Bloc-notes Éco

Les monopoles : un danger pour les États-Unis ?

Mise en ligne le 13 Février 2018

 

Billet n°47. Google, Apple, Facebook, Amazon, ces entreprises géantes illustrent un phénomène plus général de concentration qui touche tous les secteurs aux États-Unis. Cette tendance contribue à la hausse de la part des profits et à la baisse de celle du travail dans le revenu intérieur, ainsi qu’à l’accroissement des inégalités. Elle est associée à une baisse du taux de création de nouvelles entreprises et de nouveaux emplois, pouvant peser à terme sur la croissance américaine.

Image Evolution de la concentration aux Etats-Unis entre 2002 et 2012

La concentration de la production a augmenté depuis 20 ans dans la plupart des secteurs de l’économie américaine. Une mesure simple du degré de concentration est la part de marché cumulée des plus grosses entreprises dans les ventes totales d’un secteur. Dans plus de 60% des secteurs de l’économie américaine, la part de marché cumulée des 8 plus grosses entreprises a augmenté entre 2002 et 2012 (graphique 1). Ce chiffre atteint près de 70% si on se réfère à la part de marché cumulée des 50 plus grosses entreprises. Les consommateurs américains doivent-ils se féliciter de cette évolution qui témoigne du dynamisme d’entreprises superstars ? Ou s’inquiéter d’une possible disparition de la concurrence ?  

Plus de pouvoir de marché et donc plus de profits pour les entreprises superstars

La concentration de la production au sein d’entreprises superstars qui cumulent de larges parts de marché et des bénéfices élevés s’est traduite par une forte hausse des profits agrégés. De 1980 à 2015, la part des profits dans le revenu intérieur brut (RIB) est passée d’environ 6% à près de 10%.

Image Part des profits des entreprises dans le revenu intérieur brut

Derrière cette hausse des profits agrégés, ce sont essentiellement les bénéfices des entreprises les plus grosses qui ont explosé. Un Rapport du Council of Economic Advisers (Furman et Orszag, 2015) montre que les 10% des entreprises cotées les plus profitables (en excluant l’industrie financière) ont des taux de rendement du capital investi, mesurés par les bénéfices rapportés au capital, de plus de 100%, soit 5 fois plus que ceux de l’entreprise mediane (20%). Ce taux a doublé depuis 20 ans pour le premier décile tandis qu’il a relativement peu évolué pour l’entreprise médiane.

Si ces entreprises sont en position dominante sur leur marché, elles bénéficient de rentes de monopole et ont peu d’incitation à investir pour accroître leurs capacités productives. Ce comportement pourrait expliquer la faiblesse de l’investissement sur les dernières années, en dépit de taux de rendement du capital élevés. Le taux d’investissement net des entreprises non financières rapporté aux profits (excédent net d’exploitation) est ainsi passé de 19% en moyenne sur la période 1980-2000 à 12% depuis 2000 (graphique 3). Gutiérrez et Philippon (2017) montrent que cette baisse s’explique surtout par le comportement des entreprises leaders de chaque secteur (i.e. les plus grosses en termes de valeur de marché).

Image Ratio Investissement net / Excédent net d'exploitation

Plus d’inégalités pour les salariés

Image Part de la masse salariale dans le revenu intérieur brut

Tandis que la part des profits dans le revenu intérieur a augmenté, celle de la masse salariale a chuté sur la même période. Au niveau de chaque secteur, les entreprises les plus performantes sont aussi généralement les moins intensives en travail. La concentration de la production par quelques grosses entreprises peut donc expliquer la baisse de la part des salaires dans le PIB (cf. Autor et al., 2016).

La part du revenu intérieur attribué aux travailleurs s’est réduite, et parmi ces derniers, les écarts de rémunération se sont creusés. Song et al. (2016) trouvent que la hausse des inégalités de revenus sur vingt ans aux États-Unis résulte pour deux tiers d’un accroissement de la dispersion des salaires entre entreprises, et seulement pour un tiers de différences au sein des entreprises.

Les causes à l’origine de la concentration sont très débattues

Certains avancent que la concentration est la conséquence d’une mutation technologique qui favorise les leaders de chaque secteur (souvent présenté comme l’effet "tout au vainqueur" ou winner-takes-all). Par exemple, les gains de productivité liés aux technologies numériques pourraient accroitre l'efficacité relative des grandes entreprises. Toutefois, ces gains semblent plutôt avoir ralenti depuis 2005 (Cette, Fernald et Mojon, 2016).  D’autres hypothèses, sur les effets de réseaux notamment, sont proposées. La mondialisation pourrait aussi favoriser la sélection des entreprises les plus productives par l’élimination des moins performantes via une concurrence accrue (cf. Guilloux-Nefussi, 2016).

Image Taux d'entrées et sorties des entreprises américaines

Mais d’autres études suggèrent un scénario plus pessimiste et attribuent la hausse de la concentration à un renforcement des barrières à la concurrence. La hausse des profits et la baisse de l’investissement plaident pour cette seconde hypothèse. Grullon et al. (2016) mettent en avant l’application trop permissive de la réglementation anti-concurrentielle par les agences gouvernementales américaines ces dernières années. Le déclin du taux de création de nouvelles entreprises (cf. graphique 5), nettement plus marqué que la baisse du taux de destruction, semble aussi indiquer une moindre contestabilité des marchés. Cette tendance s’accompagne d’une baisse du taux de création de nouveaux emplois sur la même période (de 20% à 14%). Dans cette configuration, la concentration pourrait pénaliser la croissance américaine à long terme.  

Les rentes de monopole : bonnes ou mauvaises pour l’économie américaine?

En théorie, une entreprise ne peut dominer un marché que temporairement avant de voir sa position contestée par un nouveau concurrent. Profiter d’une rente de monopole grâce à la création d’un nouveau produit est une juste rétribution des investissements passés (en recherche et développement par exemple). Dans ce cadre schumpétérien, les rentes temporaires de monopole sont indispensables à l’innovation et à la croissance de long terme.

Toutefois, Zingales (2017) affirme que l’effort d’investissement peut être détourné pour ériger des barrières à l’entrée (par exemple en utilisant les ressources pour financer du lobbying). Le fait que les entreprises les plus profitables investissent relativement peu pourrait corroborer cette thèse. Un autre exemple de détournement de l’investissement productif au profit de la conservation des rentes peut passer par le rachat de start-ups émergentes pour limiter la concurrence.

Pour mesurer l’impact de ces monopoles sur l’économie américaine, la priorité est donc de mieux comprendre les causes à l’origine de la concentration et le degré de contestabilité auquel font réellement face les entreprises superstars.