pour la finance traditionnelle que pour la finance dite décentralisée, selon des modalités différenciées. Les banques centrales et superviseurs ont un rôle majeur à jouer dans cet effort d’adaptation que nous devons mener, et les nouveaux talents, et je pense à vous, seront les bienvenus pour contribuer à répondre à ces attentes, chez les acteurs de la transformation numérique eux-mêmes, comme chez les banques centrales et les superviseurs comme la Banque de France et l’ACPR.