Interview

Le Nouvel Obs : « L’économie n’est pas une abstraction : elle doit être au service des personnes »

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Published on the 6th of November 2025

François Villeroy de Galhau – Interventions

Entretien croisé du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, et d’Esther Duflo dans « Le Nouvel Obs » du jeudi 6 novembre 2025. 

Esther Duflo, vous qui comparez simplement votre action avec celle du plombier qui répare les tuyauteries, et qui insistez sur la proximité des économistes avec le terrain, qu’avez-vous en commun avec le gouverneur d’une des grandes banques centrales occidentales ? 
Esther Duflo : Aux Etats-Unis, en ce moment, on ne parle que du niveau des taux d'intérêts fixés par la FED, l’équivalent de la Banque de France. La FED est vue ar le public comme un aréopage distant, qui ne décide pas en fonction de l'intérêt des citoyens. En fait, j'imagine que les actions d'une banque centrale ont aussi beaucoup à voir avec le fonctionnement de l'économie, par exemple avec la régulation des banques commerciales ou même, si on parle des taux d'intérêt, avec la manière dont les gens vont réagir. Alors, est-ce qu'en fait le gouverneur de la Banque de France n’est pas lui aussi un plombier ? 
 
François Villeroy de Galhau : Vous et moi, bien qu’étant dans des positions différentes, avons une conviction partagée : l’économie n’est pas une abstraction. Elle doit être au service des personnes. Le rôle du « plombier », c’est concret ! J’accepte l’image pour la banque centrale, avec son savoir-faire technique, si on précise ses deux objectifs : assurer le bon financement de l'économie, et garder la valeur de la monnaie en maîtrisant pour cela l’inflation, qui a été le premier souci des Français en 2022 et 2023. Nous sommes dans la « macroéconomie » et l’évaluons sérieusement avec nos modèles, mais nos décisions ont des conséquences microéconomiques, dans la vie quotidienne de chacun. Et nous devons rendre des comptes auprès des citoyens.
 
Esther Duflo, une des forces de vos travaux, c'est d'aller vérifier sur place l’impact des mesures que vous préconisez aux gouvernements. Peut-on appliquer cette méthode à la macroéconomie ou aux politiques publiques ? 
Esther Duflo : Sur les politiques publiques, absolument : les décisions sur l'éducation, la protection sociale ou l'aide aux demandeurs d'emploi peuvent être évaluées, car elles concernent des individus. La question de leur efficacité est centrale, puisque si on gaspille cet argent, on ne pourra pas agir ailleurs et on n'aura pas d'effet positif sur la vie des citoyens. Il est facile par exemple d’évaluer une des premières mesures éducatives prises par Emmanuel Macron : le dédoublement des classes de CP dans les zones prioritaires. Il faut se demander si ça aide les enfants ou pas, ou si la mesure doit être complétée. C'est typiquement un exemple du travail que je peux faire. Mon équipe et moi testons les politiques publiques avec la même rigueur qu’on aurait pour un nouveau médicament. 
Peut-on faire la même chose avec la macroéconomie et les taux d’intérêts ? Non. Si on monte les taux juste pour en voir l’effet, les habitants deviennent des cobayes. En revanche, on peut étudier l’impact de la politique macroéconomique sur leur comportement : est-ce que les boutiques décident de changer leur prix ou pas, et comment. En fait, il y a beaucoup d’interactions entre nos décisions individuelles et les décisions publiques. J'ai fait une expérience chez Pôle emploi, avant sa transformation en France Travail. Nous avons étudié la réinsertion des chômeurs de longue durée, pour comprendre s’il valait mieux pousser des aides individualisées au cas par cas ou aider de la même façon l’ensemble des chômeurs sur une zone. Et malheureusement, à l’échelle d’une région, comme le bassin d’emploi n’est pas extensible, les aides au cas par cas ciblant uniquement certaines personnes, se sont avérées plus efficaces pour améliorer le sort d’un chômeur, qu’une aide identique donnée à tous les demandeurs d’emploi.
 
François Villeroy de Galhau :  Ce type d’analyse est éclairant pour nous, banque centrale. Notre métier, c’est certes de fixer un seul taux d'intérêt, unique pour 350 millions d’Européens et 20 pays, et de nous assurer ainsi que l’inflation moyenne de la zone euro reste bien à 2%. Mais il faut aller plus dans le détail : une politique monétaire bien expliquée et bien comprise par les citoyens est aussi plus efficace. S’ils croient que l’inflation va ralentir, ce sera autoréalisateur : les entrepreneurs n'augmenteront pas leurs prix, et on évitera une spirale prix-salaires. C'est donc pour nous un impératif de communiquer en termes simples et d’être à l’écoute du plus grand nombre. C’est un changement par rapport à l’image de banques centrales fermées, au langage un peu abscons. Nous avons lancé il y a quatre ans les Rencontres de la politique monétaire, et cette année l’initiative « Ensemble dialoguons », en partant des questions des Français, dans nos succursales que nous avons ouvertes ou sur notre live hebdomadaire. 
Nous devons aussi appréhender ce que les citoyens ressentent dans leur diversité. S’ils achètent plus d’essence ou plus de nourriture que la moyenne, leur inflation ressentie est différente de l'inflation moyenne mesurée. La moyenne est très utile, mais elle ne dit pas tout. Et nous avons un devoir particulier envers les personnes les plus en difficulté, à travers notre mission de lutte contre le surendettement, et celle d’inclusion bancaire. 
 
Le débat économique s’est durci ces dernières années, comme si les idéologies avaient pris le pas sur les connaissances. Comment peut-on juger d'une bonne politique économique dans ce climat ?
François Villeroy de Galhau : La Banque de France étant indépendante, je ne veux pas faire de commentaire politique autour du débat parlementaire en cours : il confirme que la fiscalité est un sujet assez passionnel…Je veux juste rappeler le légitime besoin de justice, mais aussi qu'il n'y a pas d'impôt magique. 
La polarisation idéologique et la polémique n’aident en rien à des résultats concrets. On gagnerait vraiment à renouveler le débat, plutôt que de rejouer indéfiniment le même affrontement simpliste entre les politiques d’offre et de demande. Discutons de sujets essentiels pour nos concitoyens : la question des services publics, le climat ou la démographie.  Sur le premier exemple, il y a un défi commun à tous les pays avancés : les dépenses publiques sont de plus en plus majoritairement des dépenses sociales (retraites et santé) en raison du vieillissement de la population. Nous avons donc relativement moins de moyens pour les services publics du quotidien, et cela a des conséquences politiques : les classes moyennes éprouvent un sentiment de recul. Pour améliorer l’efficacité des dépenses publiques, je suis frappé qu'on n’utilise pas plus la comparaison entre pays européens, et la méthode des « frontières d’efficience » développée par l’OCDE. 
On devrait aller regarder de près ceux qui ont de meilleurs résultats en Europe en matière d’école ou de logement, en ne dépensant pas plus et parfois moins que nous. Or jamais cet éclairage n’arrive dans notre débat public ! Nous savons qu’il faudra dépenser plus sur le climat, la défense, le vieillissement, et malheureusement les intérêts de la dette. Où trouver alors des gains d’efficacité ?  L’éclairage économique devrait nous aider à en parler plus calmement.
  
Esther Duflo : Dans tous les pays industrialisés, on constate dans les sondages une perte de confiance égale de la part des citoyens envers les politiciens et les économistes. Peut-être parce que nous sommes perçus de manière générale comme le bras armé de la politique. Je pense que cette perte de confiance explique aussi l'arrivée au pouvoir de Donald Trump. Au-delà de sa vision, son administration présente une caractéristique unique : elle ne comporte pas un seul économiste respecté. Ils défient toute expertise économique et prennent des décisions contestées, comme sur les tarifs douaniers. C’est la même chose en Argentine. Les gens se disent : “Les experts nous ont trahis, donc, on va essayer autre chose”.  La situation est différente en France aujourd'hui. Quand Gabriel Zucman propose son projet de taxe, et que le débat s’enflamme, il faut rappeler qu’il est un économiste sérieux et reconnu, qui est au pinacle de notre profession. Ses propositions sont basées sur des années de travaux, et les données qui montrent que les hauts patrimoines sont beaucoup moins taxés que le reste de la population ont été produits par l'IPP, l'Institut des politiques publiques en collaboration avec les économistes du Trésor. Donc le débat devrait être dépassionné : nous avons simplement à nous demander quels sont les avantages et les inconvénients de sa proposition. La discussion entre les économistes reste d’ailleurs très rationnelle : Jean Tirole ou Xavier Jaravel ne sont pas d’accord avec la taxe Zucman et le disent calmement, tandis qu’Olivier Blanchard, pourtant orthodoxe, l’approuve. Cependant, la transmission dans le discours politique se fait sans nuance. C'est dommage parce que ça aurait pu être l’occasion d’un débat serein sur la fiscalité.
 
Esther Duflo, vous avez travaillé sur la pauvreté et vous rappelez régulièrement que les aides sociales n’encouragent pas le chômage. Pourtant, cette idée reste omniprésente dans les politiques de droite. 
Esther Duflo : C’est ce que le Gouverneur a souligné : il faut plus de discussions politiques sur l’ensemble des recettes et dépenses publiques, déterminer ensemble celles qui sont utiles pour atteindre nos objectifs. La recherche économique existe, elle a donné des résultats concrets. On sait ce qui est efficace dans l’éducation, dans la santé ou dans le social. Depuis 20 ans, les économistes vont sur le terrain, ils savent ce qui fonctionne bien. Mais, après notre travail, il y a un problème de transmission aux Parlements, comme si la politique était imperméable à l'économie ou qu’il était impossible de contrer les croyances des uns et des autres. 
L’exemple des aides aux chômeurs est un cas d’école :  est-ce que les allocations encouragent la paresse ? Non. Une centaine de travaux d’experts disent la même chose : au contraire, les gens travaillent plus si on les aide correctement. Dans les pays pauvres, le message est bien passé, les gouvernements ont adapté leurs systèmes sociaux, ils ont cessé de distribuer de la nourriture, ils versent des aides financières, plus efficaces. Mais dans les pays riches, dans les discours politiques de droite ou du centre-droit, c’est quasiment un réflexe pavlovien de dire le contraire, d’associer aides et paresse. Cet exemple est un des nœuds les plus durs à défaire. 
La discussion est un peu plus facile sur l'école, mais sur les impôts il y a des désaccords importants. Nous devons pourtant créer un système fiscal plus efficace, parce que les gens voient bien qu'il y a un problème d'équité. Tant que ce problème ne sera pas réglé, tant que les plus riches ne seront pas taxés justement, on ne pourra pas débattre du reste :  ni de la réforme des retraites ni d’une réorganisation des services publics, parce que, dès qu'on transforme, on crée des perdants et des gagnants. Si les gens pensent qu’au final, les riches gagnent toujours, alors, on crée un climat de défiance fondamentale. Depuis des années, on dit aux électeurs qu'il faut se serrer la ceinture, que la prospérité est au coin de la rue…Et puis finalement, aucun progrès n’arrive et la méfiance se creuse un peu plus. 

François Villeroy de Galhau : Là, dans le débat entre économistes et responsables publics, je suggère d’écouter aussi un troisième partenaire que sont les entrepreneurs. Cela invite à une certaine prudence quant à la créativité fiscale. Sur la question du travail, comme vous je n’aime pas le discours sur les Français qui ne voudraient plus travailler. Il n’y a jamais eu autant de Français au travail qu'aujourd'hui. Ce que vivent cependant les entrepreneurs dans leurs difficultés de recrutement ou de fidélisation de certains salariés, renvoie parfois à quelques discussions possibles sur l’assurance-chômage. 
Plus généralement, si la « transmission » dont vous parlez entre la recherche économique et le monde politique fonctionne mal, c’est souvent parce que les politiques sont sous la pression de l’émotionnel et de l’urgence. Mais il y a aussi de bons exemples. En 2021, deux économistes français réputés, Olivier Blanchard et Jean Tirole, avaient à la demande du Président de la République étudié trois sujets essentiels :  le climat, les inégalités et le vieillissement. Dans leur rapport, ils ont présenté l'état de la recherche économique et de ses propositions. Mais de façon très innovante, ils ont aussi analysé les « représentations », et pourquoi la perception des citoyens et des politiques était différente de la leur. J’ai regretté que notre débat public ne s'en empare pas. Pour citer un exemple encore plus positif, le dialogue technique entre les économistes et les banquiers centraux sur la politique monétaire est fructueux. Nous discutons très franchement des problèmes, et de solutions innovantes possibles. Il y faut de la durée, et du respect mutuel : merci en ce sens du dialogue d’aujourd’hui.  

Updated on the 6th of November 2025