Tribune

Crédit à l’habitat : la poule, l’œuf et le prix des œufs

Intervenant

Agnes Benassy Quere intervention

Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France

22 Juin 2023
Agnes Benassy Quere intervention

Tribune d'Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France.

Image Poule et œufs
Poule et œufs

Il n’est de secret pour personne que le temps de l’argent gratuit est révolu. Depuis juillet 2022, la Banque centrale européenne a relevé sept fois ses taux directeurs. Il y a un an, les banques étaient contentes de vous prêter à moins de 2% parce qu’elles pouvaient difficilement trouver mieux à faire sur le marché. Mais aujourd’hui, l’emprunteur le moins risqué du pays – l’État – emprunte aux alentours de 3% (contre des taux négatifs il y a seulement un an). Tous les taux se sont décalés vers le haut. Même si elles sont toujours contentes de recruter de nouveaux clients, les banques ne vont plus prêter à 2% et encore moins à 1%.

La hausse des taux touche notamment les ménages désirant accéder à la propriété d’un logement. Elle est générale dans tous les pays de la zone euro, bien que moins marquée en France que dans les trois autres grands pays de la zone (graphique 1).

Graphique 1 : taux d’intérêt des nouveaux crédits à l’habitat

(taux annuel effectif global* en % annuel)

* y compris frais et assurance. Source : BCE, calculs Banque de France. Dernier point : avril 2023.

 

Image Graphique 1 : taux d’intérêt des nouveaux crédits à l’habitat
Graphique 1 : taux d’intérêt des nouveaux crédits à l’habitat

Cette hausse rapide des taux d’intérêt est destinée à juguler l’inflation qui a fait un retour subit et prononcé en Europe et dans le monde. S’il devient plus coûteux d’emprunter, alors ménages et entreprises vont ralentir leurs dépenses d’investissement et de consommation, et les entreprises qui fournissent biens et services seront bien obligées de modérer leurs prix pour trouver des clients.

Cette stratégie de lutte contre l’inflation entraîne une normalisation de la production de nouveaux crédits à l’habitat depuis le second semestre 2022. La baisse des volumes soulève cependant trois questions : (1) est-elle excessive au regard des besoins d’accès au logement ? (2) est-elle injuste, pénalisant tout particulièrement les ménages jeunes et/ou modestes ? (3) est-elle récessive pour le secteur de la construction ?

Le repli du crédit à l’habitat est-il excessif ?

En avril 2023, hors renégociations, un peu plus de 12 Mds€ de nouveaux crédits à l’habitat ont été accordés par les banques en France, en recul par rapport aux pics de 20 Mds€ par mois durant l’année 2021, mais à un niveau qui semble se stabiliser nettement au-dessus des montants observés durant la décennie 2005-2014 (9 Mds€ en moyenne, graphique 2). Le quasi-doublement du crédit à l’habitat entre les années 2005-2014 et les années 2015-2022, corrélé à l’évolution des prix de l’immobilier, doit être mis en perspective avec une hausse du PIB nominal de 49% entre 2005 et 2022.

Graphique 2 : Crédits nouveaux à l’habitat à destination des particuliers

(corrigés des variations saisonnières, en Mds€)

Source : Banque de France –StatInfo Crédits aux particuliers. Dernier point : avril 2023.

Image Graphique 2 : Crédits nouveaux à l’habitat à destination des particuliers
Graphique 2 : Crédits nouveaux à l’habitat à destination des particuliers

Le bon niveau de production du crédit est-il de 5, 10, 12 ou 20 Mds€ par mois ? Il y a plusieurs manières de considérer le sujet. Une première est de noter qu’avec 12 Mds€ de crédits nouveaux en avril, la France se situe au-dessus de l’Allemagne (9 Mds€, en très net recul sur un an), et largement au-dessus de l’Italie et de l’Espagne (chacune à moins de 4 Mds€). Jusqu’à présent, l’évolution du crédit ressemble essentiellement à une normalisation après les exubérantes années de taux d’intérêt très bas.

Une deuxième manière d’aborder la question du crédit à l’habitat est d’examiner son impact sur le « pouvoir d’achat immobilier », c’est-à-dire sur la capacité des ménages à acquérir une surface donnée : toutes choses égales par ailleurs, la hausse des taux d’intérêt réduit la capacité des ménages à emprunter, et donc à financer leurs acquisitions. À l’inverse, la baisse des taux a été un puissant facteur d’augmentation du pouvoir d’achat immobilier jusqu’en 2017 (graphique 3).

Toutefois, il faut souligner le « toutes choses égales par ailleurs » : après 2017, la poursuite de la baisse des taux combinée à la hausse des revenus des emprunteurs a été plus que compensée par la hausse des prix, de sorte que le pouvoir d’achat aurait diminué si les banques n’avaient allongé la durée des prêts. On observe sur le graphique 3 que le pouvoir d’achat immobilier a diminué en 2020 et 2021, avant même que les taux d’intérêt ne remontent.

Une loi générale en finance est que le prix des actifs évolue à l’inverse des taux d’intérêt. Dans le domaine immobilier, la hausse des taux raréfie les acheteurs et finit par faire baisser les prix. Ce phénomène est déjà à l’œuvre en Allemagne, dans les pays nordiques et, hors Union européenne, au Canada ou en Corée (voir les données de l’OCDE). C’est une puissante force de rappel pour le pouvoir d’achat immobilier, même s’il peut exister un délai entre la hausse des taux et la baisse des prix.

Graphique 3. Évolution cumulée du pouvoir d’achat immobilier depuis janvier 2008, en %

Source : calculs Banque de France. Dernier point : mars 2023.

 

Image Graphique 3. Évolution cumulée du pouvoir d’achat immobilier depuis janvier 2008, en %
Graphique 3. Évolution cumulée du pouvoir d’achat immobilier depuis janvier 2008, en %

Une troisième manière de juger du niveau du crédit est de regarder le taux d’endettement des ménages. À 65% du PIB (et 101% du revenu disponible brut) en fin d’année 2022, la dette des ménages français est la plus lourde des quatre grands pays de la zone euro, alors qu’elle était parmi les plus faibles il y a dix ans. Même si cette dette est presque toujours à taux fixe, elle fait peser un risque sur des ménages dont la charge de remboursement (intérêts et principal) représente une part importante des revenus.

Le repli du crédit à l’habitat est-il injuste ?

Devant l’allongement continu de la durée des prêts et la hausse des charges de remboursement supportées par les ménages emprunteurs (en % de leurs revenus, ce qu’on appelle le taux d’effort), le Haut Conseil de Stabilité Financière a recommandé (en décembre 2019), recalibré en janvier 2021, puis imposé (en janvier 2022) une limite aussi bien à la durée des prêts (25 ans) qu’au taux d’effort des emprunteurs (35%). Le but était de mettre fin aux excès observés dans les pratiques d’octroi de crédit à l’habitat en termes de taux d’effort et de durée des prêts, tout en préservant l’accès au crédit, en particulier dans le cadre de l’accès à la propriété. Cet objectif a été atteint, la part des prêts impliquant un taux d’effort supérieur à 35% ayant rapidement chuté sous le seuil des flexibilités autorisées (graphique 4). Le crédit n’en a pas pour autant ralenti (graphique 2), et ce n’était d’ailleurs pas le but de la mesure.

Graphique 4. Ventilation de la production de nouveaux crédits en fonction du taux d’effort (en %)

 

Image Graphique 4. Ventilation de la production de nouveaux crédits en fonction du taux d’effort (en %)
Graphique 4. Ventilation de la production de nouveaux crédits en fonction du taux d’effort (en %)

Avec la hausse des taux d’intérêt, la tentation existe d’allonger de nouveau la durée des prêts ou d’alourdir les charges de remboursement. Toutefois, on observe que, malgré les limites imposées, les primo-accédants (les plus dépendants du crédit) n’ont pas été évincés du marché : leur part dans la production de crédit à l’habitat est en hausse, au détriment des acquéreurs déjà propriétaires, la part des prêts pour investissement locatif étant stable (graphique 5).

Graphique 5. Part des différents types d’emprunteurs dans la production de crédits à l’habitat, en %

 

Image Graphique 5. Part des différents types d’emprunteurs dans la production de crédits à l’habitat, en %
Graphique 5. Part des différents types d’emprunteurs dans la production de crédits à l’habitat, en %

L’évolution récente du crédit à l’habitat ne semble pas non plus avoir évincé les plus jeunes du marché. Selon les données de  Crédit Logement (société de financement accordant des garanties sur les prêts immobiliers), la part des moins de 35 ans dans les prêts à l’habitat est en hausse depuis 2019 et n’a pas fléchi en 2022-23, de même que la part des ménages dont les revenus sont inférieurs à trois fois le SMIC. Il faut bien sûr rester vigilant, mais l’inégalité d’accès à la propriété ne semble pas avoir significativement augmenté à ce jour.

On pourrait toutefois objecter que, parmi les 10% de ménages les plus modestes, 65% sont locataires et non propriétaires (graphique 6). Les locataires pourraient souffrir du resserrement du crédit non pas de façon directe, par restriction de l’accès à la propriété, mais de manière indirecte, par attrition de l’offre de logements locatifs. Quelques soient d’éventuels ajustements techniques qui pourraient être envisagés par le HCSF sur ce sujet, l’investissement locatif reste avant tout freiné par sa faible rentabilité notamment en zone tendue (Madec, 2023). Entre 2015 et 2022, les investisseurs sur le marché locatif se sont rémunérés davantage par la plus-value à la revente du bien que via les loyers perçus pendant la période de détention, lesquels sont parfois plafonnés. Cette espérance de plus-value a disparu. Si la hausse des taux d’intérêt conduit à une baisse des prix sans baisse équivalente des loyers (voir par exemple, Bove, Dees et Thubin, 2020 ; Terra Nova, 2023), alors la rentabilité de l’investissement locatif se redressera et l’on peut espérer, à terme, une hausse de l’offre de logements à la location.

Les ménages multi-propriétaires sont clairement concentrés dans les dixièmes, centièmes et millièmes de niveaux de vie les plus élevés (graphique 6). Les achats de résidences secondaires et le développement rapide de la location meublée touristique a pu évincer en partie l’offre de location de longue durée (voir par exemple Duso et al. (2021) sur le cas de Berlin, et l’Institut Paris Habitat (2023) sur le cas de Paris). Ainsi, il est possible qu’un même volume de crédit hors résidence principale alimente moins le marché de la location de longue durée que cela n’était le cas par le passé. La solution à ce problème passe en priorité par une réduction des distorsions réglementaires et fiscales.

Graphique 6. Nombre de logements possédés selon le niveau de vie, année 2017

Source : Insee (2021).

Image Graphique 6. Nombre de logements possédés selon le niveau de vie, année 2017
Graphique 6. Nombre de logements possédés selon le niveau de vie, année 2017

Crédit à l’habitat et construction de logements

Une troisième façon d’analyser le ralentissement du crédit à l’habitat est de prendre en compte ses répercussions sur la construction. De fait, la construction de logements neufs a commencé à se replier au second semestre 2022, et les réservations sont également en baisse. Toutefois, avec 431 800 constructions autorisées (et 354 200 commencées) entre mai 2022 et avril 2023, le volume global reste proche du niveau d’avant la pandémie (460 100 constructions autorisées et 385 200 commencées entre mars 2019 à février 2020), et dans l’ordre de grandeur de la projection des besoins réalisée par le Commissariat général au développement durable - entre 300 000 et 350 000 logements par an.  

Si le ressenti est clairement celui d’une pénurie, c’est en partie en raison de l’importance du parc qui n’est pas dévolu à la résidence principale et parce que les nouveaux logements ne se situent pas suffisamment dans les zones où la demande est forte, du fait notamment d’une difficulté persistante à densifier les villes (voir Tardiveau, 2020). Il faut ici rappeler que le volume et le prix du crédit à l’habitat ne sont pas les seuls déterminants de l’activité dans le secteur de la construction. D’autres éléments, tels que les pénuries de main d’œuvre, la lenteur des processus d’autorisation de logements collectifs ou le repli de la confiance des ménages, sont également de nature à freiner les projets. Si les coûts de construction peuvent difficilement s’ajuster à court terme, une baisse des prix du foncier pourrait temporairement contribuer à soutenir le pouvoir d’achat immobilier des ménages.

La normalisation du crédit à l’habitat pourrait finalement contribuer à une forme de rationalisation de l’offre de nouveaux logements en France en limitant le bourgeonnement de résidences secondaires et meublés touristiques, en sensibilisant les investisseurs au risque de vacance et en réduisant le prix du foncier.