Vincent Bignon, économiste expert senior, est adjoint au chef du Service des Analyses microéconomiques de la Banque de France. Ses thèmes de recherche portent sur le coût des fonds propres des sociétés non financières, le cadre de garanties utilisé par les banques centrales et la réglementation des chambres de compensation. Après un premier cycle d’études en comptabilité et en économie à l’ENS Paris Saclay, il a obtenu son doctorat à l’École Polytechnique à Paris. Ses recherches ont été publiées dans des revues d’histoire économique, de macroéconomie et généralistes.
Au 19e siècle, la crise du phylloxera a détruit 40 % des vignobles français, dévastant les économies locales. Selon V. Bignon, E. Caroli et R. Galbiati, le choc négatif sur la production viticole a entraîné une hausse considérable des crimes contre la propriété dans les régions affectées. Par ailleurs, les crimes violents ont enregistré une forte baisse dans les zones contaminées qui peut s’expliquer par la réduction de la consommation d’alcool.
La question de savoir si le crime répond à des conditions économiques a été longuement débattue. En particulier, les taux de criminalité augmentent-ils en raison de crises financières ou de restructurations majeures dans les régions fortement spécialisées dans certaines activités ?
La simple observation et les données statistiques suggèrent que les crimes contre la propriété sont plus fréquents lors des crises économiques. Par exemple, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime a montré, sur un échantillon de 15 pays, que les vols avaient sensiblement augmenté lors de la Grande crise financière[1].
Répondre à ces questions est important car il est également établi que le crime produit des effets dommageables sur la croissance économique en décourageant les entreprises et les travailleurs qualifiés de s’installer dans les régions ayant des taux de criminalité élevés. Si un ralentissement économique déclenche une hausse du taux de criminalité, les effets risquent d’être durables en freinant la reprise.
Cependant, comme de multiples facteurs peuvent affecter simultanément la situation économique et la propension à commettre des crimes, il est difficile d’établir un lien de cause à effet entre ces deux variables.
V. Bignon, E. Caroli et R. Galbiati abordent cette question en examinant la réaction des taux de criminalité à la crise économique majeure qui a frappé la production viticole, un des secteurs français les plus emblématiques, au 19e siècle.
La crise a été déclenchée par un insecte quasi-microscopique appelé phylloxera vastatrix. Originaire d’Amérique du Nord, il n’a pas atteint l’Europe à l’époque des voiliers car il ne survivait pas au long voyage transatlantique.
Les bateaux à vapeur étant suffisamment rapides pour permettre au phylloxera de survivre au voyage, l’insecte est arrivé en France en 1863 sur des cépages importés des États-Unis. Inoffensif dans son écologie d’origine, le phylloxera, qui détruit les vignes en leur suçant la sève aux racines, s’est avéré très destructeur pour les vignobles français. Entre 1863 et 1890, il a détruit 40 % environ des vignobles, provoquant ainsi une perte considérable en termes de PIB.
Le phylloxera ayant mis du temps à se répandre, tous les départements n’ont pas été affectés simultanément, et comme les différentes régions sont extrêmement différentes quant à leurs capacités à cultiver la vigne, elles n’ont pas toutes été touchées de la même façon. La crise du phylloxera constitue donc une expérience naturelle idéale pour identifier l’impact d’une crise économique sur la criminalité, parce qu’elle a provoqué une variation exogène de l’activité économique dans 75 départements produisant du vin en France à l’époque.
Afin d’estimer l’importance quantitative de cet effet, les auteurs ont collecté les données administratives locales relatives aux crimes contre la propriété et aux crimes violents, ainsi que celles concernant les infractions mineures. Ils ont utilisé ces données pour étudier si la criminalité avait sensiblement augmenté avec l’arrivée du phylloxera et la destruction du vignoble qui en a résulté.
D’après les résultats, la crise du phylloxera a causé une augmentation considérable des taux de crime contre la propriété et une baisse significative des crimes violents. L’effet sur les crimes contre la propriété s’explique par le choc négatif de revenu entraîné par la crise. Les gens ont réagi à ce choc négatif en commettant des crimes contre la propriété. Dans le même temps, la baisse de la consommation d’alcool induite par la crise du phylloxera a contribué à réduire les crimes violents.
Du point de vue de la politique économique, ces résultats suggèrent que les crises et les restructurations massives peuvent avoir des effets durables sur l’efficacité économique. En montrant que la quasi-disparition d’un secteur (en l’occurrence, un phénomène temporaire, qui a cependant duré 30 ans) peut entraîner localement des effets négatifs à long terme par le biais d’une hausse des taux de criminalité, la présente étude met en évidence la nécessité de placer cette question au rang des priorités dans l’agenda de politique publique en période de crise.
Bignon (V.), Caroli (E.) et Galbiati (R.) (2017) « Stealing to Survive? Crime and Income Shocks in 19th Century France”, Economic Journal n° 127(599), p. 19-49, février 2017
[1] « Monitoring the impact of economic crisis on crime », Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, 2012. Cet effet a également été signalé par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, qui a noté une forte hausse des cambriolages en France sur la période 2007-2012.
Mis à jour le : 13/04/2018 12:11