L’avenir de la monnaie – discours d’introduction de Marc-Olivier Strauss-Kahn

Mesdames, Messieurs, chers invités,

C’est un plaisir que d’introduire cette conférence à l’occasion de la 3ème édition de la Nuit des idées, sur le thème général de « l’imagination au pouvoir ». Quel beau thème appliqué ici
à « L’avenir de la monnaie » !

La monnaie est en effet fruit de l’imagination, privée puis publique, sous les différentes formes qu’elle a prises : des épices (qui donnèrent le mot « espèces ») à ses supports institutionnels actuels, avec les pièces métalliques, devenues entre temps instrument
de pouvoir et de revenu régaliens, puis les billets, la monnaie électronique et diverses nouveautés qui nourrissent l’actualité médiatique.

Et c’est une première que de tenir un des évènements officiels de cette Nuit dans une banque centrale : la Banque de France, qui est évidemment un lieu symbolique pour évoquer ces sujets à la mode, sans tabou mais sans leurre non plus, en s’inscrivant dans sa mission d’éducation économique et financière du public. Cette mission, elle l’accomplit avec divers partenaires institutionnels ici présents, que je ne peux tous citer, dont le Ministère des Affaires étrangères et les Instituts français, créateurs de cette Nuit, ainsi que la Monnaie
de Paris et l’Autorité des Marchés financiers.

Ce soir, nous évoquerons donc les innovations qu’intègrent notamment les pièces et les billets, le scriptural et le digital, autant de sujets qui seront creusés par le panel, animé par le philosophe Mark Alizart.

Comme introduction à cette Nuit des idées – une nuit de banquier central, puisqu’elle se termine tôt, dès 21h30 – je voudrais avancer quelques idées sur les paradoxes que revêt la monnaie dans l’histoire, ainsi que sur le renouvellement des risques et donc du besoin de régulation qu’induit la digitalisation.

 

L’histoire révèle au moins trois paradoxes relatifs à la monnaie

Premièrement, la monnaie est fondée sur la confiance dans l’émetteur que l’innovation doit préserver et non entamer. Au cours du temps, la confiance est apparue nécessaire aux trois fonctions bien connues de la monnaie : unité de compte, instrument d’échange et réserve de valeur. La monnaie offre en effet un service d’intérêt général, garanti par une autorité émettrice, progressivement devenue nationale, le roi, l’État, qui l’a ensuite déléguée aux banques centrales, institutions stables et pérennes s’il en est.

Mais la monnaie est aussi sujette à des innovations périodiques visant à répondre
aux besoins de ses utilisateurs sans entamer cette confiance et cette stabilité. L’on est ainsi passé des pièces d’or et d’argent au pur « fiduciaire », bien nommé car reposant sur la seule confiance en l’émetteur. L’épisode classique de la banqueroute de Law précéda de 80 ans la création de la Banque de France par Bonaparte. Cette confiance, le banquier central la maintient aussi aujourd’hui grâce aux technologies pointues limitant la contrefaçon
des billets. La demande de ces derniers et des pièces est d’ailleurs toujours en hausse en zone euro et en France.

Ensuite est venu le scriptural – déjà du digital avant l’heure – notamment avec le chèque puis les cartes de crédit à puce, une invention française, gage de confiance accrue d’ailleurs, ou le paiement sans contact, dont le plafond a récemment été revu à la hausse. Certes
le scriptural est émis par les banques commerciales, mais celles-ci sont  agréées et contrôlées par une autorité émanant de l’État.

Et l’on envisage désormais des monnaies digitales émises par des banques centrales, fondées notamment sur l’utile technologie de la blockchain. La Riksbank de Suède, la plus ancienne des banques centrales, étudie cette possibilité. Le panel en parlera.

Deuxième paradoxe : la monnaie s’est peu à peu centralisée, sans empêcher une résurgence des « monnaies » locales. La centralisation avec cours légal (c’est-à-dire que la monnaie ne peut être refusée en paiement) a étendu les avantages des trois fonctions de la monnaie, tout en réduisant les coûts de transaction sur un territoire progressivement élargi (jusqu’à l’exemple d’une union monétaire comme la zone euro).

Pour autant, en France par exemple, sont reconnues les « monnaies locales complémentaires » : locales car ayant un ancrage territorial limité ; complémentaires car ne se substituant pas à la monnaie légale. Elles ont une parité fixe en euro, généralement un pour un, et le soutien explicite, notamment financier, des collectivités concernées. Elles
ne sont utilisables qu’au sein d’un réseau limité de commerçants. Enfin elles sont régulées de façon proportionnée, avec éventuellement une supervision effectuée par l’ACPR (Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution), quand elles peuvent être dématérialisées et remboursées en euros.

Troisième paradoxe : la monnaie est parfois associée à la spéculation mais doit être distinguée  d’actifs spéculatifs. Historiquement, la monnaie a pu être perçue comme un vecteur voire un objet de spéculation, un « voile sur le réel » selon des économistes classiques. L’imaginaire collectif sur la spéculation internationale en devises procède d’ailleurs de cette vision, exacerbée par des épisodes historiques. J’en prendrai deux exemples opposés : l’un antique, sous Néron, avec l’aureus  dévalué de près de 40% et renommé solidus, qui donna son nom au sol/sou français. L’autre il y a à peine 3 ans, avec une  ‘réévaluation’ plus rare et soudaine (près de 20 % tout d’abord) du franc suisse, suite à la décision de laisser ce dernier s’apprécier par rapport au seuil de 1,20 contre euro.

Mais aujourd’hui, il ne faut pas confondre une possible monnaie digitale émise par une banque centrale et des crypto-actifs diffusés par des entités non-contrôlées. La technologie blockchain est certes utile, je l’ai dit, et d’ailleurs intégrée dans la réflexion de la Banque
de France, avec son Lab, qu’on évoquera surement ; mais le caractère spéculatif de la flambée de certains crypto-actifs, et de la récente chute de leur cours, sans parler de leur coût environnemental, doit être rappelé.  

Les crypto-actifs, comme le Bitcoin, ne sont pas des monnaies. Très  rares sont les biens ou services ayant un prix libellé directement en Bitcoin. Un marchand qui, un jour, accepte en paiement des bitcoins, peut très bien, le lendemain, ne plus les accepter. De plus, le Bitcoin est volatil, non garanti en cas de fraude et ne repose sur aucune base économique solide, comme par exemple l’euro, assis sur une zone large et dynamique. En détenir, c’est donc se soumettre à des risques importants, sujet que je vais maintenant approfondir.

En effet, la digitalisation renouvelle les risques et le besoin de régulation.

J’en évoquerai trois illustrations : la protection du consommateur, la lutte contre le blanchiment et le caractère mondial d’une régulation efficace.

D’abord et surtout la protection du consommateur. Pour assurer la stabilité financière, avec des institutions saines et des marchés résilients, il faut des infrastructures solides en termes de paiement et de règlement. Or l’innovation engendre des bénéfices comme des risques qu’il faut tous bien identifier.

L’innovation dans les paiements peut évidemment favoriser l’inclusion financière, si les ménages disposent d’un accès à internet. Elle incite les entreprises à développer de nouveaux modèles et activités qui bénéficient en définitive aux consommateurs. On a ainsi l’exemple des paiements instantanés dans la zone SEPA.

Mais l’innovation pose aussi des problèmes en termes de fraude et de sécurité, en raison de la multiplication de « points de défaillance » potentiels et d’acteurs intervenant dans les processus financiers et de paiement, comme de la plus grande circulation de données personnelles. Ces « cyber » risques suscitent de l’inquiétude, y compris pour une technologie éprouvée comme celle des paiements par carte sur internet. A fortiori, les technologies plus récentes qui sont testées, comme la blockchain, sont susceptibles d’engendrer de nouveaux risques de sécurité qui méritent une surveillance précoce et prolongée.

Il faut donc trouver le juste équilibre entre innovation et sécurité. Cet équilibre ne pourra être atteint qu’au moyen de règles adéquates et proportionnées, fondées sur le profil de risque du service fourni et non sur la nature ou le statut juridique du fournisseur. Ainsi, à l’instar de ce qui existe déjà en matière de services de paiement, la Banque de France et l’ACPR sont favorables à une approche graduée et proportionnée à la réglementation et à la supervision des FinTech.

Deuxième type d’illustration, plus bref, celui du blanchiment de l’argent sale, renforcé par les crypto-actifs  gérés par des institutions non-contrôlées, et de la perte de revenus de taxation liée à l’économie souterraine, à nouveau facilitée par les crypto-actifs. Là aussi, des solutions restent à imaginer, à l’instar de ce qui a été fait pour les billets de banque, certes anonymes mais à l’usage tangible limité par l’action efficace du GAFI et de TRACFIN.

Enfin, la troisième illustration est aussi un  paradoxe, celui de la difficulté à concilier monnaies nationales et régulation nécessairement mondiale. Si la monnaie est territoriale  et si la politique monétaire a des objectifs à l’échelle de ce territoire (qu’il s’agisse d’un pays ou d’une Union monétaire), toutes deux traversent les frontières.

De même qu‘une « guerre des monnaies » serait préjudiciable à tous, il y a un besoin fort de concertation internationale pour minimiser les risques et éviter les contournements, notamment liés aux crypto-actifs. C’est le rôle du G20, auquel participent les banques centrales, que d’aider à encadrer ces crypto-actifs.

Bref, pour dépasser tous ces paradoxes, il va nous falloir bien des idées et bien de l’imagination. Les panélistes qui interviendront après moi n’en manqueront pas, je le sais, mais ce sera aussi à l’animateur, puis au public de stimuler cette imagination. Je compte sur vous. Merci.

*Discours d’introduction rédigé avec l’aide de Paul Salez et de plusieurs experts de la Banque de France.

Mis à jour le : 14/02/2018 11:01