Observatoire européen du droit financier sur les crypto-monnaies
29 octobre 2020
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Mesdames et Messieurs,
Le paysage des paiements est traversé par de profondes évolutions dans un contexte de digitalisation de l’économie. Les acteurs établis, à l’image des banques, doivent désormais composer avec des entreprises plus technologiques, Fintech et autres Bigtech, qui proposent des solutions en phase avec certaines des attentes des utilisateurs, dans le sens de plus de simplicité, d’instantanéité, d’ergonomie, le tout à moindre coût.
Ces évolutions de l’offre de solutions de paiement suscitent un intérêt industriel mais aussi conceptuel, et ont provoqué un débat, en particulier concernant les crypto-actifs. Selon certains, les crypto-actifs et l’infrastructure blockchain qui leur est généralement associée constituent une innovation de rupture qui va améliorer le fonctionnement du secteur financier voire le transformer radicalement. D’autres estiment au contraire qu‘ils ne sont pas en mesure d’apporter de réponse satisfaisante au dilemme traditionnel des solutions de paiement entre bas coût, vitesse d’exécution et sécurité et qu’ils peuvent devenir, en particulier pour ceux d’entre eux qui bénéficieraient dès leur lancement d’effets de réseau massifs, un vecteur d’instabilité de notre système de paiement et une menace pour la souveraineté monétaire des États.
À l’ACPR et la Banque de France, au titre de nos mandats de stabilité monétaire et financière, ce débat nous a conduit à préconiser une adaptation rapide de nos cadres règlementaires, de nos pratiques de supervision, et à nous préparer à faire évoluer si nécessaire les modalités selon lesquelles nous mettons à disposition la monnaie de banque centrale, qui est la seule à avoir cours légal, et qui constitue l’ancre de notre système monétaire et financier. L’objectif est de permettre aux crypto-actifs de faire partie des nouvelles solutions possibles pour renforcer l’efficacité de notre système de paiement et plus largement de l’infrastructure de notre système financier, s’ils rencontrent la demande nécessaire, sans que la contrepartie soit des nouveaux problèmes de sécurité, de stabilité et de souveraineté. Comment y parvenir ? De nombreuses initiatives ont été prises ou engagées au niveau national, européen et international, pour répondre à cette question et je me propose de partager avec vous quelques réflexions sur celles-ci après avoir souligné les spécificités des crypto-actifs au sein de l’évolution des paiements.
I – Les crypto-actifs et l’évolution des paiements
1.1 - Quatre changements structurants sont en cours dans le monde des paiements.
a. Une sophistication technologique accrue, avec par exemple les techniques de tokenisation utilisées pour sécuriser les paiements à distance, ou le déploiement des technologies NFC et QR-Code pour le sans contact.
b. L’instantanéité des paiements, qui s’est affirmée comme une priorité pour les fournisseurs comme pour les utilisateurs. Les paiements instantanés sont conçus, en Europe, pour être exécutés en moins de 10 secondes, au lieu de 24 à 48 heures pour le traitement des ordres de paiement traditionnels.
c. L’élargissement de la gamme des participants. Les acteurs bancaires traditionnels sont ainsi concurrencés par les BigTechs, les FinTechs et les grands commerçants.
d. L’attractivité de la technologie blockchain comme outil d’une plus grande efficience dans les échanges financiers.
1.2 - Le développement des crypto-actifs, notamment des Stablecoins, participe de ces tendances de fond qui affectent les instruments et les systèmes de paiement. Ils offrent des opportunités pour améliorer nos systèmes et solutions de paiement, notamment en matière de paiements transfrontières, mais aussi nos systèmes d’émission et de règlement-livraison de titres, voire pour élargir la palette d’outils de financement à disposition des entreprises.
1.3 - Mais ils n’en emportent pas moins des risques susceptibles d’affaiblir ces systèmes, tant au plan de l’efficacité que de la sécurité. Les crypto-actifs de première génération étaient issus de la volonté de créer un moyen de paiement désintermédié, sans émetteur et circulant sur des infrastructures de règlement décentralisées, échappant au contrôle des banques et des États. Le résultat est que leur empreinte réelle est restée marginale, quelle que soit leur portée médiatique. En outre, ils se sont révélés des intermédiaires d’échange bien moins efficaces que nos monnaies, pour différentes raisons, à commencer par la volatilité de leur cours, les coûts et délais de transaction qu’ils génèrent, et qui les rendent difficiles à utiliser comme moyen de paiement, sans parler des risques auxquels ils exposent leurs utilisateurs et prestataires de services.
Les Stablecoins veulent remédier aux faiblesses des cryptos-actifs de première génération, avant tout leur volatilité, en s’adossant à des actifs réels. Toutefois, même dans le cas des Stablecoins, l’ensemble de la chaîne de paiement en crypto-actifs demeure fortement exposée à des risques de natures diverses : des risques juridiques, financiers et opérationnels, des vulnérabilités fortes en matière de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme, mais aussi des problèmes posés en matière d’information et de protection des consommateurs et des investisseurs, avec en particulier un risque de perte en capital qui n’est pas nul y compris s’agissant des Stablecoins, et de respect de principes essentiels dans nos États de droit et économies de marché régulées que sont la concurrence et la protection de la vie privée.
Dans cette perspective, les Stablecoins, notamment parce qu’ils jouent sur les effets de réseau qui peuvent leur donner accès à une base large de consommateurs potentiels et que leur stabilité n’est pas toujours démontrée, pourraient engendrer des défis d’importance systémique, y compris sur les plans de la stabilité financière et de la transmission de la politique monétaire, comme l’a souligné le rapport du G7 de 2019.
II - Comment répondre à ces défis ?
2.1. – La première réponse à apporter, par les autorités publiques, est de nature réglementaire : élaborer un cadre approprié permettant de concilier deux impératifs fondamentaux. Premièrement, contenir et réduire les risques que j’ai mentionnés. Deuxièmement, préserver le potentiel d’innovation technologique et financière. Nous ne partons pas de rien et, moyennant adaptation, les cadres réglementaire et de surveillance existants constituent des bases importantes pour encadrer les crypto-actifs. En France, après l’Ordonnance Blockchain, qui autorise l’enregistrement et l’échange sur blockchain de titres non cotés qui ne sont pas soumis à enregistrement auprès d’un dépositaire central de titres, la loi PACTE a permis l’adoption de dispositions dédiées à la blockchain, aux jetons d’ICO et plus largement aux prestataires de services sur crypto-actifs désormais dénommés « actifs numériques ».
Mais, afin d’éviter une fragmentation réglementaire au sein de l’Union européenne et renforcer l’Union des marchés de capitaux, et compte tenu du niveau d’intégration du marché intérieur des services financiers, l’échelon européen est déterminant pour bien répondre aux défis posés par les crypto-actifs. Dans ce contexte, le projet de règlement européen relatif aux marchés de crypto-actifs (dit « MiCA ») est une initiative importante et prometteuse. Conformément au principe «mêmes activités, mêmes risques, mêmes règles», le projet de règlement confirme l’application de MiFID aux instruments financiers émis sur une blockchain et prévoit d’appliquer un régime adapté de monnaie électronique aux Stablecoins adossés à une monnaie ayant cours légal. Ainsi, avec ce texte en vigueur, le projet Libra dans sa version adossée à l’euro devrait être adapté et sécurisé pour se conformer aux exigences envisagées pour les émetteurs de jetons de monnaie électronique, ce qui encadrerait son déploiement et ses risques. Mais, au-delà du cadre réglementaire domestique et européen, la nature globale de certains projets de stablecoins requiert une coordination internationale. À la suite du rapport du groupe de travail du G7 en 2019, le G20 s’est saisi du dossier et vient de se faire remettre par le Comité de Stabilité Financière un rapport visant à coordonner l’adaptation des standards internationaux de surveillance et de supervision aux risques posés par les Stablecoins et encourageant la coopération internationale entre autorités compétentes.
2.2. - La seule adaptation du cadre réglementaire ne répond néanmoins pas à tous les défis créés par les crypto-actifs. L’émergence de ces derniers a révélé une pression citoyenne et industrielle à accroitre l’efficacité des infrastructures et solutions de paiement actuelles. On en a une illustration dans les paiements transfrontières où d’importants progrès sont à faire en matière notamment de coûts et de rapidité. Avec la feuille de route récemment adoptée par le G20 nous devons faire en sorte que des progrès tangibles puissent être enregistrés ; « nous », c’est-à-dire les banques centrales, les régulateurs mais aussi et surtout le secteur privé.
De plus, le risque de substitution, même partielle, de la monnaie de banque centrale par des Stablecoins en tant qu’actif de règlement de référence, doit nous amener à être prêts à faire évoluer la manière dont nous mettons cette monnaie de banque centrale à disposition. De ces considérations découlent les réflexions actuelles sur l’opportunité et les modalités d’une monnaie digitale de banque centrale (MDBC).
Dans l’hypothèse d’une croissance de la demande en solutions de paiement digitales, en particulier dans les pays où l’usage des espèces diminue fortement, une telle MDBC permettrait d’éviter que l’offre ne soit accaparée par des acteurs privés ou par une MDBC émise hors de la zone euro, ce qui représenterait une perte de maîtrise sur notre politique monétaire et un risque pour la sécurité et la stabilité financières. L’Eurosystème explore actuellement les motivations, conséquences économiques et financières et modalités éventuelles d’émission d’un euro digital, comme l’illustre la publication le 2 octobre par la BCE d’un rapport sur le sujet accompagné d’une consultation publique à échéance de janvier 2021. En parallèle, une série d’expérimentations va être menée, notamment pour tester la faisabilité technologique et opérationnelle et approfondir la dimension fonctionnelle ; la Banque de France y prendra une part active. Sur la base de ces actions exploratoires, l’Eurosystème examinera à la mi-2021 la pertinence de lancer formellement un projet d’émission d’un euro digital. À la Banque de France nous sommes par ailleurs convaincus de l’utilité d’expérimenter une MDBC interbancaire, pour éprouver si son émission pourrait permettre de régler en monnaie centrale de façon plus efficiente et sécurisée les transactions sur actifs financiers. Nous avons ainsi initié cette année un programme d’expérimentations visant à mettre à disposition la monnaie centrale de manière digitalisée pour de telles transactions, et travaillons avec huit groupements d’entreprises privées sur des projets s’échelonnant jusqu’à mi-2021.
III - Trois mots de conclusion
3.1. Parce que les crypto-actifs sont source de risques, une réglementation et une supervision adaptées sont nécessaires. Bien loin d’étouffer la créativité, un tel cadre doit permettre le développement sécurisé de projets technologiques au service de l’amélioration du système financier. Dans ce contexte, il revient aux banques centrales de penser comment à l’avenir elles pourront apporter la monnaie de banque centrale dans des nouveaux circuits de règlement. Aujourd’hui comme à l’avenir, il est pour moi non seulement souhaitable mais crucial pour la stabilité du système monétaire que la monnaie centrale conserve sa position d’ancrage, y compris dans un univers digitalisé.
3.2. Je suis convaincu que tirer profit du progrès technologique pour améliorer de manière harmonieuse, sûre et efficace les paiements, reposera, comme par le passé, sur la coexistence et la complémentarité entre actifs ou « monnaies » de règlement privés et la monnaie de banque centrale. C’est pourquoi l’Eurosystème soutient fortement le projet de solution paneuropéenne des paiements European payments initiative (EPI), et que des partenariats public-privé sont envisageables, sinon souhaitables si un euro digital devait être diffusé.
3.3. L’excellence nationale en matière de finance et de technologie n’est plus à démontrer et dans ce paysage en mouvement, les acteurs français sauront j’en suis sûr se mobiliser pleinement pour affirmer leur leadership et prendre une place importante.
Je vous remercie pour votre attention.