Interview

L’Echo : « Sur les taux, il faut agir avec un gradualisme pragmatique »

Les intervenants

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

16 Février 2024
François Villeroy de Galhau intervention

Retrouvez ci-dessous l'interview donnée par François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, à L'Echo

La politique monétaire fonctionne bien, affirme François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France. L’inflation reviendra bien à 2% d’ici l'an prochain. Pour sa baisse des taux à venir, la Banque centrale européenne (BCE) a trois degrés de liberté : le calendrier de la première baisse, mais aussi le rythme de l’assouplissement ensuite, et le niveau final des taux. Il invite donc à un gradualisme pragmatique, sans précipitation mais sans attentisme exagéré.
 
Il y a beaucoup de spéculation sur le moment où la BCE commencera à réduire ses taux directeurs. Plusieurs membres du conseil des gouverneurs ont fait allusion à l'été prochain. Des investisseurs et des économistes tablent plutôt sur avril voire mars. Qu'en pensez-vous?
 
Le principe de la baisse cette année de nos taux paraît acquis. La question du calendrier précis revient ensuite toujours, mais si vous me permettez ce n'est pas la bonne. La question est non pas « quand » mais « pourquoi » il faudra baisser les taux. Tout dépendra des données, et nous nous référons ici à trois repères et à deux risques. Les trois repères sont l'inflation totale, l'inflation sous-jacente et la transmission de la politique monétaire. Sur le premier et le troisième, nous avons des indicateurs suffisamment solides de la désinflation. La question reste plus ouverte pour l'évolution de l'inflation sous-jacente et des anticipations, même si celle-ci est encourageante. Et nous devons tracer le juste chemin entre deux risques: soit baisser trop tôt avec une inflation qui repartirait à la hausse, soit attendre trop et peser exagérément sur l'activité. Désormais, le second risque existe au moins autant que le premier. 
 
Certains considèrent que la dernière ligne droite pour ramener l'inflation à l'objectif de 2% sera la plus difficile et qu'au lieu d'assouplir sa politique trop tôt, la BCE doit se montrer attentiste.
 
Nous ne devons pas être attentistes, mais attentifs à la réalité économique. Je ne crois pas que la dernière ligne droite soit, par nature, plus difficile. La tendance à la désinflation est générale. Elle a d'abord concerné l'énergie et les matières premières, mais elle porte aujourd'hui aussi sur l'inflation sous-jacente, descendue de 5,7 % à 3,3 % en dix mois. L’inflation des services en particulier est à +3,5 %, pas si loin de sa moyenne des années 2000 à +2,7% La désinflation peut y être un peu plus lente mais ceci ne signifie pas un « dernier kilomètre » plus aléatoire ou plus ardu.
 
Une fois que la BCE aura décidé d'une première baisse de taux, à quel rythme l'assouplissement monétaire devra-t-il intervenir?
 
Nous resterons guidés par les données, et il ne sera pas question à mon sens de donner à nouveau une "forward guidance". Pour le dire autrement, nous aurons non pas un mais trois degrés de liberté : le calendrier de la première baisse de taux, bien sûr, mais aussi le rythme de l'assouplissement ensuite, et enfin le niveau jusqu'auquel nos taux d'intérêt baisseront. Le fait de disposer de ces trois degrés de liberté successifs peut être un argument de plus pour ne pas différer exagérément la première baisse.
 
Vous préféreriez donc baisser les taux rapidement puis poursuivre l'assouplissement à un rythme modéré plutôt que d'attendre puis de devoir baisser les taux plus agressivement ?
 
Il ne s’agit pas de se précipiter ; mais agir avec gradualisme et pragmatisme peut être préférable à décider trop tardivement et devoir ensuite surajuster. Je garde comme mes collègues une boussole inébranlable : ramener l'inflation à 2% et, sauf choc, nous atteindrons cet engagement d’ici l'an prochain.
 
Avant de décider d'une première baisse de taux, certains membres de la BCE préféreraient attendre de disposer de données sur les salaires, qui ne seront pas disponibles avant avril. Est-ce que ça exclut une baisse de taux avant juin?
 
C'est une interprétation trop mécanique. Comme Christine Lagarde l'a dit après notre réunion de fin janvier, nous prenons en considération plus largement le marché du travail. Les données des salaires sont utiles mais retardées ; il faut aussi tenir compte d'autres indicateurs plus prospectifs.
 
Quels sont ces indicateurs?
 
On peut en citer au moins deux. Le premier est le degré de tension sur le marché du travail. En France, nous mesurons chaque mois le pourcentage d'entreprises confrontées à des difficultés de recrutement. Depuis juillet dernier, en six mois, il a baissé de 52% à 41%.  Un autre indicateur est ce qui se passe en matière d’accords salariaux négociés. En France, nous constatons aujourd'hui un ralentissement des hausses nominales des salaires pour 2024.
 
Quand la BCE aura commencé à assouplir sa politique, jusqu'où les taux directeurs devront-ils baisser? Autrement dit, quel est le niveau neutre auquel les taux devront parvenir à terme?
 
Ce taux neutre n'est pas précisément observable, mais c'est effectivement une variable économique importante. Après deux décennies de baisse, il paraît aujourd’hui au moins stabilisé. Nous l'estimons en termes réels autour de 0%, voire faiblement positif. Si on ajoute une inflation à 2%, cela signifie un taux nominal neutre autour de 2% ou légèrement supérieur. Ce n’est pas pour autant notre cible obligée dans le prochain mouvement de baisse. Ceci veut dire simplement que, par rapport au niveau actuel de 4 %, nous avons une marge significative de baisse sans pour autant revenir à une politique monétaire accommodante. 
 
Ces derniers mois, la zone euro a flirté avec la récession. Craignez-vous que le maintien de taux directeurs restrictifs pendant trop longtemps finisse par provoquer cette récession?
 
Notre objectif premier est limpide: la stabilité des prix, et le retour durable de l'inflation autour de notre cible de 2%. Mais dès lors que nous avons une bonne confiance sur l’atteinte de cette destination d’ici 2025, il faut qu’entre les chemins possibles pour y parvenir, nous choisissions la trajectoire de taux qui présente le moins de coûts en termes d'activité. La BCE a réussi jusqu'à présent à préserver un scénario d'atterrissage en douceur. Mais nous observons incontestablement depuis l’été dernier un ralentissement. La croissance devrait reprendre graduellement dans les années à venir, en zone euro comme en France. Nous pensons que la désinflation va y contribuer.
 
De quelle manière?
 
Nous sommes en train de retrouver une croissance positive des salaires réels (hausse salariale supérieure à la hausse des prix, NDLR): ce pouvoir d’achat aidera la consommation d’autant que le taux d’épargne n’a encore que peu diminué. Il va favoriser aussi une reprise progressive dans le secteur sensible du logement, en conjonction avec la stabilisation des taux et une certaine baisse des prix immobiliers. La demande intérieure devrait ainsi soutenir la croissance. À fortiori, au fur et à mesure que la désinflation entraînera aussi une baisse des taux d'intérêt, ce sera un autre élément favorable pour la consommation des ménages et pour l'investissement des entreprises. À moins d'un choc, notre scénario de base n'est donc pas une récession mais un ralentissement suivi d'une reprise. On est donc loin du scénario noir de la stagflation qui était redouté fin 2022. C'est le signe que la politique monétaire fonctionne bien.
 
Certains contestent que la politique monétaire soit vraiment à l'origine de la désinflation, sachant que la décrue des prix de l'énergie a joué un rôle déterminant.
 
Certes, la désinflation a été aidée par un contre-choc sur les prix de l'énergie et des matières premières, qui avaient été après l’invasion russe de l’Ukraine à l'origine de la poussée inflationniste. Mais il y a aussi un recul de l'inflation sous-jacente. Or cette dernière aurait été plus haute et plus persistante si nous n’avions pas réagi de façon appropriée. La politique monétaire a été, des deux côtés de l’Atlantique, beaucoup plus efficace que lors du précédent choc inflationniste des années 1970, en raison de deux différences principales. Premièrement, l'intervention des banques centrales, dont la BCE, a été rapide; et sa transmission à l'économie via les prêts bancaires s'est faite sans délai. Deuxièmement, les anticipations d'inflation des acteurs économiques, ménages comme entreprises, ont un peu augmenté mais sans se « désancrer », ce qui prouve la crédibilité des banques centrales. Cette crédibilité renforcée s'appuie sur leur indépendance et sur la clarté du ciblage d'inflation à 2%. Et ce « canal des anticipations » fait qu’il y a probablement besoin de monter les taux d’intérêt moins haut qu’avant.
Au- delà, je ne résiste pas complètement à la tentation de paraphraser la célèbre réponse du général français Joffre, dont le rôle dans la victoire de la Marne en septembre 1914 était contesté. Il avait alors dit avec humour: « je ne sais pas qui a gagné la bataille de la Marne, mais je sais qui l’aurait perdue ». Eh bien, si la bataille contre l'inflation avait été un échec, ce sont à coup sûr les banques centrales qui en auraient été considérées comme les responsables...