Mesdames, Messieurs,
C’est un grand plaisir pour moi d’ouvrir cette édition d’Eurofi aujourd’hui à Paris, et je tiens à remercier chaleureusement Didier Cahen et David Wright pour leurs efforts inlassables, qui nous permettent de nous réunir dans ce bel Hôtel du Collectionneur. Aujourd’hui c’est justement d’une collection que je vais vous parler – qui rassemble non pas des œuvres d’art, mais plutôt des systèmes bancaires et financiers nationaux. Malheureusement, il n’y a pas lieu de s’en réjouir, il s’agit plutôt d’un talon d’Achille.
Permettez-moi de commencer par quelques mots sur l’Ukraine. Naturellement nous suivons étroitement les développements géopolitiques, ainsi que leurs potentielles conséquences économiques et financières. Je voudrais souligner dès à présent que les expositions directes des institutions financières françaises au risque russe restent limitées, néanmoins le MSU a appelé l’ensemble des banques européennes à renforcer leur vigilance vis-à-vis du risque cyber. Nous évaluerons lors du Conseil des gouverneurs de mars les conséquences plus indirectes sur l’inflation et sur la croissance, en nous fondant sur les faits : plus que jamais, l’optionalité – sur l’orientation adéquate de la politique monétaire – et la flexibilité – pour assurer une bonne transmission de la politique monétaire – restent les maîtres-mots de nos décisions.
Il y a quelques jours, le 7 février, nous avons célébré le trentième anniversaire de l’Union européenne et du Traité de Maastricht. J’ai personnellement assisté à la signature de ce Traité, qui promouvait « le renforcement de l’union économique et monétaire, et à terme une monnaie unique ». Nous avons mis en place avec succès un Eurosystème monétaire, mais un véritable Eurosystème financier doit à présent se développer. Permettez-moi donc de partager avec vous quelques propositions sur l’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux (UMC), qui sont les deux pierres angulaires pour un tel Eurosystème financier. Bien évidemment l’Union bancaire concerne 19 pays, et demain 21, tandis que l’UMC est destinée à 27 pays. Mais permettez-moi de les associer aujourd’hui, autour de leur noyau commun – la zone euro – et de leur objectif commun – le financement adéquat de nos économies.
Aujourd’hui je vais citer deux romans noirs. Vous pourriez penser à juste titre au livre Le facteur sonne toujours deux fois : Andrea Enria et moi-même avons déjà porté très clairement ce message concernant l’Union bancaire lors de la dernière session Eurofi en septembre. Vous pouvez également penser que ces projets sont plus ou moins enlisés. Il est vrai que nous nous sommes retrouvés dans une impasse, et j’en listerai les mauvaises raisons. Mais il existe également de bonnes raisons pour sortir désormais de cette impasse, et donner un nouvel élan à l’Union bancaire et à l’UMC (I). Je décrirai ensuite les nouvelles étapes possibles pour l’Union bancaire (II) et pour l’UMC (III).
I. Trois raisons au retard et quatre raisons d’espérer
Pourquoi ces deux projets européens majeurs ont-ils eu tant de mal à se concrétiser pleinement, six ans après leur lancement ? Après une forte impulsion initiale, qui a permis d’aboutir rapidement à un premier pilier efficient – la supervision – l’Union bancaire est à l’arrêt depuis plusieurs années en raison de discussions longues et peu productives, en particulier en ce qui concerne le troisième pilier (le système de garantie des dépôts). S’agissant de l’UMC, son premier plan d’action, qui remonte à septembre 2015, avait déjà identifié plusieurs améliorations qui restent d’actualité aujourd’hui ; sa principale faiblesse ne résidait pas dans son contenu, mais dans l’absence de mise en œuvre.
Je commencerai par donner trois mauvaises raisons de cet enlisement. Une première explication serait que l’Europe n’avance qu’en période de crise. C’est en partie vrai : l’Union bancaire et l'UMC constituent deux exemples d’initiatives prises à la suite de la crise financière et de la crise des dettes souveraines. Cependant, nous ne devons pas attendre complaisamment la prochaine crise pour agir ; c’est précisément parce que nous ne sommes pas dans une situation de crise aiguë que nous devons avancer maintenant. Deuxièmement, les deux initiatives peuvent être décrites comme arides et techniques. Cela n’est pas un problème en soi, nous sommes habitués à traiter de sujets complexes. Mais là, nous avons peut-être créé un labyrinthe de sous-thèmes techniques et interconnectés, et perdu de vue leur objectif politique initial.
Troisièmement, et surtout, les réflexes nationaux sont toujours présents, avec des pays qui raisonnent par rapport à « leurs » banques et à « leur » place financière. Le résultat, c’est que chaque pays européen et l’UE dans son ensemble sont perdants au profit de Londres et des États-Unis – ou, demain, au profit des Bigtechs étrangères. Au total, nous devons accepter l’idée qu’au lieu de disposer d’une place financière européenne unique, nous aurons un réseau polycentrique de places financières – et cela d’autant plus que l’ère du numérique encourage cette évolution. Et accepter qu’il n’y ait pas un pays gagnant qui remportera toute la mise, mais plusieurs acteurs financiers transfrontières au niveau paneuropéen.
Toutefois, en ce début d’année 2022, quatre raisons au moins nous donnent à croire qu’il est possible d’insuffler une nouvelle vie à l’Union bancaire et à l’UMC :
II. Finaliser l’Union bancaire pour renforcer nos banques
Les chiffres qui suivent vont illustrer notre incapacité, jusqu’à présent, à offrir des conditions propices à l’apparition de groupes bancaires paneuropéens. En 2020, la part de marché domestique des cinq premières banques américaines était légèrement inférieure à 50 %, contre environ 25 % pour les cinq premières banques en Europe. En 2021, dans un contexte de dynamisme des fusions et acquisitions en Europe, les transactions domestiques ont représenté environ 80 % des opérations réalisées entre janvier et novembre ; de manière symétrique, la part des opérations transfrontières est restée presque négligeable. Dans le même temps, la plus grande banque d’investissement de la zone euro se classe seulement au neuvième rang au niveau mondial, loin derrière les cinq premières qui sont toutes américaines. Constat encore plus préoccupant, les banques de l’UE perdent du terrain sur leur propre sol : la part de marché des six principales banques d’investissement américaines en Europe est passée de 44 % à 58 % entre 2013 et 2020.
Cette question de taille dépasse très largement la question des indicateurs et de la méthodologie relatifs aux établissements d’importance systémique mondiale (EISm), qui devrait bien sûr dûment prendre en compte les succès de l’Union bancaire jusqu’à présent. Ce dont nos banques ont besoin avant tout, ce sont des économies d’échelle pour avoir les moyens de bien investir – y compris dans leur transformation numérique. Le numérique c’est essentiellement un investissement dans les technologies de l’information, donc des coûts fixes, donc une question de taille. Il est grand temps de commencer à penser européen, plutôt que national. Ne nous y trompons pas : gêner la croissance de nos banques ne fera que les rendre moins rentables, ce qui en fera des proies plus faciles. Nous devons éviter un scénario dans lequel les EISm européens disparaîtraient ou seraient trop peu nombreux parce que, dans ce cas, nous aurions renoncé en partie à notre autonomie stratégique.
S’agissant de la méthode, il nous faut à l’évidence passer d’une approche séquentielle décevante à un processus plus agile. Raymond Chandler, auteur du Grand sommeil, a déclaré un jour : « Il n’existe pas de piège plus mortel que celui que l’on se tend à soi-même ». À ce titre, je salue vivement les récentes déclarations du président de l’Eurogroupe Paschal Donohoe. Sans préjuger des futures propositions et discussions, j’exposerai brièvement en quoi pourrait consister une approche réaliste et pragmatique.
Nous devons à mon avis renoncer à un véritable mécanisme européen de garantie des dépôts (EDIS) comme condition préalable – c’est là la principale impasse – et opter pour un dispositif alternatif dans lequel les mécanismes nationaux de garantie des dépôts se fourniraient mutuellement un soutien en liquidité, et dans lequel les filiales dans l’ensemble de l’UE pourraient être affiliées au mécanisme de garantie des dépôts du pays d’origine. D’autres mesures pragmatiques sont possibles dans le cadre d’une approche parallèle. Les outils de résolution pourraient également être utilisés pour les banques de petite taille et de taille moyenne, sans augmenter la taille du Fonds de résolution unique. Nous pourrions améliorer de manière significative la coordination entre supervision et résolution, et mieux intégrer la dimension transfrontière dans nos exigences au titre du MREL (qui demeurent nettement plus élevées que la règle internationale relative au TLAC). Ayant trouvé des solutions viables pour les scénarios les plus pessimistes, nous serons en mesure de concentrer nos efforts sur les périodes normales et de dépasser les questions de pays d’origine/d’accueil. Les banques devraient pouvoir bénéficier plus largement de dérogations en matière de liquidité transfrontière, comme le permet actuellement la réglementation. De nouvelles dérogations aux exigences de fonds propres devraient également être envisagées.
Sur la question prudentielle, je saisis l’opportunité de souligner que le projet de transposition de Bâle 3 de la Commission prend pleinement en compte les spécificités des banques européennes et prévoit un délai suffisant pour l’adaptation aux nouvelles caractéristiques du cadre de supervision. Les exemptions proposées permettront de préserver les capacités de financement mais elles doivent rester temporaires ; sinon, cela nuirait à notre crédibilité internationale et au respect de Bâle 3. Je le souligne pour les banquiers français et européens ici présents : accepter de bons compromis est souvent un signe d’intelligence ; conserver à jamais des exigences excessives ne l’est pas, et peut mener à l’échec.
III. Conserver l’élan vers la mise en œuvre de l’Union des marchés de capitaux
Permettez-moi à présent d’aborder le sujet de l’Union des marchés de capitaux, qui est le complément naturel de l’Union bancaire. Ensemble, les marchés de capitaux et les banques représentent des sources de financement diversifiées, offrant à la fois sécurité et flexibilité aux agents économiques. Du point de vue de la banque centrale, disposer d’un système financier plus profond et plus intégré est souhaitable pour améliorer la transmission de notre politique monétaire unique à l’ensemble de la zone euro et favoriser l’absorption des chocs asymétriques. Aux États-Unis, les flux de capitaux privés permettent d’amortir environ 60 % de l’impact des chocs se réalisant à l’échelle d’un État, contre seulement 20 % dans la zone euro, où les flux financiers tendent même à aggraver les déséquilibres et la fragmentation en période de crise.
Nous devons inverser cette tendance, et notamment favoriser le financement par actions, qui est l’outil le plus approprié pour les projets innovants. Dans la mesure où l’innovation sera le facteur clé de la réussite des deux grandes transformations à venir – numérique et écologique –, nous devons accorder une attention particulière à l’essor du capital-risque dans l’UE, qui reste cinq fois moins développé qu’en Amérique du Nord. L’UE dispose de la plus grande réserve d’épargne dans le monde : l’excédent d’épargne domestique par rapport à l’investissement y est structurellement supérieur à 300 milliards d’euros. Nous devons l’orienter vers des investissements productifs et des projets innovants.
Au vu de ces enjeux considérables, l’Eurosystème a accueilli très favorablement le lancement par la Commission en septembre 2020 d’un nouveau plan d’action pour l’UMC. Ses seize initiatives législatives et non législatives contribueront à faire de l’Europe un véritable marché unique du financement. Le principal enjeu à présent est d’assurer la mise en œuvre concrète de l’UMC. Nous avons toujours besoin de mieux prioriser nos actions ex ante, et de mieux les suivre ex post. L’UMC ne sera pas mise en place du jour au lendemain, elle demeure un projet de long terme. Il est par conséquent souhaitable de développer un cadre de suivi avec une sélection de priorités et d’indicateurs, en particulier parce que l’UMC entre dans une phase législative importante en 2022.
Dans le cadre de l’UMC, il nous faudra traiter un autre sujet important de stabilité financière au cours des prochaines années : la dépendance excessive des banques européennes aux CCP de pays tiers pour la compensation des dérivés financiers. Environ 80 % des dérivés de taux d’intérêt libellés en euros continuent de faire l’objet d’une compensation au Royaume‑Uni : cette situation ne peut pas durer éternellement. Par crainte de perturbations sur les marchés, la Commission a récemment décidé de proroger jusqu’à fin juin 2025 la décision d’équivalence accordée aux chambres de compensation au Royaume-Uni. Toutefois, la commissaire Mairead McGuinness a été très claire sur le fait que cette prorogation était la dernière, et que les trois prochaines années seraient spécifiquement consacrées au rééquilibrage de la compensation vers l’UE. Je ne peux que l’approuver. La consultation publique lancée par la Commission constitue une occasion unique d’avancer des propositions constructives sur les deux aspects du problème : du côté de la demande, grâce à des incitations prudentielles bien calibrées pour les intervenants de marché ; et du côté de l’offre, notamment grâce à l’extension du périmètre de compensation, s’agissant des produits et des entités. Il est de notre responsabilité collective de réduire le risque systémique et nous devons agir maintenant.
En conclusion, permettez-moi de puiser l’inspiration auprès d’Adam Mc Kay, de Leonardo di Caprio et de leur film récent Don’t look up : Déni cosmique, pour offrir une perspective plus large encore.
Nous venons juste d’essuyer une tempête avec la crise Covid qui a fortement perturbé nos repères traditionnels et consommé une grande partie de notre énergie. Aujourd’hui, nous sommes peut-être au seuil d’une autre crise, géopolitique celle-ci. Mais nous ne devons pas pour autant oublier de lever les yeux vers les étoiles, pour voir exactement où nous en sommes de notre voyage, et nous souvenir dans quelle direction aller... Les deux « grandes transformations » à venir nécessitent une Union pour le financement en Europe. Il faut agir maintenant. Je vous remercie de votre attention.