Bloc-notes Éco

Engagement pro-climat des banques et prêts aux industries brunes

Mise en ligne le 25 Juin 2020

Billet n°167. Nous évaluons le lien entre la prise en compte des enjeux climatiques par les banques, mesuré par une note de performance climatique s’appuyant sur leurs déclarations, et l’évolution de leurs crédits en France à des industries plus ou moins émettrices de gaz à effet de serre entre 2010 et 2017. Une meilleure note apparait bien associée à une plus faible croissance des prêts aux grandes entreprises des cinq industries les plus carbonées. L’activité de prêts aux PME n’est toutefois pas affectée.

Image Niveau de prise en compte des enjeux climatiques déclaré par les banques et prêts aux industries les plus carbonées en France
Graphique 1 : Niveau de prise en compte des enjeux climatiques déclaré par les banques et prêts aux industries les plus carbonées en France. Source : Banque de France, calculs de l’auteur.

Note : part des prêts aux 5 secteurs les plus intensifs en GES des 3 banques (dites "top 3") avec la meilleure note de performance climatique en moyenne sur 2010-2016 (rouge), contre celle de 3 autres banques (dont une non-notée, bleu). La note est calculée par la société britannique CDP sur la base de la réponse des banques à un questionnaire. Ligne pleine : prêts aux GE/ETI. Ligne discontinue : prêts aux PME.

La transition énergétique requiert de financer d’importants investissements dans les activités bas-carbone et de réorienter rapidement les financements, publics et privés, aujourd’hui alloués aux entreprises et industries les plus carbonées. Ces dernières années, plusieurs grands groupes bancaires français ont multiplié les engagements de responsabilité sociale et environnementale (RSE) et abondamment communiqué au sujet de leur prise en compte croissante des enjeux climatiques (plans de sortie totale ou partielle du charbon et des pétroles non-conventionnels, financement d’installations de production d’énergie renouvelable, etc.). Une enquête conduite en 2019 par l’ACPR auprès des principaux groupes bancaires français relève des progrès dans la prise en compte des risques financiers induits par le changement climatique et les politiques conduites pour le contenir .

Pour autant, le débat est vif sur la réalité et l’importance relative de ces engagements. Des ONG environnementales dénoncent un financement toujours important des activités les plus polluantes, en décalage avec les déclarations publiques des banques (Oxfam, 2020). Ces dernières contestent les méthodologies d’évaluation de leur empreinte carbone utilisées par les ONG et mettent en avant la montée en puissance de leurs financements verts. Derrière la bataille de chiffres, la difficulté à mesurer l’empreinte carbone des banques via les activités qu’elles financent est réelle.

Dans une récente étude, nous nous efforçons d’éclairer ce débat en mobilisant des données détaillées sur les prêts aux entreprises en France de cinq grands groupes bancaires représentant environ deux tiers des encours. La richesse de notre source d’information, le registre de crédit de la Banque de France, nous permet de suivre l’évolution des crédits alloués par chaque banque aux entreprises de 50 industries du secteur privé non-financier entre 2010 et 2017, en distinguant au sein de chaque industrie les "grandes" entreprises (y compris les entreprises dites de taille intermédiaire, donc employant plus de 250 salariés) et les PME. Pour chaque industrie, nous disposons d’informations complémentaires sur l’intensité des émissions de gaz à effet de serre (GES) produites sur le territoire national (en kg émis par euro de valeur ajoutée), compilées par Eurostat dans le cadre des comptes européens d’émissions atmosphériques (AEA). Enfin, nous mesurons de façon synthétique l’engagement pro-climat des banques à l’aune d’une note émise par CDP, une société britannique spécialisée dans la notation climatique. CDP évalue la performance pro-climat de plus de 8 000 entreprises cotées dans le monde sur la base des réponses de ces sociétés à un questionnaire détaillé, aligné sur les recommandations de la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD, un groupe de travail émanant du Financial Stability Board du G20). Cette note (étalonnée ici de 1 à 5 - 5 correspondant au plus haut niveau de "performance" climatique) repose sur une base auto-déclarative : elle reflète par construction les engagements affichés par les banques en matière de prise en compte du risque climatique et de contribution à la transition.

Les déclarations se traduisent-elles en actes, et si oui, dans quelle mesure ?

L’objectif de notre étude est alors simple : évaluer si les banques financent moins les secteurs les plus carbonés quand elles affichent des niveaux d’engagement pro-climat plus élevés. Le graphique 1 donne une première réponse intuitive : il retrace l’évolution depuis 2010 de la part des prêts aux 5 secteurs les plus intensifs en GES (raffinage de produits pétroliers, transport aérien, métallurgie, agriculture, production minérale non-métallique comme verre et ciment), responsables de la moitié des émissions des 50 secteurs en 2016. On compare, pour chaque type d’emprunteurs (grandes ou petites entreprises), les trois grands groupes bancaires dont la note CDP est en moyenne la plus élevée sur la période 2010-2016 et trois grands groupes bancaires en moyenne moins bien (ou pas) notés. Le graphique montre que la part des secteurs les plus polluants dans les prêts aux grandes entreprises tend à décroître pour les banques qui déclarent en moyenne un plus haut niveau d’engagement climatique. Par contre, la politique sectorielle de prêt des banques aux petites entreprises semble sans lien avec leur note de performance climatique.

Nos tests économétriques confirment cette première impression dans un cadre plus rigoureux, qui prend en compte l’influence potentielle d’autres facteurs (chocs d’offre de crédit au niveau des banques et chocs de demande au niveau des industries). Nous observons de façon robuste qu’une note climatique CDP plus élevée de la banque s’accompagne d’une croissance plus faible du crédit alloué aux cinq secteurs les plus émetteurs de GES. Cette corrélation s’explique toutefois entièrement par la politique de prêts aux grandes entreprises. La politique de prêts aux PME entre secteurs plus ou moins émetteurs semble par contre sans lien avec l’engagement climatique des banques. Selon nos estimations, un écart de note CDP de 3 (sur 5) se traduit par un taux de croissance annuelle des prêts à ces cinq secteurs relativement plus faible de 5 à 7 points de pourcentage environ (selon les spécifications). Toutefois, cette dynamique de réallocation partielle des financements ne semble pas suffisante pour entraîner sur la période étudiée une diminution significative des émissions au niveau sectoriel.

Bien entendu, ces résultats doivent être interprétés avec prudence. Tout d’abord, le périmètre des financements considérés est restreint par notre source aux prêts directs à des entreprises résidentes en France. Il ignore les financements de marché (obligations et actions), qui sont une source importante de fonds pour les grandes entreprises, ainsi que les financements accordés à l’étranger. Ensuite, nous établissons des corrélations, mais pas de causalité : une banque peut en effet chercher à améliorer sa note CDP parce qu’elle prévoit une diminution spontanée de ses concours à certains secteurs polluants dont l’activité en France décline. Enfin, la classification sectorielle, bien que précieuse, présente des limites pour notre exercice (ainsi le secteur "transport terrestre" englobe le rail et le transport routier…)

Que retenir de cet exercice ?

Tout d’abord, nos résultats suggèrent que l’engagement climatique affiché par les banques n’est pas du pur effet d’affichage ("greenwashing"). Une logique de réduction de l’exposition à certains secteurs très carbonés semble à l’œuvre lorsque celui-ci est plus fort, au moins pour l’activité de prêt aux grandes entreprises en France, ce qui ne signifie pas pour autant que les efforts actuels soient suffisants.

En deuxième lieu, l’impact carbone des prêts aux PME ne semble pas aujourd’hui pris en compte. Les raisons de cette omission sont potentiellement multiples (inadaptation des systèmes internes de reporting, manque de visibilité d’actions dans ce domaine, etc.). L’absence de données sur l’empreinte carbone des PME, qui n’ont pas d’obligation légale de déclaration en la matière, en est sans doute une. Pourtant, les émissions des TPE-PME sont estimées au sens large à environ 14% des émissions françaises (Bonduelle et Goujon, 2018). Améliorer, sous une forme adaptée aux contraintes des petites entreprises, la collecte d’information sur ces émissions est donc une piste à ne pas négliger pour accélérer la "décarbonation" du crédit bancaire et la transition vers une économie bas-carbone.