Mesdames, Messieurs,
C’est un grand plaisir d’être parmi vous aujourd’hui, grâce à Paris Europlace. Compte tenu du contexte géopolitique actuel, le thème de cette session apparaît particulièrement pertinent. L’autonomie stratégique européenne n’est pas absente de notre vision en tant que banques centrales. Nous nous assurons notamment que notre système bancaire reste robuste en période de grande incertitude – à savoir la guerre en Ukraine, et ses conséquences économiques : la poussée d’inflation, la détérioration des perspectives macroéconomiques et la normalisation des taux d’intérêt. Dans ce contexte, permettez-moi de saluer la solidité et les performances du système bancaire français : le ratio CET1 des banques françaises s’établit à 14,9 % au premier trimestre 2022, tandis que leur RoE a augmenté sur 12 mois glissants, ressortant à 7,6 % au premier trimestre 2022, tandis que le risque d’entreprise reste certainement gérable. Cette force collective ne doit cependant pas céder à un excès d’optimisme, d’autant plus que nous assistons à une triple révolution numérique dans le secteur financier [i] ; les nouveaux actifs tokenisés, les nouveaux acteurs et les nouvelles infrastructures de marché « décentralisées » visent à remodeler intégralement le système financier.
Dans ce contexte, les banques centrales envisagent de plus en plus la création d’une forme numérique de leurs monnaies. Et il faut l’admettre, l’idée soulève parfois des doutes, voire même des craintes, de la part des banques commerciales. La partie du projet qui est quasi-consensuelle, avec des cas d’usages solides, est aussi celle qui suscite peu d’intérêt public (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas fondamentale) : il s’agit de la MNBC de gros, sur laquelle je reviendrai. Mais permettez-moi de commencer par l’autre face de la « montagne » MNBC : la MNBC de détail, sur laquelle se concentre au contraire à la fois l’enthousiasme public et les questionnements du secteur privé.
I. Une MNBC « de détail » pour une intermédiation renouvelée à l’ère numérique
Je vous propose trois principes, que j’espère partagés, pour l’ascension commune de cette face de la montagne.
1.Nos moyens de paiement sont et doivent rester un partenariat entre la monnaie de banque centrale et la monnaie de banque commerciale
Jusqu’à présent, la coexistence et le partenariat de la monnaie de banque centrale et de la monnaie de banque commerciale ont structuré le paysage des paiements de détail, et préservé la stabilité du système monétaire. Leurs rôles respectifs sont clairement assignés : la monnaie de banque centrale assure l’ancrage de la stabilité du système financier, tandis que la multiplicité des émetteurs de monnaie de banque commerciale préserve la concurrence et l’innovation. Leur interaction et leur interchangeabilité au pair garantissent la sécurité et l’efficacité du système monétaire et financier. Aucune n’est meilleure que l’autre, mais comme toute entreprise commune, chaque partenaire a besoin de l’autre : un euro numérique ne doit pas signifier la disparition de la monnaie de banque commerciale ; à l’inverse, la numérisation ne doit pas signifier la disparition de la monnaie de banque centrale.
Ces fondements – et en particulier le rôle de la monnaie de banque centrale – sont en effet de plus en plus menacés par la révolution numérique du secteur financier. Premièrement, cette révolution se traduit par le recul de l’utilisation des espèces dans les transactions, ce qui remet en question la disponibilité de la monnaie de banque centrale pour le public. Le recours accru à des solutions de paiement numériques implique que notre écosystème européen est devenu fortement dépendant vis-à-vis d’acteurs non européens (par exemple, les systèmes de cartes internationaux et les Bigtech). Dans le même temps, l’émergence des crypto-actifs et de prétendus « stablecoins » pourrait concurrencer à la fois la monnaie de banque commerciale et de banque centrale, même s’ils n’offrent pas les mêmes garanties en matière de risque de crédit et de sécurité : l’effondrement récent des écosystèmes Terra-Luna ou la pénurie soudaine de liquidité de Celsius Network doivent nécessairement nous amener à une prise de conscience. Je me félicite vivement ici, aux derniers jours d’une fructueuse Présidence française de l’UE, du succès des trilogues sur les règlements portant sur les transferts de fonds (Transfer Fund Regulation ou « Travel Rule ») et sur les marchés de crypto-actifs (MiCA).
2. Même si les cas d’usage ne sont pas encore définitivement fixés, il existe plusieurs raisons sérieuses d’envisager l’émission d’un euro numérique
La principale raison d’être d’un euro numérique est donc la préservation du rôle de la monnaie publique dans une économie numérique. Ce moyen de paiement, adapté à la demande des utilisateurs à l’ère numérique, (i) préserverait l’accessibilité et la facilité d’utilisation de la monnaie de banque centrale, (ii) soutiendrait notre souveraineté monétaire et limiterait le risque que des actifs numériques « externes » – qu’ils s’agissent de crypto-actifs ou de MNBC non européennes – soient utilisés comme des actifs de règlement dans la zone euro, (iii) soutiendrait l’autonomie stratégique du continent européen – et, espérons-le, contribuerait à l’émergence d’une solution de paiement pan-européenne, par exemple l’initiative européenne dans le domaine des paiements (European Payments Initiative), qui pourrait servir de véhicule de distribution d’un euro numérique. Au vu de ces défis, l’Eurosystème a judicieusement décidé de lancer une phase d’étude de deux ans sur l’émission d’un euro numérique sous l’égide de mon collègue du Directoire Fabio Panetta, avant de prendre une décision sur le fait ou non d’aller plus loin d’ici fin 2023/début 2024.
Je ne dis pas que la question est déjà réglée, mais il en va de notre responsabilité stratégique – et souveraine – de l’étudier sérieusement, et ensuite de prendre une décision. Je suggèrerais donc de ne pas trop axer nos discussions sur la question du « pourquoi », mais plutôt sur le « comment » faire, ensemble. Et j’en viens ici à mon troisième principe.
3.Notre éventuel futur euro numérique doit être conçu et développé ensemble, et être aussi décentralisé que possible
Je l’ai souligné ici même l’année dernière : une MNBC sera créée avec les banques, pas contre elles ni malgré elles [ii], et je n’ai aucun mot à modifier à cet engagement. En conséquence, j’encourage vivement tous les intermédiaires financiers à participer activement au dialogue mis en place par l’Eurosystème tant au niveau européen par le biais du Conseil européen des paiements de masse qu’au niveau national ; nous venons d’acter la mise en place d’un groupe de travail sur la MNBC au sein du Comité français des paiements scripturaux (le CNPS). Dans ce cadre, des inquiétudes sont apparues quant à la possibilité que l’émission d’une MNBC menace le rôle des intermédiaires bancaires dans leur relation client, combiné à un risque de conversion massif des dépôts bancaires en comptes MNBC sans risque, en particulier en période de tensions. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce scénario n’est pas inéluctable.
L’Eurosystème examine actuellement le champ d’application et les modèles de conception potentiels d’un euro numérique. Permettez-moi de vous faire part de mes réflexions personnelles sur le cadre général qui devrait à mon sens voir le jour : de manière similaire au modèle d’intermédiation actuel, il faudrait déléguer autant de fonctions que possible aux intermédiaires.
Enfin, s’agissant des risques éventuels de conversion des dépôts des banques, nous devons nous assurer, et nous le ferons, qu’un euro numérique reste un moyen de paiement plutôt qu’un actif d’épargne ou d’investissement. Pour y parvenir, un plafond maximum d’euros numériques en circulation pourrait être fixé, à un niveau suffisamment bas. Dans un tout autre registre, celui de l’épargne réglementée, les plafonds du livret A se sont révélés être un outil efficace, qui ne nécessite pas l’intervention d’un Big Brother pour les contrôler.
II. S’appuyer sur nos expérimentations menées avec le secteur privé sur une MNBC « de gros » afin d’être prêts pour l’avenir
Au contraire, le sujet d’une MNBC de gros soulève moins de controverses et de préoccupations des parties prenantes, mais il ne doit pas pour autant être perçu comme moins important. Nous, banques centrales, avons été très proactives sur le sujet, comme le montre le « focus sur la MNBC de gros » des pôles d’innovation de la BRI. La Banque de France est ici en première ligne et nous avons identifié en particulier deux cas d’usage déterminants pour améliorer l’écosystème des paiements :
Au cours de l’année dernière, nous avons achevé avec succès la première phase de notre programme d’expérimentation, qui comprend 9 expériences, en partenariat étroit avec le secteur privé et d’autres acteurs publics.
Grâce à ces expériences, nous avons développé une expertise technique directe, avec notamment deux actifs innovants fondamentaux nés à la Banque de France :
Je vous annonce aujourd’hui que nous engageons la deuxième phase de notre programme d’expérimentations avec quatre ou cinq expériences supplémentaires débutant ce semestre. Nous voulons nous rapprocher d’un prototype viable et le tester dans la pratique avec davantage d’acteurs privés et de banques centrales étrangères au second semestre 2022 et en 2023. Ces travaux montrent clairement que nous nous tenons prêts à apporter de la monnaie de banque centrale comme actif de règlement dès 2023, avec la mise en œuvre du régime pilote européen. Ce régime pilote offrira un cadre réglementaire pour soutenir la tendance à la tokenisation des actifs financiers. Enfin, ces expériences conduites à la Banque de France contribuent directement aux task force de l’Eurosystème et à la future décision du Conseil des gouverneurs pour améliorer nos services au marché interbancaire.
Cela conduit à la question essentielle de l’articulation d’une MNBC avec les infrastructures existantes, telles que les services Target dans l’UE. Il doit exister une interopérabilité entre les deux : d’une part, les technologies du registre distribué ne sont pas encore suffisamment matures pour traiter des volumes de transaction importants et par conséquent, elles ne remplaceront pas les systèmes conventionnels du jour au lendemain ; elles viendront plutôt les compléter. Les systèmes centralisés et distribués devront par conséquent coexister de manière sûre et efficace. D’autre part, nous devons mettre une MNBC à la disposition de ces infrastructures pour répondre à la demande de tokens du marché, de sorte que notre actif de règlement ne soit pas remplacé par des actifs privés – qui s’avèreraient plus risqués.
Les deux projets d’une MNBC de gros et d’une MNBC de détail sont deux faces de la même « montagne », qui est l’ambition d’offrir une forme numérique de monnaie de banque centrale afin de combiner l’innovation et la confiance dans le système de paiement. J’ai parlé dès le départ du partenariat « existentiel » entre banque centrales et banques commerciales sur la monnaie. Le couple confiance/innovation est tout aussi existentiel. Il ne recoupe pas entièrement le premier : les banques commerciales peuvent légitimement inspirer confiance ; les banques centrales sont capables d’innover, la MNBC en est la preuve. Mais une chose est sûre : c’est ensemble que nous réussirons, pour renforcer l’autonomie stratégique européenne. Je vous remercie de votre attention.