Philippe Andrade est chef du service d’études sur la Politique monétaire et enseigne à Sciences Po. Sa recherche porte sur des sujets de macroéconomie appliquée comme la formation des anticipations et leur impact sur les fluctuations macroéconomiques, les effets des politiques monétaires non conventionnelles, la dynamique des prix en environnement international, l’inflation optimale. Il a publié des articles dans des revues telles que the Journal of Econometrics, the Journal of the European Economic Association, the Journal of International Economics et the Journal of Monetary Economics.
Les anticipations des ménages et des entreprises concernant les résultats macroéconomiques futurs influent sur leurs choix présents de consommation et d’investissement ainsi que sur leurs décisions en matière de fixation des prix. Par conséquent, les mesures des anticipations fournissent des informations concernant l’état de l’économie. En outre, elles contribuent souvent à l’élaboration des politiques économiques. Par exemple, les banques centrales suivent de près les anticipations d’inflation à long terme afin d’évaluer si elles sont bien ancrées. Si les anticipations du secteur privé relatives aux variables économiques sont généralement tirées des prix d’actifs ou de la prévision moyenne des participants à l’enquête, les données d’enquête revêtent néanmoins une utilité supplémentaire car elles fournissent des informations sur le désaccord entre agents économiques concernant un même résultat économique futur.
La littérature théorique met de plus en plus l’accent sur le fait que la prise en compte du désaccord dans les modèles économiques contribue de manière significative à expliquer les fluctuations macroéconomiques et la dynamique des prix d’actifs. Toutefois, on en sait relativement peu sur les propriétés empiriques du désaccord.
Andrade et al. (2016) analysent une nouvelle série de faits sur le désaccord entre prévisionnistes professionnels. Plus spécifiquement, ils étudient le désaccord entre prévisionnistes au sujet de la croissance de la production, de l’inflation et du taux des fonds fédéraux aux États-Unis sur une série d’horizons de prévision différents, allant de un trimestre à des périodes de 6 à 11 ans, au cours des 30 dernières années, telles que ces données ressortent de l’enquête Blue Chip Financial Forecasts. Ils constatent que les agents économiques sont en désaccord au sujet de la croissance de la production ou de l’inflation, non seulement sur les prochains trimestres mais également sur des horizons très longs. En d’autres termes, les prévisionnistes ont des visions différentes concernant les fondamentaux à long terme comme la croissance du PIB potentiel ou la cible d’inflation de la Réserve fédérale. De plus, ce « désaccord fondamental » peut être moins important, comparable à, ou plus important que le désaccord sur les horizons de prévision à court terme. Le constat sans doute le plus intéressant est que les prévisionnistes sont très peu en désaccord au sujet des perspectives d’évolution à court terme du taux directeur de la banque centrale, mais le sont très nettement (pas moins de 2 points de pourcentage) au sujet de sa valeur à long terme.
Quels sont les facteurs à l’origine de ces faits concernant le désaccord entre prévisionnistes ? D’après Andrade et al. (2016), les prévisionnistes doivent faire face à deux défis importants résultant d’une information imparfaite. Premièrement, ils n’ont pas de vision suffisamment nette des conditions économiques du moment. Par exemple, les mesures du PIB sont publiées avec un décalage et font l’objet de révisions substantielles. Dans le même temps, ils ne disposent que de mesures bruitées des tendances inflationnistes sous-jacentes. Deuxièmement, parmi les changements observés dans les conditions économiques, ils doivent distinguer les facteurs temporaires des composantes permanentes, à évolution lente, des variables d’intérêt (comme l’évolution de la croissance du PIB potentiel). Du fait de ces « frictions d’informations », chaque prévisionniste interprète les données différemment, ce qui se traduit par un désaccord au sujet des prévisions sur l’ensemble des horizons.
Un modèle simple d’information imparfaite intégrant les caractéristiques précédemment décrites permet de reproduire fidèlement le profil de la structure par terme moyenne du désaccord qu’Andrade et al. (2016) observent dans les données. Ce qui est frappant dans ces résultats c’est que le désaccord fondamental ne dépend pas du fait que les prévisionnistes ont des modèles différents de l’économie et/ou doivent comprendre comment les données sont générées. En effet, dans notre modèle, les agents économiques se mettent d’accord sur un modèle statistique qui décrit le mieux les évolutions de la croissance du PIB, de l’inflation et du taux des fonds fédéraux.
Les prévisionnistes sont en désaccord au sujet du taux futur des fonds fédéraux et davantage encore sur sa valeur à plus long terme. Comment cela est-il possible dans notre modèle, étant donné que le désaccord résulte d’une information imparfaite et que l’observation par les prévisionnistes du taux des fonds fédéraux présent est parfaite ? Est-ce parce que les prévisionnistes sont en désaccord au sujet de la règle de politique monétaire de la Fed ? Nos résultats suggèrent une réponse négative à cette question. Le désaccord des prévisionnistes au sujet des taux d’intérêt futurs peut être reproduit par notre modèle, dans lequel les agents économiques partagent le même modèle d’économie, y compris la fonction de réaction de la banque centrale, mais ont des visions différentes concernant la croissance du PIB et l’inflation futures.
Globalement, les éléments dont on dispose font apparaître trois caractéristiques importantes dans la modélisation des anticipations. Premièrement, les agents économiques ont une information imparfaite du véritable état de l’économie, comme le font valoir les modèles de rigidités de l’information (par exemple, Mankiw et Reis 2002, Sims 2003 ou Woodford 2003). Deuxièmement, les changements que subit l’état de l’économie peuvent provenir de composantes soit transitoires soit persistantes (ou des deux), que les prévisionnistes doivent distinguer. Troisièmement, les agents économiques doivent prendre en compte l’interaction dynamique entre les variables. Par conséquent, l’intégration dans les modèles macroéconomiques de ces frictions d’informations et de l’incertitude à long terme devrait constituer un domaine prometteur de recherches futures.
Andrade (P.), Crump (R.K.), Eusepi (S.) et Moench (E.) (2016), “Fundamental disagreement”, Journal of Monetary Economics, 83 : p. 106-128.
Mankiw (G.) et Reis (R.) (2002), “Sticky information versus sticky prices: a proposal to replace the new Keynesian Phillips curve”, Quarterly Journal of Economics 117(4) : p. 1295–1328.
Sims (C.) (2003), “Implications of rational inattention”, Journal of Monetary Economics 50(3) : p. 665–690.
Woodford (M.) (2003), “Imperfect common knowledge and the effects of monetary policy”, dans Aghion (P.), Frydman (R.), Stiglitz (J.) et Woodford (M) (eds.), “Knowledge, information, and expectations in modern macroeconomics: in honor of Edmund S. Phelps”, Princeton University Press.
Mis à jour le : 16/04/2018 15:59